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«Je suis Charlie», le bon slogan au bon moment

Dans sa tribune, le chercheur en philosophie politique et économique Xavier Landes explique pourquoi selon lui, les critiques immédiatement exprimées envers ce signe de ralliement qui a fait le tour du monde ne tiennent pas.

À Liverpool, le 11 janvier 2015. REUTERS/Phil Noble.
À Liverpool, le 11 janvier 2015. REUTERS/Phil Noble.

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Depuis la tragédie du 7 janvier, les «Je suis Charlie» ont fleuri sur les médias sociaux. Ils font écho aux «Nous sommes tous américains» après le 11 septembre 2001 ou aux plus lointains «Ich bin ein Berliner» («Je suis un Berlinois») du président Kennedy durant le blocus de Berlin de 1963. Signe de soutien aux victimes, au journal de la part de personnalités et de foules d’anonymes, la formule n’a pas tardé à faire polémique sur la toile pour de mauvaises raisons.

Certains reprochent à ceux qui usent de la formule de masquer ainsi, dans bien des cas, leur lâcheté. En bref, ils n’auraient pas soutenu Charlie Hebdo lorsque le journal satirique était sous le feu de la critique et des menaces et, pire, au lieu de republier lesdites caricatures, ils se borneraient à un inoffensif écriteau noir. Donc, ils ne mériteraient pas de se réclamer de Charlie Hebdo.

Le problème avec cette critique est que celles et ceux qui utilisent la formule ne prétendent pas être Charlie ou ses victimes. Ils ne revendiquent pas plus un même état d’esprit, des vues identiques ou une attitude (incluant le courage) comparable. Ils affichent juste leur soutien. Manifestation de solidarité qui n’implique pas l’identification, le symbole est ce qu’il est et vaut ce qu’il vaut: compassion et soutien aux victimes à travers une référence simple au fait d’être un Charlie générique.

La critique a aussi ceci d’étrange qu’elle établit implicitement une norme quant à la façon d’exprimer son soutien. Certaines personnes seraient illégitimes à user de la formule, car elles n’ont pas, en d’autres temps, endossé toutes les idées ou actions de la victime. Il est contraire à l’esprit libertaire de Charlie Hebdo de retirer la possibilité aux individus d’affirmer que lorsqu’il s’agit de douleur ils sont Charlie, nonobstant ce que ces mêmes personnes pouvaient penser du bien-fondé des publications de Charlie Hebdo. Comme si pour être autorisé à compatir aux douleurs d’une personne, il faudrait adhérer sans réserve à ce qu’a pu faire, dire ou écrire ladite personne. Étrange argument. Mais que l’on se rassure, il est adressé principalement aux journalistes et médias qui ont refusé de publier les caricatures de Mahomet ou qui s’y refusent encore (comme le New York Times).

Le précédent du 11 septembre

D’autres se refusent à utiliser (et à bon droit) le «Je suis Charlie» en raison du précédent du 11 septembre. Leur argument est que le «Nous sommes tous Américains» a mené à tant d’aberrations, violences (surtout contre des innocents), horreurs (guerres, tortures) dans le passé qu’il est problématique de recourir au «Je suis Charlie» aujourd’hui, même si on compatit à la douleur des victimes et de leurs familles.

À nouveau, chacun est libre de soutenir ou non les victimes et de le faire de la manière qu'il ou elle juge appropriée. Mais, outre le fait que le parallèle entre le 11 septembre (ou tout autre précédent historique) et la fusillade du 7 janvier soit critiquable, l’argument a ceci de pernicieux qu’il établit ou suggère un lien de cause à effet entre l’expression d’une solidarité dans la douleur avec des conséquences lointaines et néfastes. Pour sûr, il y a un risque réel de dérapage politique, raccourcis, violences contre la communauté musulmane. En cela, la critique a raison, cent fois raison.

Mais le problème est qu’il n’y a aucun lien automatique de cause à effet, aucune relation de nécessité entre, d’un côté, le «Je suis Charlie» et, de l’autre, des débordements contre les musulmans, violations des libertés et tout le reste. Tout comme le «Nous sommes tous Américains» n’impliquait nullement de soutenir les interventions à venir en Afghanistan, en Irak, les tortures ou les lois liberticides, le «Je suis Charlie» ni ne justifie ni ne constitue une première étape vers d’hypothétiques abus.

On pourrait bien arguer que la formule «Je suis Charlie» est un appel à l’émotion qui peut aboutir à une suspension de l’esprit critique et facilite les rhétoriques de haine et de violence. Mais l’argument ne tient pas: ce n’est pas parce qu’il est fait appel à l’émotion une fois que tout jugement critique est durablement réprimé. De plus, exprimer de la compassion est précisément un sentiment et possède une valeur en soi. Et il y a des moments dans la vie personnelle ou publique pour l’émotion (aussi bien positive que négative), d’autres pour la réflexion.

Quoi qu’il en soit, l’argument a ceci de troublant qu’il suggère que celles et ceux qui recourent au «Je suis Charlie» seraient susceptibles de glisser vers des positions moins honorables et de donner leur aval à un peu tout et n’importe quoi. En bref, l’argument est fallacieux (le «Je suis Charlie» qui dégénère de manière nécessaire ou probable) tout en alimentant des doutes malvenus.

Charlie Hebdo est critiquable

Un dernier argument consiste à réfuter pour soi la formule, car on ne se reconnaît pas dans les prises de position de Charlie Hebdo. Par exemple, on peut juger que Charlie n’a pas respecté les croyants, a cherché à les blesser de manière inutile, s’en est pris à des populations vulnérables ou a attisé inutilement les tensions religieuses. En conséquence, certaines personnes refusent d’utiliser le «Je suis Charlie», car elles n’adhèrent pas à l’esprit du journal. En résumé, elles considèrent que «non, elles ne sont pas Charlie», même si elles éprouvent de la compassion pour les victimes.

À nouveau, il n’y a aucun problème à décider de rendre hommage de manière différente ou pas du tout aux victimes de la tuerie. Il n’y a aucune obligation en la matière et le symbole de personnes s’appropriant un message particulier de manière spontanée n’en est que plus fort. Cependant, l’argument suggère que celles et ceux qui utilisent la formule adhéreraient à l’esprit de Charlie ou alors, pire, qu’ils auraient retourné leur veste.

Le problème est que l’argument se base sur une interprétation erronée du «Je suis Charlie». La formule est une figure de style. De manière rhétorique, elle exprime quelque chose comme «Je suis la souffrance, les victimes de Charlie» et non «Je suis l’esprit, les idées ou les actes de Charlie». On peut être solidaires de la souffrance d’un individu sans en partager les idées ou les actions. Par voie de conséquence, placarder «Je suis Charlie» ne signifie pas que l’on s’identifie à Charlie Hebdo.

Le bon moment

Outre leurs défauts, les trois arguments ont en commun de démarrer des polémiques à un moment qui n’est peut-être pas approprié. En effet, la vie, privée comme publique, est faite de phases. La vie connaît ses moments qu’il faut parfois tâcher de respecter. 

Par exemple, si votre ami vient de se faire larguer, ce n’est peut-être pas le meilleur moment pour vous livrer à une analyse fine et détaillée de ses défauts, des instants où il n’a pas été à la hauteur, etc. Cela ne veut pas dire que l’on dédouane son ami. Simplement, le moment est malvenu. Au bout de quelques jours ou semaines, oui. Mais pas maintenant. Sur le moment, la priorité est de compatir à sa douleur et, si l’on s’en sent le cœur, de lui remonter le moral.

La vie politique est aussi une affaire de moments, bons et mauvais. Il y a un temps pour le recueillement, la compassion, le soutien sans condition et un autre pour l’analyse critique, «à froid», les avertissements et les admonestations morales. Il est important de saisir la différence et surtout les exigences de chaque moment. Beaucoup de problèmes politiques proviennent du peu d’attention accordé à cette dimension.

Que l’on ne souhaite pas commémorer la douleur des victimes d’une manière donnée, aucun problème. Qu’on justifie ce refus, à la limite, même si c’est superflu, car il n’y a rien à justifier. Par contre, ce n’est pas le moment pour les polémiques. Après oui, maintenant non. Il y a des moments où on s’interrompt et on fait silence. Il y a d’autres moments où on critique et on met en garde. L’important est d’identifier les bons moments.

Cela vaut aussi dans l’autre sens. Souvent, ceux qui veulent instrumentaliser à des fins politiques un événement odieux comme celui de Charlie Hebdo insistent pour demeurer dans le registre de la douleur et du recueillement. Leur but est de faire taire toute réflexion critique, de forcer l’unité avec des buts souvent machiavéliques. Là encore, il s’agit d’un problème de temps. Les moments ne sont pas respectés. Autant le silence, l’émotion et le soutien inconditionnel ont sens lors de la tragédie, autant ils peuvent se révéler désastreux par la suite. Le moment est mal choisi.

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