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Ne nous étonnons pas de ce que les profs entendent dans les écoles sur Charlie Hebdo

Les multiples témoignages rapportant des propos odieux sur Charlie Hebdo, affirmant qu'ils ont mérité l'attentat, s'inscrivent dans un problème auquel les profs doivent faire face depuis longtemps.

Le 8 janvier 2015 à Paris. REUTERS/Charles Platiau
Le 8 janvier 2015 à Paris. REUTERS/Charles Platiau

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Parler avec des enfants qui défendent des terroristes est une expérience très violente. Honnêtement, je ne sais pas comment je m’en sortirais. Vous non plus. Mais nous n'avons pas à y faire face quand nous ne sommes pas profs. 

En revanche, depuis mercredi matin, beaucoup d'enseignants témoignent de leurs difficultés face à des élèves qui ne partagent pas leur avis, leur profonde condamnation de l'attentat de mercredi 7 janvier, à Charlie Hebdo.

Tout ce que nous ne voyons pas forcément, là où nous sommes, avec les gens que nous côtoyons… les profs se le prennent en pleine face. Et les élèves peuvent tenir des propos atroces. Voici comment dans le Point une enseignante raconte son étrange journée de jeudi 8 janvier, au lendemain de l'attentat et rapporte des propos tenus dans une classe de cinquième:

«On ne va pas se laisser insulter par un dessin du prophète, c'est normal qu'on se venge. C'est plus qu'une moquerie, c'est une insulte (…) Pourquoi ils continuent, madame, alors qu'on les avait déjà menacés?»

Sur France Inter vendredi 9 au matin, Marie-Claire, professeur de français à Reims confiait qu'en voyant une caricature, un élève dit que les musulmans sont traités de cons. Et l’enseignante de se rendre compte qu’il y a «une espèce de front». Ses élèves d’origine maghrébines et turcs disent «ça se fait pas». Pour eux, on ne peut pas rire du prophète. Il y a des sujets dont on ne peut pas rire…et l’enseignante avoue avoir été terriblement choquée par ces échanges.

Ces condamnations de Charlie, ils les entendent aussi chez eux:

Olivier[1], prof d’Histoire-Géo depuis 15 ans, en poste dans un quartier très populaire de Paris, explique à Slate:

«Après ces réactions nauséabondes, outrancières, j’ai grave les boules… et tous ces élèves qui disent, "oui mais ils ont quand même insulté le prophète". Hier une mère a appelé sa fille au collège pour lui dire de ne pas respecter la minute de silence!»

 

Faire confiance aux enseignants

Ce samedi, le ministère de l'éducation nationale a envoyé un communiqué en précisant que malgré ces témoignages, la minute de silence, «dans la très grande majorité des cas» s'était bien déroulée et que «les personnels ont été à l’écoute des élèves»:

«Néanmoins certains cas de perturbations de la minute de silence par des élèves nous ont été signalés. Sur la base de remontées purement déclaratives faites à ce stade, cela concernerait des élèves, généralement isolés, dans environ 70 établissements sur les 64 000 que l'on compte sur tout le territoire. Les services du ministère ont recoupé les remontées de terrain par une veille internet / réseaux sociaux, spécifique à la question du non respect de la minute de silence. Cette veille relève un faible nombre de messages portant spécifiquement sur ce sujet. Les cas de perturbations ont donc été très minoritaires, mais ils ont été pris très au sérieux. Ils ont été traités localement par les équipes éducatives, entre dialogue éducatif et sanctions proportionnées à la gravité des faits, allant du rappel à l'ordre à la convocation de conseil de discipline.»

Avant même ces incidents, dès jeudi matin, la ministre de l’éducation publiait une lettre; elle y redisait ce qu’on attend d’elle, les grandes incantations sur le rôle de l’école –qui paraissent un peu faciles face à la réalité du terrain– tout en évoquant déjà les «besoins ou demandes d'expression qui pourraient avoir lieu dans les classes»:

L'École éduque à la Liberté: la liberté de conscience, d'expression et de choix du sens que chacun donne à sa vie; l'ouverture aux autres et la tolérance réciproque.

L'École éduque à l'Égalité et à la Fraternité en enseignant aux élèves qu'ils sont tous égaux. Elle leur permet d'en faire l'expérience en les accueillant tous sans aucune discrimination.

Au moment où notre pays manifeste son unité nationale face à l'épreuve, l'École doit plus que jamais porter l'idéal de la République.

Je vous invite à répondre favorablement aux besoins ou demandes d'expression qui pourraient avoir lieu dans les classes en vous laissant le soin, si vous le souhaitez, de vous appuyer sur l'ensemble des ressources pédagogiques que les services du ministère tiennent à votre disposition.

La lettre a été envoyée directement par mail à tous les enseignants et toute la chaine hiérarchique de l’Education nationale à 9h20 jeudi matin et c’est le texte qui fait référence pour les enseignants même si, heurseusement, d’autres services du ministère ont rapidement mis des ressources à disposition.

Le service de presse du ministère indique que l’administration centrale n’a volontairement pas donné de texte à lire avant la minute de silence. La volonté de la ministre étant de faire confiance aux enseignants… c’est ce qu’a déclaré Najat Vallaud-Belkacem lors d’une très courte réponse à la presse, après la minute de silence, jeudi midi au lycée Buffon à Paris.

Et les éducateurs n’ont pas attendu Najat Vallaud-Balkecem pour s’interroger: que dire aux élèves? Mesure-t-on bien à quel point cette tâche peut être extraordinairement difficile? Comment expliquer et dialoguer avant et après cette minute de silence devant certains élèves récalcitrants par exemple?  

Résurgence d'une vieille question

Les témoignages tels que ceux du Point ou de France Inter abondent partout, Rue 89, Le MondeRMC info.. Face à l'abondance de ces témoignages, nous devrions arrêter d’être surpris. Cela fait très longtemps que le problème se pose. 

Olivier, cité plus haut, explique:

«Ils ne se sentent pas Français ces gamins. Dans le meilleur des cas ils s’en foutent. C’est le résultat d’une politique pourrie qui a cru que l’intégration se ferait toute seule, que l’école réussirait à faire partager les valeurs de la République alors qu’on a laissé des collèges ghettos se constituer. Pour protéger l’entre soi qui arrange tout le monde»

Sur ce sujet, un livre édifiant et inquiétant, Les territoires perdus de la République est paru en 2002… on en a parlé aussi, énormément, après le 11-Septembre: les mêmes questions se sont posées

Il faut aussi absolument se souvenir de Banlieue de la République,  la passionnante étude dirigée par Gilles Kepel sur Clichy-sous-bois et Montfermeil en 2011 et qui est toujours disponible en ligne.

Le manque de préparation des profs

Oui, faire face une classe, pour les enseignants, c’est aussi se retrouver à confronter des gens qui ne viennent pas du même milieu, ne pensent pas comme eux, n’ont pas les mêmes références culturelles et peuvent dire des horreurs… Et l’un des problèmes de l’école c’est que, dans leur formation, les enseignants ne sont pas bien, voire pas du tout préparés à cela. 

D’ailleurs les récits de jeunes profs sur leur première expérience au collège montrent en creux le fossé qui sépare ces jeunes profs diplômés issus des classes moyennes ou de la petite bourgeoisie de leurs élèves: c’était le cas de Collèges de France de Mara Goyet, d’Entre les murs de François Bégaudeau pour citer les deux exemples les plus connus. Des ouvrages tenant le même discours sont publiés à chaque rentrée…

Virer l'élève imaginaire

Plus généralement, il demeure que l’élève imaginaire de l’Ecole républicaine est un enfant docile, conforme à ses attentes et ses valeurs, une sorte de mini moi des enseignants. Cet idéal reste très vivace, pour ne pas dire central, dans la culture scolaire française.  Il expose les éducateurs à bien des déconvenues. La seule personne qu’il faut virer de l’école c’est cet élève imaginaire qui fait considérer à trop d’enseignants que les enfants ne sont jamais assez bien pour eux.

Et, pour revenir aux élèves qui rigolent quand on leur parle d’attentat, il va falloir redoubler d’attention, l’école a un immense travail à faire avec eux.

Après avoir lu tous ces articles déprimants sur le comportement des élèves, j’ai repensé au film de Marie-Castille Mention Schaar, Les Héritiers, sorti il y a un mois. Un joli succès public pour une histoire vraie, celle d’une classe qui participe à un concours national d'Histoire de la déportation. Un exemple formidable de ce qui peut être fait et dit avec des élèves en matière d’éducation à la tolérance et au respect. 

Dans le film, des gamins qui tiennent des propos extrêmement choquants sur la religion, sont intolérants insolents et violents. L’enseignante, incarnée par Ariane Ascaride et la documentaliste du lycée, inspirées de personnages réels, ne perdent ni leur patience, ni leur foi dans les capacités des élèves. Et ça marche, les élèves comprennent, apprennent, progressent. C’est un ancien élève, Ahmed Dramé qui a écrit le scénario du films. Les éducatrices des Héritiers sont de véritables héroïnes qui mettent leurs actes en cohérence avec la devise de la République et qui, en réconciliant les élèves et leur école, les réconcilient avec la société.

C’est aussi la mission de l’école aujourd’hui plus que jamais. On peut le dire avec des grands mots: il s’agit de défendre la liberté, la démocratie, d'essayer de faire en sorte qu’il n’y ait pas de «territoires perdus» ou le formuler comme «petit prof»:

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