Économie

L'impossible réforme du fret SNCF

Trop cher, trop lent, trop peu ponctuel. Les parts de marchés s'effondrent, les pertes se creusent, du fait de la crise et du blocage syndical.

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Concluant un récent audit de la SNCF, la très sérieuse Ecole Polytechnique de Lausanne lâchait ce commentaire: «En France, il existe deux sortes de fous: ceux qui se prennent pour Napoléon, et ceux qui veulent réformer la SNCF». Mais qui songerait à réformer la SNCF surtout l'activité fret qui cumule tous les blocages et accumule les déficits?

Tandis que les derniers résultats semestriels du groupe sont négatifs de 496 millions d'euros, les deux tiers - 323 millions d'euros exactement  - sont imputables au seul fret en recul de plus de 15% sur six mois. Rien ne change donc dans le rail français: le transport de marchandises qui ne représente que 6% environ du chiffre d'affaires total du groupe SNCF, se porte toujours aussi mal... «L'activité du fret pourrait reculer cette année de 20% du fait de la crise», pronostiquait en juillet Guillaume Pépy, Président de l'entreprise, insistant sur les conséquences de la déroute de ses premiers clients, la sidérurgie et l'automobile. Mais même lorsque le contexte économique était favorable, Fret SNCF perdait déjà de l'argent. Et cette fois, sur les six premiers mois de 2009, ses pertes ont été comparables à celles de toute l'année 2008!

L'impossible réforme

On enregistre, on déplore, mais on ne réforme pas. Dernière tentative en date pour améliorer la productivité du fret, l'allongement du temps de conduite de nuit (de 6 heures à 7 h 30). Actuellement, selon la direction, le temps de travail des conducteurs est limité à 1 120 heures par an à cause des contraintes d'organisation alors que, sur une base de 35 heures hebdomadaires, il devrait atteindre 1 568 heures! Mais la direction du groupe a dû retirer son projet face à la mobilisation des cheminots. La résistance et l'hostilité syndicales a toute adaptation ou réforme sont une constante.

D'ailleurs, à quoi bon réformer? Par rapport à la Deutsche Bahn qui est loin d'être un modèle, Fret SNCF accuse un différentiel de compétitivité de 30%, selon un rapport de l'Assemblée nationale. Cela n'a pas empêché la compagnie allemande de subir un recul de 25% de son activité dans le fret au premier semestre 2009, plombant son résultat à tel point que le projet d'introduction en Bourse - un objectif sans cesse repoussé depuis près de vingt ans - est maintenant gelé pour quatre ans au moins. Dans ces conditions, pourquoi chercher à lui ressembler...? La tentation de l'abandon.

Il y eut bien, par le passé, des tentatives un peu folles et des engagements aussi ambitieux qu'imprudents pour redresser le fret ferroviaire passé de 20% de part de marché en 1990 à quelque 10% aujourd'hui (y compris la part des opérateurs privés qui totalisent environ 9% du transport ferroviaire de marchandises).  Des hommes venus de tous les horizons - issus du service public ou formés à l'école du privé, ou même étrangers au monde ferroviaire -  s'y sont attelés. Ils ont tous échoué.

Pour prendre un exemple qui illustrera tous les autres, on peut citer le plan «Fret 2006» qui consistait à améliorer de 20% la productivité à Fret SNCF, et à ramener cette activité à l'équilibre alors que 80% des commandes s'effectuaient à pertes. Ce programme, qui impliqua l'injection dans cette activité de 1,5 milliard d'euros d'euros par l'Etat et la SNCF, fut accepté par Bruxelles. Mais les problèmes sociaux ont retardé la réalisation du plan.  A la fin du premier semestre 2006, Fret SNCF affichait déjà une perte de 138 millions d'euros! Et seulement 14% de gains de productivité.

Trop cher, trop lent, pas assez ponctuel

Et pourtant, on ne parlait pas de crise, à l'époque! Mais les reproches des clients industriels étaient toujours les mêmes: un mode de transport peu compétitif, plus cher que la route (mais le transport routier est-il payé à son juste prix?) et manquant de souplesse et de réactivité.  Et surtout beaucoup trop lent: à cause de la priorité donnée aux trains de voyageurs sur les axes où aucune ligne à grande vitesse ne vient doubler les capacités de transport, une vitesse moyenne de l'ordre de 30 km/h à cause des temps d'attente sur les voies de garage et autres gares de triage.

Ajoutons à cela un manque de ponctualité totalement insupportable pour toutes les entreprises qui travaillent en flux tendu... les raisons mises en avant par les chargeurs pour expliquer la désaffection ne manquent pas. A tel point qu'aujourd'hui les entrepôts qui étaient autrefois reliés au réseau ferroviaire pour que les wagons puissent y accéder, ne sont même plus embranchés. Ce qui est assez significatif du désengagement des industriels vis à vis du ferroviaire.

50% des trafics sont pertinents

Pierre Blayau, directeur général délégué de la branche Transports et Logistique de la SNCF, a décidé de mettre les pieds dans le plat. Déjà, en février dernier, il tablait sur une perte de 500 à 600 millions d'euros du fret en 2009. «Il est certain que la qualité de services n'est pas bonne. Elle s'est certes améliorée, mais les chargeurs ne sont pas trop contents, ce qui constitue d'ailleurs un formidable levier pour ne pas payer le juste prix. Le problème de la qualité renvoie d'abord à l'organisation de la SNCF, qui crée certaines difficultés», concédait-il à l'occasion d'un débat organisé par l'association TDIE (Transport - Développement - Intermodalité - Environnement) début juillet.

Dans un tel contexte, la SNCF a clairement privilégié, depuis plusieurs années, les trains complets avec lesquels elle ne perd pas d'argent, au détriment de la messagerie ferroviaire (le transport diffus) qui serait la source de tous les maux du fret. Cette messagerie ferroviaire représenterait entre 50% de la facturation du fret à la SNCF, mais à l'origine de 70 à 80% de ses pertes, révèle Pierre Blayau. Qui conclut de son diagnostic que «si on définit la pertinence comme la capacité à faire payer son coût complet à son client, 50% des trafics ferroviaires opérés par la SNCF dans le domaine de la marchandise sont pertinents et 50% sont totalement non pertinents». Il n'y aurait donc pas d'autre solution pour sortir le fret SNCF du marasme que de le mettre cul par-dessus tête pour n'en garder que la moitié. C'est à dire presque rien dans l'ensemble du transport de marchandises en France.

Pour «changer de logiciel», Pierre Blayau préconise assez clairement d'investir sur les autoroutes ferroviaires, les plateformes portuaires et les TGV Fret, et de mener sur le wagon isolé une réflexion avec des «opérateurs ferroviaires de proximité» (sur le modèle des short liners américains) à qui, finalement, serait déléguée une grande part du travail. Une façon discrète de se désengager d'une grande partie de la messagerie ferroviaire, bien qu'elle alimente 25% de l'activité des transports de masse.

Des limites aux ambitions du Grenelle de l'environnement

La CGT, bien sûr, se rebiffe et renvoie sur la direction la responsabilité de cette dégradation.  Dans une lettre à Guillaume Pépy en mars dernier, le syndicat accusait le management de pratiquer une «politique de la terre brulée» en cassant l'outil de production et en refusant même des trafics de chargeurs qui, dépités, se tourneraient vers le transport routier. Le syndicat souhaite-il insister sur la place du ferroviaire dans les conclusions du Grenelle de l'environnement qui préconise un report de 25% des trafics routiers sur le rail? Pierre Blayau ne nourrit aucune illusion: «La grande ambition du Grenelle, à laquelle la SNCF adhère par sa pratique quotidienne et ses ambitions, n'est pas satisfaite sur la base du modèle actuel et on ne voit pas il pourrait y avoir de report modal massif entre les différents modes de transport», commente t-il.

Un appel au grand emprunt de l'Etat

Pierre Blayau n'est pas coutumier de la langue de bois. Mais le caractère critique de son diagnostic indique assez clairement qu'un débat en profondeur va bientôt s'ouvrir sur l'avenir de Fret SNCF. Pas question, pour lui de filialiser, mais le rétablissement sera long. «Si le calendrier est 2011, on ne peut pas relancer le ferroviaire marchandise. Il faut avoir clairement en tête des horizons comme 2015, 2020, 2025, car la relance ferroviaire passe par des investissements», déclare-t-il, invitant implicitement le gouvernement à réserver une partie du futur grand emprunt au ferroviaire.

D'ores et déjà dans ses propos, l'objectif de retour à l'équilibre en 2010 ne sera pas atteint, tout comme les synergies attendues de l'OPA menée par la SNCF sur Geodis, son ex-filiale, ne seront pas dans ce contexte aussi importantes que prévu à la fin 2009. Peu importe: «il y a un avenir pour le ferroviaire de la marchandise» assure Blayau. Mais sans réforme, cette activité disparaîtra.

Gilles Bridier

Image de Une: voies désertées Regis Duvignau / Reuters

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