Culture / Économie

Comment nous avons fait entrer Maillol dans le domaine public

Récit d'une expérience de valorisation de l'œuvre du sculpteur, disparu il y a 70 ans et dont l'œuvre vient tout juste de s'élever dans le domaine public.

Temps de lecture: 6 minutes

Slate est partenaire du 1er Festival du domaine public, organisé du 16 au 31 janvier à Paris à l'initiative du collectif Romaine Lubrique. Vous pouvez retrouver plus d'informations sur le site de l'évènement, sur son Facebook et sur son Twitter.

Si notre calendrier de l’Avent le dit, c’est qu’il a raison: Aristide Maillol est entré dans le domaine public le 1er janvier 2015! On a enfin le droit, non seulement de photographier ses sculptures, en 2D voire en 3D, mais également de les partager sur Internet. Chiche, s’est dit un petit groupe de doux dingues présents le 31 décembre au jardin du Carrousel sous l'œil des caméras de TF1 –en veillant toutefois à ce qu’une Laetitia Casta chevauchant trop sensuellement les statues ne vienne pas gâcher les clichés.

Votre mission, si vous l’acceptez…

Mais qu’est-ce que je fais là, accompagné par Sylvia, Daphné et Georges-Axel, en ce petit matin blême du mardi 31 décembre 2014? Rien de bien original a priori. Comme de nombreux touristes qui s’en vont visiter le Louvre tout proche, nous photographions les sculptures du jardin du Carrousel.


Sauf que ce ne sont pas n’importe quelles sculptures: ce sont celles d’un des plus grands artistes français, Aristide Maillol, faisant de cet espace, fort bien dessiné, un véritable petit bijou de musée gratuit en plein air.

Lieu et date n’ont pas été choisis au hasard: c’est veille de jour de fête pour nous puisque c’est très précisément le 1er janvier 2015 que l’œuvre d’Aristide Maillol entre (et non tombe) dans le domaine public.

Nous voici autorisés, pour la première fois et pour toujours, à reproduire et diffuser ces sculptures. Et c’est ce que nous allons faire en mettant en ligne les photos dans la foulée sur Wikipédia.

Aristide et Dina

En 1964, soit 20 ans après la mort de Maillol, Dina Vierny offrit à la France d’André Malraux ces 19 sculptures, un ensemble intitulé «Nymphes, baigneuses et déesses» qu’on exposa donc avec soin au jardin du Carrousel.

Elle avait 15 ans et lui 72 lorsqu’ils se sont rencontrés en 1934. Elle fut la muse et le modèle du vénérable sculpteur pendant les dix dernières années de sa vie. C’est elle qui inspira directement les majestueuses sculptures monumentales en plomb que sont La Montagne, L’Air et La Rivière, réalisées en 1937-1938.

Voici L’Air, capturée le 31 décembre par Bibi. La modernité se situe bien moins dans le modelé, de facture assez classique, que dans la mise en scène qui déborde du socle. Lourde et légère à la fois, l’œuvre ne tient qu’à un fil ou plutôt sur une fesse.


Pour l’anecdote, L’Air est un hommage aux aviateurs de l'Aéropostale dont faisait partie Antoine de Saint-Exupéry, «vrai-faux» nouvel entrant dans le domaine public 2015.

Wikipédia, avant/après

La page Wikipédia de Maillol, avant et après.

Vous pouvez voir toutes nos photos prises ce jour-là dans une catégorie dédiée de la médiathèque Wikimedia Commons. Voir, mais aussi télécharger (en haute définition), utiliser, modifier, remixer, partager, diffuser, etc., tant que vous respectez la licence choisie par le photographe. Et pourquoi ne pas commencer par enrichir l’encyclopédie Wikipédia?

Avant ce fatidique et heureux 1er janvier, il y avait en effet une différence fondamentale entre, par exemple, l'article consacré à Rodin et celui de Maillol: l’un était richement illustré de photos de ses sculptures et l’autre pas, puisque l’un était dans le domaine public et l’autre pas.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Pour comparer in situ, voici l’article Maillol à la date du 31 décembre et voilà celui d’aujourd’hui (avouons-le, je ne suis pas peu fier d’y voir actuellement figurer l’une de mes photos du jour).

Lorsque Dina Vierny a fait don de ces sculptures à l’État français pour les exposer en cet endroit, elle a voulu faire mieux connaître l’œuvre d’Aristide Maillol aux Parisiens (et éviter ainsi qu’il ne tombe dans l’oubli). En plaçant nos photographies dans Wikipédia, nous participons modestement à mieux faire connaître Maillol au monde entier. Et à donner envie de s’arrêter un peu sur ces magnifiques sculptures si jamais on en vient à passer un jour du côté du jardin du Carrousel...

Comme nous n’étions pas si nombreux et n’avons pas méthodiquement photographié toutes les 19 sculptures, un autre «rallye photo Maillol au Carrousel» est prévu bientôt, le dimanche 18 janvier, dans le cadre du premier Festival du domaine public que nous organisons.

Il sera cette fois-ci ouvert au grand public pour apprécier ensemble les œuvres de l’artiste et expliquer comment on photographie, met en ligne et illustre un article dans Wikipédia. Et si les expérimentations 3D vous intéressent, je pourrai aussi numériser avec vous. Nous vous y attendons.

L’honneur du JT de 20h de TF1
 


Notez que nous n’étions pas seuls ce mercredi 31 décembre au jardin du Carrousel puisqu’une équipe télé nous accompagnait (filmant ci-contre Georges-Axel devant La Rivière). Notre originale sortie photographique, sa motivation et son objectif ont en effet réussi à intéresser TF1 himself, qui a décidé de l’évoquer dans un opportun reportage dédié au domaine public dans son édition nocturne du 1er janvier.

Sur nos conseils avisés, le journaliste s’est lui aussi intéressé à la comparaison chronologique de l’article Maillol dans Wikipédia. C’est également par notre entremise qu’il a rencontré l’artiste plasticienne Fanny Viollet, qui «rhabille les nus». La voici, il y a quelques années, au… jardin du Carrousel, en train de prendre les mesures de La Baigneuse aux bras levés!

En tout cas, une belle fenêtre offerte à notre action, mais surtout au domaine public.

Les Trois Grâces en 3D, prêtes à être imprimées?

Parmi les sculptures du jardin, on trouve Les Trois Grâces, œuvre réalisée en 1938. Les voici, photographiées mercredi par Georges-Axel.

Pour ce qui me concerne, j’en ai profité pour réaliser mon tout premier test de scénarisation 3D avec un simple smartphone Android (on me voit furtivement en train de procéder dans le reportage de TF1). J’ai malheureusement utilisé une appli certes gratuite mais propriétaire, 123D Catch d’Autodesk. L’idée ici était de pouvoir être tout de suite opérationnel, sans utiliser d’appareil photo (je suis évidemment preneur d’équivalent libre).

Vous tournez autour de la sculpture en prenant une vingtaine de photos. Puis vous envoyez le tout sur le serveur d’Autodesk (100 Mo mine de rien pour mon essai), qui se charge de faire lui-même les calculs complexes pour modéliser la sculpture en 3D à partir de vos images. Il faut reconnaître que c’est assez rapide, efficace et assez spectaculaire.

Voici le résultat obtenu, très proof of concept.


Pour zoomer et faire tourner la sculpture, cliquer sur le cube 3D VIEW et utilisez molette et boutons de votre souris.


Est-ce que c’est prêt à être imprimé à l’aide d’une imprimante 3D (dans un magnifique bleu plastique par exemple)? Non, il faudrait travailler le fichier et de toute manière le résultat serait à n’en pas douter bien médiocre. Mais on voit bien que là aussi la technologie avance et qu’on va pouvoir demain se partager les objets comme on se partage aujourd’hui la musique, avec tous les problème de propriété intellectuelle que cela va poser.

Nous avions évoqué ces questions sur le site de Libération lors de l’entrée d’une autre grande sculptrice, Camille Claudel, dans le domaine public l’année dernière.

D’ailleurs, aurai-je le droit d’imprimer ainsi mon empreinte des Trois Grâces et d’affirmer qu’il s’agit d’une reproduction de Maillol? A priori oui, puisque Maillol est désormais dans le domaine public, mais il faut quand même se méfier du droit moral ainsi que de l’expression très précise, en droit de la propriété littéraire et artistique, qu’est une «reproduction». Il serait plus sage de dire «d’après les Trois Grâces de Maillol» parce qu’ici, on n’est clairement pas devant une reproduction fidèle et exacte.

Les poses trop lascives de Laetitia Casta

Et à propos de droit moral, terminons notre propos avec les mésaventures d’une célèbre top-model.

En janvier 2014, le magazine de mode Purple Fashion a été très lourdement condamné (100.000 euros d'amende) pour avoir publié en 2011 des photos de Laetitia Casta chevauchant de nuit les statues de Maillol du Carrousel, prises par le sulfureux photographe américain Terry Richardson.

L’affaire est intéressante car elle permet de mieux comprendre les deux composantes essentielles du droit d’auteur que sont le droit patrimonial et le droit moral.

Ici, en effet, ce fut double peine. D’abord atteinte au droit patrimonial, puisque le magazine n’a pas demandé autorisation aux ayants droit et ne s’est donc pas acquitté de droits de reproduction. Il a donc commis là un acte de contrefaçon caractérisé. Aurait-il été condamné pour les mêmes motifs s’il réalisait les mêmes clichés aujourd’hui alors que l’œuvre de Maillol entre dans le domaine public? Réponse nette et précise: non, car l’entrée dans le domaine public correspond justement à la fin du droit patrimonial.

Sauf que le magazine a également été condamné en vertu du droit moral pour «atteinte à l’intégrité de l’œuvre». En premier lieu parce qu’on n’a même pas pris la peine de citer Maillol dans la publication, mais surtout parce qu’on a jugé que Laetitia Casta prenait des poses trop explicitement érotiques voire sexuelles (quand bien même les sculptures de femmes nues de Maillol évoquent déjà une certaine forme de sensualité). Or, si le droit patrimonial a donc une durée de vie limitée, le droit moral est quant à lui en droit français «perpétuel, inaliénable et imprescriptible».

Vandalisme

Vive le domaine public! Nous pouvons donc désormais, en toute légalité, reproduire et partager du Maillol, en 2D voire en 3D, mais attention toutefois à ne pas dépasser certaines limites.

J’ai vu passer la photo ci-dessous dans mes recherches pour cet article. Cette fois-ci, on fait ironiquement preuve de pudeur, mais la blogueuse tricoteuse intitule néanmoins son billet «Un peu de vandalisme n’a jamais fait de mal».


En espérant que les ayants droit la laissent tranquille…

 

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