Boire & manger

Coffee, kā-fēi, kah-vi... Pourquoi le café se prononce-t-il partout pareil dans le monde?

La stimulante histoire de ce breuvage.

Des grains de café à Nairobi le 21 janvier 2012. REUTERS/Noor Khamis
Des grains de café à Nairobi le 21 janvier 2012. REUTERS/Noor Khamis

Temps de lecture: 9 minutes

Imaginez que vous êtes à bord d'un avion de la Turkish Airlines. Le chariot de boissons s'avance dans le couloir central. Une hôtesse ou un steward soulève une carafe et vous demande: kah-vè?

Vous êtes un grand voyageur. Maintenant, vous voici à bord de la Finnair. Le chariot de boissons s'avance dans le couloir central. Une hôtesse ou un steward soulève une carafe et vous demande: kah-vi?

Votre relevé de miles ne cesse de grossir. Aujourd'hui, vous êtes sur la Air China. Le chariot de boissons fait son petit bonhomme de chemin dans le couloir central. Et voilà qu'un agent de bord vous demande: kā-fēi?

Vous ne parlez pas turc. Vous ne parlez pas finnois. Vous ne parlez ni mandarin ni cantonais. Aucune de ces langues n'est proche du français. En réalité, aucune de ces langues n'appartient à la même famille linguistique. Et pourtant, vous reconnaissez immédiatement dans ces deux courtes syllabes kah-vè, kah-vi et kā-fēi, un mot que vous connaissez bien: café. 

Sur Emirates airline le 7 septembre 2007 lors d'un voyage de presse. REUTERS/Ahmed Jadallah

En tant que voyageur fréquent, il vous est aussi arrivé de boire du kaffee à Berlin, du caffè à Rome. A Lagos, au Nigeria, vous avez du kofi sur la carte; vous commanderez un kŏfī à New Delhi, en Inde, du кофеin à Saint Petersbourg, en Russie. A Séoul, en Corée du Sud, on vous amènera une tasse de «kapi», et à Téhéran on vous servira du «gavè». Les deux syllabes sont immédiatement reconnaissables, cette bascule de voyelles ponctuée par des consonnes vélaires et fricatives. Pourquoi?

Les ancêtres des langues

Parce que vous êtes tombé sur un tas de mots apparentés. Ces mots partagent une même racine et, assez souvent, sont le signe que deux langues dérivent d'un ancêtre commun. Prenez le lait anglais, par exemple (milk). Le milch qu'on vous proposera pour adoucir votre café sur Air Hamburg ressemblera comme deux gouttes d'eau au melk que vous trouverez à la fois sur KLM et Norwegian Air –ce qui n'a rien de surprenant, vu que l'anglais, l'allemand, le néerlandais et le norvégien dérivent toutes les quatre d'un même ancêtre linguistique, le proto-germanique. Et le fait que vous aurez du mléko sur Czech Airlines, même si le tchèque n'est pas une langue germanique, prouve que les langues germaniques et slaves partagent un ancêtre commun encore plus ancien. Remontez le temps d'environ 5500 ans, embarquez sur Air Proto-indo-europe et on vous servira du melǵ.

Mais ce qu'il y a d'épineux avec les apparentés –les vrais– c'est qu'ils ne signifient pas toujours que deux langues partagent un ancêtre commun. Le kahvi de Finnair ressemble atrocement au coffee d'American Airlines, ce qui n'empêche pas l'anglais et le finnois d'avoir poussé sur deux branches linguistiques parfaitement distinctes. Le finnois est une langue ouralienne, tandis que l'anglais est indo-européenne. 

D'un autre côté, un grand nombre d'apparentés du «café» que l'on retrouve dans les centaines de langues contemporaines s'originent dans cette famille très étendue que sont les langues indo-européennes. Pour autant, malgré l'ascendance commune de ces langues, qui s'étale de l'allemand à l'espagnol, en passant par l'ourdou et le slovaque, la ressemblance entre leur «café» ne peut être attribuée à un ancêtre commun. Ses racines sont à débusquer du côté de l'arabe classique.

Partons au Yémen

Oui, le café est un emprunt lexical. En d'autres termes, il a été chipé tout habillé dans une autre langue. Idem pour le caffè italien, le kahawa swahili, le cà-phê vietnamien et des dizaines d'autres variantes. La grande majorité des langues ont emprunté leur mot café. 

Contrairement à d'autres, comme le lait ou l'eau, qui se sont développés au sein d'une langue donnée sur des milliers d'années, le mot café a sauté d'une langue à l'autre en un laps de temps relativement court. Et ce parce que le café, en tant que produit de consommation, a été une nouveauté. Le mot a été attrapé par les populations de la même manière qu'on a pu porter une tasse de cette curieuse boisson à ses lèvres ou que des armateurs ont vu des sacs de fèves s'empiler du jour au lendemain dans les cales de leurs navires de commerce, en route pour telle ou telle destination. Pour retracer l'histoire du mot, qui englobe l'évolution de bon nombre de ses apparentés, il faut suivre les marchands, les marins et les colons des débuts du monde moderne –et au-delà.

La boisson et le mot semblent trouver leur origine dans le Yémen du XVe siècle. Si les cerises de café descendent au départ des hauts plateaux éthiopiens, les musulmans soufis de Moka furent les premiers à griller, moudre et infuser les graines de ces fruits pulpeux. 

En Éthiopie, les Oromos appelaient ces fruits «bun»; les soufis donnèrent alors à leur puissant breuvage le nom de qahwaht- el-bun, qui pourrait se traduire à peu près par «vin de la graine». Ils buvaient ce qahwah, comme il allait bientôt s'appeler, afin de pouvoir s'adonner toute la nuit à leurs rituels religieux. Selon cette étymologie, le mot qui allait ensuite s'emparer du monde possède donc une origine arabe. 

Au Yemen, préparation du café dans une échoppe, le 7 janvier 2013. REUTERS/Khaled Abdullah

Mais une autre histoire explique celle du café: selon cette dernière, le mot soufi kahwa viendrait de la province de Kaffa, au sud-ouest de l’Éthiopie, où les caféiers poussaient à l'état sauvage. De récentes études génétiques infirment cependant cette seconde théorie, en laissant entendre que les cerises de café utilisées par les anciens yéménites appartenaient plutôt à une variété poussant à l'est du pays –plus près du Yémen, et plus loin de Kaffa.  

Dans tous les cas, le qahwah est le mot qui allait se répandre. Après son arrivée dans d'autres communautés soufies du Caire, de Damas et de la Mecque, la sombre «liqueur» devint une boisson sociale dans quasiment tout le monde musulman –et sans doute jusqu'à la côte de Malabar, en Inde. Au début du XVIe siècle, les baies cultivées dans les montagnes yéménites s'exportaient sur les routes marchandes de la Mer Rouge et de l'Océan Indien, mais aussi dans les caravanes de chameaux traversant le désert.

Une prononciation compliquée

Le problème, c'est que le qahwah possède plusieurs sons très difficiles à prononcer pour les non-arabophones. Écoutez-le ici et essayez de l'imiter. Vos soucis commenceront sans doute dès le départ et son «q». Est-ce d'ailleurs un k, un g? Ni l'un ni l'autre. La raison en est que le /q/ arabe se prononce avec la luette, la petite excroissance que vous avez au fond de la gorge et que beaucoup de langues –dont le français– n'utilisent pas.

Et le son du milieu? Est-ce un h? Un w? Un v? Un f? Le son qui s'en approche le plus est la fricative /hw/ que les anglophones utilisent dans which et where, et qui se distingue de witch et de wear. Sans compter le h final –en tant que tel, un son qui n'est pas si rare que cela, mais qui ne s’articule pas souvent à la fin d'un mot.

L'un dans l'autre, la combinaison est difficile, ce qui fait qu'au cours de ses voyages, le qahwah s'est légèrement modifié. Les populations l'ont prononcé avec des sons propres à leur langue, des sons qui se formaient naturellement dans leur bouche. Dans certains dialectes arabes, le qahwah s'est rapproché du gahwah. Dans des tribus berbères ou kurdes, l'ouverture du ah s'est refermée. Et chez les Perses, il est devenu ga-hveh.

Avec l'extension de l'Empire Ottaman au cours du XVIe, les Turcs ont aussi pris l'habitude de boire du qahwah. Et c'est aussi à cette époque qu'on observe des évolutions phonétiques fondamentales pour comprendre les noms que le jus noir prendra aux quatre coins du globe. 

Devant un café à Istanbul, le 18 novembre 2014. REUTERS/Murad Sezer

A l'instar d'autres langues, le turc ne possède pas le /q/ arabe uvulaire dans son répertoire phonétique. Pour les Turcs, le /k/ se prononce plus en avant de la bouche et le son semble plus sec (Un peu comme dans le k de «Irak») 

De même, les Turcs n'ont pas de son /hw/ ou /w/ et un /h/ ajouté au /v/ fut la trouvaille des Ottomans pour s'en approcher au plus près. (Si vous essayez, vous verrez que les deux sons demandent une brève expiration et un pincement des lèvres). Et ils abandonnèrent tout simplement le si difficultueux /h/ final. Au final, dans les bouches turques, la nouvelle boisson devint kahvè. Pour autant, l'allongement de la dernière voyelle – du [a] court de «patte», en [ɛ] long de «mais» – n'a rien d'évident, et pourrait s'expliquer par l'influence des Perses voisins.

Au sein de l'Empire Ottoman, le turc kahvè s'est aussi frotté à d'autres langues qui allaient l'adapter à l'aide des sons qui leur étaient les plus familiers, en réduisant par exemple l'épineux /hv-/ en simple /v/ ou /f/. Ka-va, comme l’appellent les Slovènes, les Croates et les Ukrainiens. Ka-fa, comme le prononcent les Serbes et les Bosniaques. Et en Albanie, en Macédoine, en Grèce et en Bulgarie, les gens boivent quelque chose qui ressemble à du «kafèye». (L'exception qui prouve la règle impériale des apparentés du café est le «sourch» arménien, qui tiendrait plutôt de l'onomatopée et du bruit que fait un buveur portant à ses lèvres une tasse brûlante). Puis, quand ce curieux breuvage arriva aux portes de l'Europe, le jeu du téléphone translinguistique suivit son cours.

Le jeu continue en Europe

Les premiers Européens à rencontrer cette inédite «eau noire» furent les voyageurs et les marchands parcourant la région du Levant, et leurs carnets nous offrent une amusante histoire sur la manière dont un mot étranger peut lentement s'insérer dans une autre langue. La mention la plus précoce nous vient des carnets d'un botaniste et médecin allemand qui, en 1582, décrivait le breuvage «aussi noir que de l'encre» qu'on avait pu lui servir à Alep. 

Pour autant, les Vénitiens, qui occupèrent une grande partie de Constantinople et établirent un consulat dans la ville marchande d'Alexandrie dès le XIVe siècle, furent sans doute les premiers à goûter du kahvè ou du qahwah. De fait, en 1585, on peut lire sous la plume d'un magistrat vénitien de la ville de Constantinople que les Turcs «boivent une eau noire aussi chaude qu'ils peuvent la souffrir, qui est l'infusion d'une baie nommée cavi». En 1592, un autre Italien, de Padoue cette fois-ci, publiait un traité en latin intitulé Les plantes d’Égypte et faisant référence au caova qu'il avait bu au Caire. En 1615, un autre Italien mentionnant un autre Vénitien de Constantinople parle pour sa part de cahou.

La réelle intégration du mot dans les langues européennes devra attendre l'intégration du breuvage dans les habitudes des Européens. Ce qui se produisit entre la seconde moitié du XVIIe siècle et tout au long du XVIIIe siècle. Pendant cette période, où l'on rencontre alternativement du copha, du cahvè, du cahou ou du caffao –entre autres surnoms– la boisson allait passer d'une fantaisie prisée par l'élite européenne et quelques immigrés, à un produit promu par les apothicaires pour ses vertus curatives, cameloté dans les rues et les marchés, jusqu'à l'ouverture du premier café à Londres, en 1652. 

Au début du XVIIIe siècle, le mot ne tournait plus dans les bouches européennes comme une curiosité exotique. Le coffee, devenu la norme des brochures et des périodiques circulant en Angleterre, une prise de café, apparaissant dans un bon de commande français et La bottega di caffè, titre d'une comédie italienne populaire en 1750, font écho à une orthographe déjà commune depuis des décennies.

Mais il s'agissait simplement de l'Europe, du monde arabe, de l'Empire Ottoman et de quelques pays musulmans un peu plus lointains. Les apparentés du café avaient encore tout un monde à conquérir. Ce qui, malheureusement, se fit largement grâce aux colonisateurs européens. Les Néerlandais furent les premiers Européens à cultiver des arbustes à koffie dans leurs colonies. D'où le fait que la boisson s'appelle kofi en sranan tongo, le créole surinamais. De même, des cultivars du koffie devinrent du kopi dans divers dialectes javanais. A Ceylan, colonie britannique, les tamouls boivent du kappi. Les plantations espagnoles de café, cultivées par des Philippins, ont donné du kapé en tagalog. 

Les «fffff» et les p et les h

Comme nous l'avons vu, une langue ne sort pas de ses sentiers battus pour prononcer des sons venant d'une autre. Ce qui fait que dans des langues ne possédant pas de «ffff», les populations ont fait avec les moyens du bord, pour certaines avec la labiale p ou un h aspiré. Et, entre la fin du XVIIe siècle et le XXe siècle, les apparentés du café qui avaient émergé du Turc ou de l'Arabe dans chaque langue européenne se sont transformés à leur tour en d'autres apparentés au sein des langages natifs ou créoles de l'Amérique du Sud, de l'Afrique, des Antilles, de l'Asie du Sud et du Sud-Est.

Un processus encore plus éclectique explique l'apparition du mot dans les pays d’Extrême Orient. En Chine, le kā-fēi reprend la prononciation des missionnaires français qui auraient planté leurs premiers caféiers dans le Yunnan du XIXe siècle. Les Japonais ont sans doute goûté du koffie grâce à un marchand néerlandais de l'île de Dejima au cours du XVIIe siècle, d'où le mot de ko-hi – qui devra pourtant attendre l'expansion des compagnies caféières brésiliennes du XXe siècle pour faire véritablement souche. De même, si le ko-faï est censé avoir été introduit à la cour du roi de Corée via un ambassadeur russe des années 1890, peu de Coréens en buvaient avant que les Américains abreuvent leurs bases de café lyophilisé pendant la Guerre de Corée, époque à laquelle la prononciation actuelle de kapi serait apparue.

On pourrait continuer pendant longtemps, mais le fait est qu'à l'heure actuelle, vous trouverez un apparenté du café à peu partout dans le monde. Et si vous souhaitez ajouter du sucre dans votre tasse, voire si vous préférez du thé ou du chocolat chaud, vous resterez là encore dans l'univers des apparentés. Le sugar que vous trouverez sur Americain Airlines, le şeker que vous offrira l'hôtesse de Turkish Airlines, le tee qu'on vous servira sur Finnair, le schokolade de la Lufthansa ou le qiǎokèlì d'Air China nous racontent des histoires de marchands et de voyageurs qui ne sont pas si étrangères à celles du café.

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