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Podemos et Syriza vont-ils enfin combler le fossé entre la gauche et les classes populaires?

La percée des mouvements de gauche radicale dans les intentions de vote des citoyens grecs et espagnols signe le retour d'un penseur majeur de la gauche italienne du début du XXe siècle, Antonio Gramsci, et de l'idée de partir de l'expérience concrète des gens pour élaborer une vision du monde à laquelle ils adhèrent

Le secrétaire général de Podemos, Pablo Iglesias, à la télévision depuis la Bourse de Madrid, le 17 novembre 2014. REUTERS/Andrea Comas.
Le secrétaire général de Podemos, Pablo Iglesias, à la télévision depuis la Bourse de Madrid, le 17 novembre 2014. REUTERS/Andrea Comas.

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Sondages favorables en Espagne et élections anticipées en Grèce annoncent un regain de la gauche radicale en Europe et révèlent que la droitisation de nos sociétés n’a rien d’inéluctable. Les jeunes leaders de la gauche radicale veulent donc infléchir sa stratégie.

Depuis quelques temps circule sur les réseaux sociaux une intéressante intervention de Pablo Iglesias, leader du parti Podemos, dans laquelle il raconte l’expérience qui a été celle de ses étudiants en science politique lors du mouvement des Indignados. Pablo Iglesias, partant de son expérience de militant et d’enseignant en science politique, aborde une question fondamentale: celle de la stratégie politique pour les gauches européennes. Il cite en exemple ses étudiants partis à la rencontre des passants, solidement armés de concepts, maîtrisant les ressorts des processus sociaux depuis le XVIe siècle, mais «désespérés» car incapables de se faire entendre par des gens qui «ne comprennent rien».

Iglesias le dit: la politique n’est pas affaire de détention de la vérité mais de rapport de forces. On se tromperait si l’on interprétait ce qu'il dit comme une invitation à appauvrir la pensée politique. Au contraire, il n’invite pas à méconnaître les processus sociaux ni à nier l’importance du matérialisme historique. Il n’invite pas non plus à affadir la réflexion et le renouveau de la pensée critique. Mais il confronte la pensée critique à ce qui tient encore, dans nos sociétés, par la force de l’évidence. Citant en exemple le grand-père qui invite son petit-fils à partager ses jouets, il y voit un potentiel révolutionnaire plus grand que dans bien des discours. C’est à partir du sens commun qu’il faut construire son discours et mobiliser un nouvel opérateur politique.

La justesse des concepts employés n’implique pas qu’ils soient audibles par les «gens normaux». La justesse de ces concepts, en effet, ne fait pas immédiatement écho à une expérience concrète quotidienne. Le cas de la «grève générale» lancée et des passants qui filent travailler parce qu’il le faut bien est emblématique d’une déconnection entre le langage politique et langage commun. Dans cette intervention, Iglesias parle à plusieurs reprises du sens commun, qui a une signification bien particulière dans cette intervention du leader de Podemos. Le sens commun, dans l’œuvre d’Antonio Gramsci, relève de ce qui va de soi, autrement dit de la «forme publique et manifeste» de la pensée commune d’une société donnée, forcément influencée par l’idéologie dominante dans cette société.

L’idéologie dominante, c’est celle qui fait écho à l’expérience quotidienne des citoyens. Elle est, pour l’heure, en l’occurrence, définie par «l’ennemi», dans ce qu’explique Iglesias. C’est cet «ennemi» qui se gausse d’un folklore révolutionnaire minoritaire (t-shirts et grands drapeaux) mais qui tient un langage compris par la grande masse des citoyens et ne tiendra jamais pour dangereux un ennemi qui s’en tient à un langage non compris du plus grand nombre.

Il faut donc composer avec le sens commun et influer sur celui-ci. C’est là la clé du combat culturel. Il ne s’agit pas d’asséner des leçons aux citoyens (en ce sens, les campagnes «pédagogiques», les courbes et chiffres ne feront pas grand-chose face à la puissance du sens commun, pas plus que les leçons de morales relatives au vote d’extrême-droite). Il s’agit de donner à l’expérience concrète et quotidienne des gens une explication qui lui fasse écho. C’est ainsi que peut se développer une vision du monde partagée progressivement par le plus grand nombre.

L'intérêt des dominés n'est pas donné

La question du sens commun est directement liée à une autre. L’intérêt des dominés n’est pas donné. C’est ce qui échappe encore à une grande partie de la gauche (française notamment), laquelle s’obstine à penser que si les électeurs, et en particulier un nombre significatif d’ouvriers et d’employés, votent à droite et à l’extrême-droite (une part significative s’abstenant), c’est parce qu’ils sont trompés, alors que celles-ci, dans leur diversité, ont acquis une capacité d’encodage de la réalité qui leur donne les moyens de faire adhérer un nombre important de citoyens à leur vision du monde. Ce que dit la droite ou l’extrême droite rejoint souvent le sens commun. C’est ce qui fait leur force. L’intérêt des dominés, du «peuple», des classes populaires, des citoyens (selon le terme que l’on choisit d’employer) se construit intellectuellement, culturellement, socialement, politiquement. C’est donc à partir du sens commun que peut se construire l’hégémonie.

En vérité, Podemos, parti forgé par des politistes, s’efforce donc d’appliquer une stratégie gramscienne. Lorsqu’Iglesias dit qu’il faut composer avec le sens commun, il ne signifie pas qu’il faut céder aux passions du temps présent.

Pour répondre à une question propre à notre société: prendre en compte les paniques morales en cours ne revient pas à aller dans leur sens. Mais, pour être audible, il faut partir de ce qui fait immédiatement sens dans l’esprit des «gens». Le citoyen n’est pas passif devant les messages qu’il reçoit des médias, il est un acteur de la définition du sens commun.. C’est aussi parce qu’elle ne comprend rien à ce qu’est l’hégémonie, qui dépend de la définition du sens commun, que toute une partie de la gauche oscille entre le déni et l’affolement devant la montée du Front national.

«Ce sont les petites choses de la vie qui font voter FN, pas les grandes théories», écrit Florence Aubenas dans En France. C’est là la clé du vote FN, mais ce sont toujours les petites choses de la vie qui font bouger la société dans un sens ou dans un autre. Ces petites choses de la vie, essentielles à chacun, déterminent aussi le devenir de notre société. Les connecter à une autre vision du monde est l’essentiel du travail politique, qui a tout à voir avec la question du rapport de forces.

Sarkozy n'a pas compris Gramsci

Nous assistons en fait, à gauche, à une patiente et progressive redécouverte d’Antonio Gramsci, qui y reste l’un des auteurs les plus utiles aujourd’hui. On peut notamment retrouver ces réflexions chez Razmig Keucheyan en France, lequel a consacré une très utile anthologie commentée de textes aux Cahiers de prison de Gramsci et quelques solides articles nous éclairant sur la situation politique actuelle.

Gramsci commence donc à être redécouvert, après une première période de découverte à la fin des années 1960. Cependant, trop souvent, il pâtit du fait que nos hommes politiques ramènent cette pensée à l’idée simpliste selon laquelle «le pouvoir se gagne par les idées». «Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci: le pouvoir se gagne par les idées. C’est la première fois qu’un homme de droite assume cette bataille-là», clamait en 2007 Nicolas Sarkozy, lequel n’a certainement jamais dû lire une seule ligne des milliers de pages des Cahiers de prison ou des Ecrits politiques. Le résumé sarkozyen en dit trop peu sur Gramsci mais en dit long sur une génération d’hommes politiques qui l’a soit ignoré, soit a cherché à travestir sa pensée à des fins de communication. Le terme de combat culturel est ainsi souvent vidé de son sens véritable.

Iglesias comme Tsipras font partie de cette génération de cadres de la gauche radicale (ou même d’une partie de la social-démocratie et des écologistes et, en France, de la gauche républicaine) qui se sont formés dans les Forums sociaux internationaux, lesquels ont beaucoup fait pour renouveler le rayonnement des pensées critiques. Ces Forums sociaux ont cependant été confrontés très rapidement à la question de leur traduction politique, à leur mise en relation avec le sens commun. La question de l’hégémonie est au cœur des réflexions d’Iglesias en Espagne, de Tsipras en Grèce et de toute une génération de cadres de gauche. 2015, année Gramsci? Des éléments de réponse viendront vite d’Athènes et Madrid.

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