Économie

2015, année zéro pour la fiscalité européenne

Le dumping fiscal a miné les démocraties européennes, la lutte contre l’évasion fiscale déterminera les capacités de l’Europe à réhabiliter l’Union. Pour la Commission de Bruxelles, 2015 sera une année charnière.

Pierre Moscovici et Jean-Claude Juncker le 12 novembre 2014 au Parlement européen à Bruxelles. REUTERS/Eric Vidal
Pierre Moscovici et Jean-Claude Juncker le 12 novembre 2014 au Parlement européen à Bruxelles. REUTERS/Eric Vidal

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A peine installé à son poste de commissaire européen aux Affaires économiques et financières, Pierre Moscovici en a pris l’engagement en novembre: l’échange automatique d’informations entre les Etats de l’Union européenne, devant permettre de lutter contre l’évasion fiscale, sera mis en place en 2016. Ce qui implique que 2015 soit l’année de la construction du système, et de la neutralisation des forces qui s’y opposent.

Des lustres d’inertie

Mais depuis le temps que le dumping fiscal à l’intérieur de l’Union incite au développement de cette évasion, le doute n’est pas levé. Déjà en 2002, Arnaud Montebourg et Vincent Peillon avaient animé une mission d’information dénonçant les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe. Ils avaient notamment accusé le Luxembourg de défendre un secret bancaire «des mieux protégés au monde», et de constituer «un des principaux obstacles à la lutte contre la délinquance financière et le blanchiment des capitaux».

Depuis, rien n’a vraiment changé dans le Grand Duché comme l’ont montré les révélations de l’opération LuxLeaks sur les accords fiscaux secrets négociés avec les grandes multinationales… si ce n’est que Jean-Claude Juncker, Premier ministre du Grand Duché à l’époque du rapport Peillon-Montebourg et fort courroucé par l’enquête des parlementaires français, est aujourd’hui président de la Commission de Bruxelles. Ce qui a de quoi entretenir la perplexité.

Mais Pierre Moscovici insiste, reléguant au rayon des antiquités le secret bancaire soi-disant dépassé:

«[Jean-Claude Juncker] est conscient qu’on est entré dans un autre monde.  Un monde où des pratiques comme le secret bancaire n’auront plus cours.»

Admettons… bien que la solidarité européenne aurait pu se traduire par une autre attitude des autorités luxembourgeoises sur la compétition fiscale. Et il existe d’autres capitales comme Dublin et Vienne, voire Londres pour la City, qui ont toujours freiné des quatre fers pour progresser vers une plus grande transparence et une meilleure coordination. Le secret bancaire commence à être battu en brèche, même en Suisse, mais ce n’est qu’une étape.

Une coopération renforcée pour sauver l’idée européenne

Pierre Moscovici persiste: «S’il existe des blocages, nous passerons à une coopération renforcée.» C'est-à-dire une union dans l’Union –coopération de certains membres qui, comme pour la zone euro (seulement 18 pays sur les 28 membres de l’UE) ou l’espace Schenghen (22 Etats membres de l’UE plus quatre associés) se doteraient de nouvelles règles sans tenir compte des réticences des autres membres. Quitte à renforcer un mode de fonctionnement à plusieurs vitesses de l’Union européenne.

S’agit-il, de la part du commissaire français, d’un engagement sans frais? Trop risqué. Car après le message des citoyens aux dernières élections européennes marquées par le mécontentement, le désenchantement et la méfiance des électeurs, l’idée européenne ne survivrait pas au verdict du prochain scrutin si cette Commission devait échouer.

A ce titre, la volonté qui s’exprimera à la Commission pendant l’année 2015, premier exercice d’un mandat qui en compte cinq, sera déterminante pour les résultats à venir et la réhabilitation de l’idée européenne. Les résultats de l’approche pour une fiscalité plus équitable, qui fait partie des dix priorités de la Commission, permettront d’évaluer les capacités de l’Union de se construire un avenir. En opérant, d’une certaine façon, un retour aux sources.

La compétition fiscale, un venin pour la démocratie

L’harmonisation figurait en filigrane dans les principes fondateurs de la Communauté européenne. Le traité de Rome de 1957 diposait que les Etats membres devaient concourir à «l'établissement d'un régime assurant que la concurrence n’est pas faussée dans le marché commun», au moyen du «rapprochement progressif» de leurs politiques économiques qu’ils «coordonnent» en ce sens. Tout le contraire du dumping fiscal! Mais si la recherche de l’harmonisation en matière de fiscalité indirecte était clairement mentionnée, la fiscalité directe n’était pas évoquée pour ne pas empiéter sur la souveraineté des Etats.

Aussi, pour progresser dans la voie de la libéralisation, un conseil des ministres des finances (Ecofin) décida en 1992 que l’harmonisation des régimes fiscaux des Etats membres n’était pas «une condition nécessaire à l’achèvement du marché intérieur». C’en était fini de la coordination, encore plus de l’harmonisation. Tout juste parlerait-on dorénavant de convergence mais surtout… de concurrence.

Depuis, l’évasion fiscale et l’optimisation (qui joue sur les zones grises des législations pour procéder à des évasions plus ou moins légales) ont causé des ravages. Pour la seule Union européenne, les sommes qui échappent ainsi aux Etats est évaluée à 1.000 milliards d’euros par an. Des sommes qui font défaut aux gouvernements pour mener les politiques publiques et dont le détournement pénalise tous les contribuables des pays lésés.

Bien sûr, les sommes détournées ne sont pas seulement imputables aux différentiels de fiscalité qui existent entre les Etats-membres de l’Union européenne, mais ceux-ci participent de ce phénomène. Et comment faire vivre l’idée européenne si la compétition plutôt que la solidarité devient sa principale manifestation concrète? «La concurrence est profondément anti-démocratique», commente John Christensen, directeur de l’ONG Tax Justice Network dans une imposante étude de 2012 sur les paradis fiscaux. Or, l’Europe est fondée sur un idéal démocratique.

Les eurodéputés socialistes en sont persuadés:

«Il n’y aura pas d’Europe politique sans Europe fiscale.»

Et ils réclament, outre l’échange automatique des informations, une harmonisation des assiettes fiscales et du droit pénal de l’évasion fiscale, pour revenir à une coordination des politiques qui empêche toute concurrence déloyale. Mais voilà déjà plusieurs années qu’ils réclament ces dispositions, sans être jamais parvenus à faire progresser la coordination.

Et pourquoi pas un serpent fiscal européen?

En fait, la Commission n’est pas la seule responsable de l’inertie de l’Europe sur ce dossier. Le principe du vote à l’unanimité étant requis pour toute décision relevant du domaine fiscal, ce sont les Etats membres qui ont empêché de progresser. En 2010, la Commission a même préconisé de changer de mode de décision en passant à un vote à la majorité qualifiée dans certaines matières fiscales. Ce qui aurait permis de faire sauter quelques verrous. Mais les Etats n’ont pas suivi, et l’ancienne équipe présidée par José Manuel Barroso n’a pas insisté.

Pourtant des schémas d’évolution sont depuis longtemps dans les tiroirs, comme la création d’un serpent fiscal européen à l’image du serpent monétaire qui avait vu le jour en 1972, à l’initiative entre autres du chef de l’Etat français Georges Pompidou et surtout de son ministre des Finances Valéry Giscard d’Estaing.

En l’occurrence, sans aller d’emblée à une harmonisation, le serpent permet d’instaurer  un corpus de règles et des marges de fluctuations allant dans le sens d’une plus grande coordination. En 1978, le serpent monétaire européen était remplacé par le système monétaire, période transitoire dans la construction européenne qui aboutit à la création d’une monnaie unique dont le principe fut adopté par le traité de Maastricht de 1992. Ce qui fut une coopération renforcée dans le domaine monétaire pourrait tout aussi bien être adopté dans le domaine fiscal.

Aiguillonnée par la crise, dans le sillage des Etats-Unis, l’Europe a haussé le ton dans la lutte contre l’évasion fiscale. Mais l’avancée, notamment vers l’échange automatique d’informations, reste encore théorique. Pas facile de faire avancer de conserve des pays lorsque certains comme le Luxembourg ont affiché des croissances de leur économie jusqu’à 8%  par an avant la crise. Non pas en produisant de nouvelles richesses, mais en attirant l’épargne et la valeur créées dans d’autres pays.

La prochaine étape, pour la Commission, consiste donc à passer à la pratique. «Avec la Commission Juncker, c’est l’Europe de la dernière chance qui s’est mise en place», commente Pierre Moscovici. 2015 servira d’année test pour l’avenir de l’Union.

 

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