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En novembre dernier, sur Slate, Louise Tourret, journaliste spécialiste des questions d’éducation, réagissait à des propos tenus par l'écrivain François Bégaudeau, ancien professeur, dans Les Echos. Il y évoquait une mesure audacieuse pour l’école selon lui:
«la suppression de l'école obligatoire, et son remplacement par un service d'éducation non obligatoire à partir de l'âge de huit ans. Jusqu'à cet âge, l'école a la vertu de soulager les femmes… Mais elle n'est pas une fabrique d'audace: elle est davantage faite pour discipliner que pour faire bouger les codes et créer des gens audacieux.»
Louise Tourret avait expliqué avec véhémence sur Slate avoir «rarement lu un truc aussi pourri sur l’école et en tant que femme, et mère, ce qui va me soulager, c’est plutôt d’expliquer tout le mal que je pense d’un tel propos».
A la suite de cette chronique, Louise Tourret et François Bégaudeau –qui avait particulièrement peu apprécié de voir commenté si brutalement une très courte interview– se sont mis à échanger de manière plus fouillée. Nous publions ici cet échange.
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Louise Tourret: Nous avons discuté depuis l'article que j'ai publié sur vos propos; mais tout en relevant qu'il s'agissait de paroles rapidement prononcées et qu'on ne pouvait pas s'en tenir là, il ne m'a pas semblé que votre pensée ait été déformée. Je me demande vraiment si vous pensez qu'une société sans école est souhaitable. Je veux dire souhaitable dans une société comme la notre et souhaitable pour les enfants de catégories populaires dont on sait qu'ils réussissent mal dans le système scolaire français, un système qui renforce les inégalités sociales. Mais vous, au delà de cette dénonciation habituelle et consensuelle, vous véhiculez l'idée, assez subversive, que l'école leur veut et leur fait du mal. Je n'ai pas un regard angélique sur l'institution mais je ne partage pas ce point de vue parce que je m'intéresse beaucoup aux professeurs qui agissent de manière très déterminés pour la réussite de leurs élèves, quitte à choisir des méthodes alternatives. Mais vous, ce dégoût de l'école, est-ce un sentiment que vous avez tiré de vos années d'enseignement?
François Bégaudeau: Le fait que l’école aggrave les inégalités sociales ne participe pas de la «dénonciation» mais du constat. Il n’est pas plus «consensuel» que ne l’est le constat qu’il y a en France 3,5 millions de chômeurs. C’est un constat général, et indiscutable. Et il est fait depuis très, très longtemps: depuis au moins les premiers travaux de Bourdieu dans les années 60 (au moins, car on trouverait trace d’un constat similaire bien avant). Ce que donc vous appelez une «dénonciation habituelle» est bien plutôt un invariant de la situation depuis sept, neuf, quinze décennies. Voilà pour les termes.
Puisque l’école fabrique structurellement des inégalités, il faut supprimer la structure.
François Bégaudeau
Or, chose stupéfiante, malgré cette invariance (la seule variable étant que l’école est chaque année plus inégalitaire), personne ne remet en cause l’existence même de la machine. La radicalité de ma conclusion n’est qu’un ajustement à la radicalité du constat: puisque l’école fabrique structurellement des inégalités, il faut supprimer la structure.
Certains objectent, malgré l’invariance, qu’il serait possible de corriger l’école. Comme un fusil deviendrait miraculeusement une boite à caresses, l’école deviendrait, par magie, une machine à combler les inégalités. Sur la foi des faits, je ne le crois pas. Et pour une raison simple: contrairement à ce qu’un étonnant révisionnisme laisse croire –et se fait croire–, l’école n’a jamais été conçue pour combler les inégalités, mais pour les relégitimer. On parle toujours de l’échec de l’école. On se trompe. L’école a parfaitement réussi. Parfaitement réussi sa mission de relégitimer la classe dominante et de convaincre les pauvres qu’ils méritaient de l’être.
Que des milliers de profs chaque jour, produisent des gestes égalitaires, je n’en doute pas. Qu’ils aient besoin de se raconter une fable égalitaire pour tenir, je le comprends. Mais qu’on les appelle, selon l’humeur, chouettes gens ou dindons de la farce, leurs affects subjectifs sont quantité négligeable au sein d’une structure qui est une superbe performeuse inégalitaire.
Le libéralisme à l'école
Louise Tourret: Je suis d'accord avec vous. Historiquement l'École, la belle école républicaine, se fichait pas mal des histoires de reproduction sociale. L'historien Claude Lelièvre explique même comme la gauche était, sous la IIIème République, méfiante envers une institution qui aurait pu fabriquer des traitres à leur classe, faire des enfants des jaunes. Il existe un contresens consensuel sur les fondements de l'institution: vouloir comme Jules Ferry scolariser tous les enfants ne signifie pas qu'on lutte contre la ségrégation sociale.
Ceci posé les choses ont changé avec le collège unique (concrétisé par la droite), mais il s'est heurté, et se heurte toujours, à la vraie culture de l'école, une culture élitiste, une école dont le but est de trier... le Graal étant les grandes écoles, un objectif atteint par une infime minorité d'élèves. À cela on peut ajouter qu'une grande partie du corps enseignants majoritairement d'origine bourgeoise ou petite bourgeoise et peu ou mal formé a du mal, en début de carrière, à affronter la réalité des classes de collèges populaires. Mais, je tiens à vous rassurer, plus personne ne raconte de fables égalitaires sur l'école, les études sont connues, diffusées: la France est championne des inégalités, tout le monde le sait.
Et puis, je ne suis pas d'accord avec vous quand vous dites que personne ne remet en cause l'existence de la machine. Elle est bel et bien remise en cause! Tout un courant de pensée libérale défend l'idée du chèque éducation, vous voyez ce que c'est? Plus d'école publique et des tas de formules disponibles, des écoles à la carte, le choix des pédagogies, etc.
En fait, cela correspond à ce qui s'est passé en Suède. Et les think tanks libéraux applaudissent des deux mains... Le seul problème c’est que, grâce à l’étude Pisa, on sait depuis l’année dernière que le niveau des élèves suédois a vraiment reculé cela jette un petit doute sur les bienfait d'une telle mesure.
Surtout, je ne vois pas où est votre logique. Comment passe-t-on de changer l’école à fermer l’école? Pourquoi supprimer l'école rendrait le monde plus juste, ou plus amusant... Pourquoi serait-ce un bienfait pour la société? Une armée secrète de gentils pédagogues attend-elle que les écoles ferment pour permettre aux enfants des quartiers populaires de faire leur miel des pédagogies actives? Les enfants, une fois les écoles fermées, se mettront tous à vouloir davantage apprendre? Et bien sûr, tous les parents sauront se saisir de cette merveilleuse opportunité de devoir apprendre à lire, écrire, compter, raisonner à leurs enfants… Décrivez-moi ce que vous imaginez.
François Bégaudeau: Chaque privatisation, par définition, ouvre un marché. Cela vaut pour les autoroutes autant que pour l’école. La privatisation de l’éducation constituera une manne exceptionnelle pour le capitalisme. C’est ainsi qu’il attend son heure, patiemment, et que nous allons assurément vers la généralisation d’un business de l’éducation, qui rend notre discussion déjà caduque.
Depuis des décennies, la focalisation sur [l'assaut libéral de l'école] dédouane de regarder en face le mal endogène et structurel de la machine.
François Bégaudeau
Mais avant de faire du mal à l’école, cet assaut libéral aura fait bien du mal au débat sur l’école. Aura bien entaché la lucidité des profs sur ce qu’ils font. Depuis des décennies, la focalisation sur cet ennemi exogène dédouane de regarder en face le mal endogène et structurel de la machine. C’est alors qu’une énergie réformiste (changeons l’école) s’est convertie en énergie défensive (sauvons l’école). Schéma qu’on retrouverait dans bien des domaines et qui explique le lent glissement conservateur de la gauche. Et alors, de vouloir ainsi sauver l’école n’a fait qu’accentuer l’idée qu’elle était bonne dans son principe. C’est pourquoi il faut bien qu’on s’entende ici: par fable égalitaire, je ne signifie pas que les profs et autres ignorent que l’école fabrique de l’inégalité (évidemment qu’ils le savent), mais qu’ils pensent que «l’école républicaine» a historiquement vocation a rectifier les inégalités. La lucidité que vous avez sur ses origines est, croyez-moi, très rare, parmi les profs. Et a vrai dire très peu d’entre eux ont eu l’idée de revenir au fondement –ne serait–ce qu’en lisant les textes. Il est donc très majoritairement admis que:
-
l’école républicaine est une formidable invention
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ses principes ont été dévoyés, c’est pourquoi elle va mal.
Là nous ne sommes pas du tout d’accord. Il y a un consensus absolu, en France, sur ces deux points. De droite à gauche, de Marine à Jean-Luc. Citez-moi un intellectuel ou une figure politique français qui ne fasse pas l’éloge de l’école républicaine, qui n’appelle pas à sa refondation, etc. Et vous y participez, visiblement, puisque vous passez assez vite sur le structurel, pour aller vers des problèmes exogènes qu’il s’agirait de résoudre pour que l’école soit égalitaire (profs mal formés, etc).
Je reviens donc à la structure. Et je redis ce sur quoi vous êtes passée très vite. L’école n’a pas échoué à résoudre les inégalités, elle a parfaitement réussi sa mission de les relégitimer. L’école n’est pas discriminante par erreur mais par essence – et la suppression des notes n’y changera rien. L’école n’a pas vocation à sauver les pauvres, mais à les neutraliser et à les convaincre qu’ils méritent de l’être– le collège unique n’aura, là-dessus rien changé.
On ne se refait pas: je n’aime pas qu’on emmerde les pauvres.
François Bégaudeau
Le point est ici et nulle part ailleurs. Si vous étiez d’accord avec cette analyse structurelle, croyez bien que vous ne trouveriez plus du tout étrange de vouloir supprimer l’école. Il s’agirait de supprimer quelque chose qui fait du mal, tout simplement. Comme la cigarette dans les lieux publics, en somme. Enfin: qui fait du mal à certains. Qui fait du mal aux classes populaires. C’est quoi être un prolo à l’école? C’est, dans 99% des cas, l’assurance que ca se terminera sur une voie de garage ou dans une filière disqualifiée. C’est, jour après jour, heure après heure, le constat de sa propre indigence, émaillée d’humiliations régulières. C’est beaucoup d’ennui. C’est, en résumé un jeu pénible qui se termine mal. On ne se refait pas: je n’aime pas qu’on emmerde les pauvres. C’est de ce point de vue avant tout que j’aimerais bien qu’on en finisse avec l’école. Vous aurez compris que mon esprit n’est pas du tout celui des libéraux.
Vous me demandez ce que je propose, et par quoi je remplace. Mais d’une part je n’ai pas vocation à proposer quoi que ce soit. D’autre part, a-t-on «remplacé» la cigarette par autre chose dans les cafés? Non, c’était mauvais, on l’a supprimé, point. En l’occurrence mon idée n’est pas de rendre «le monde plus juste et amusant», mais de lui retirer une grosse épine qui:
- accable les pauvres, donc
- ennuie les enfants
- déprime les profs
- aiguise le ressentiment de part et d’autre (fiel des élèves, racisme des profs –voir le vote FN grimpant)
- n’apprend rien
- désapprend à apprendre
- fabrique des esprits normés
Donc non je n’attends pas que la suppression de l’école entraine quoi que ce soit en termes de pédagogie active. Votre lecture de mes textes m’apparaît, à ce stade, bien superficielle, alors qu’ils tachent de revenir à la racine des choses: apprendre, éduquer, qu’est-ce que ca veut dire au juste? Avec Rancière et quelques autres libertaires tordus, je crois qu’on apprend seul, et que c’est mieux ainsi. Ce qui m’entraine à remettre en cause l’idée, encore plus consensuellement admise, qu’il faille éduquer. C’est la notion même d’éducation qui me semble suspecte, a fortiori lorsqu’une nation la prend en charge –les parents, faut bien faire avec (et encore, on pourrait en discuter). Voilà bien ce qu’on ne remet jamais en cause: qu’il faille éduquer, et que cette mission doive être politiquement prise en charge.
Louise Tourret: Vous dites que dans votre idée il ne faudrait supprimer l’école obligatoire qu’à partir de l’âge de 8 ans pour «soulager les femmes». Je bloque sur cette formulation. Vous êtes féministe? Pourquoi ne pas parler des parents en général ? Et puis l'école n'intervient qu'à trois ans... et finit tôt. Ce n'est pas une solution de garde!
François Bégaudeau: Hélas vous n’avez pas «bloqué» sur cette formulation, pêchée à la va-vite dans la transcription approximative d’une interview sans fond, puisque vous vous êtes empressée de la condamner sans essayer de la comprendre, aussitôt relayée par une petite armée d’internautes tout aussi expéditifs, et qui ont commis le geste courageux et citoyen de liker ou retwitter votre aventureux procès. Une telle précipitation est sans doute à mettre sur le compte d’une générale fébrilité sur ces questions –autant que de l’ignorance des nombreux textes féministes que j’ai pu commettre.
Reprenons donc les choses calmement.
Un féminisme conséquent tient l’indépendance financière des femmes pour une condition nécessaire, quoique non suffisante, de leur émancipation. A ce titre, il est évident que l’école aura été un vecteur essentiel de cette émancipation. Prenant en charge les enfants cinq jours par semaine et trente semaines par an, elle les «soulage» de la garde pendant un bon paquet d’heures et leur permet de travailler. Ca ne résout pas tous les problèmes, loin de là, mais c’est un facteur facilitant.
Pourquoi ne pas parler «des parents en général»? Parce que, comme n’importe quel observateur attentif à la question des femmes le constate et le déplore, c’est toujours en grande partie aux femmes que reviennent les gestes élémentaires de la parentalité: faire les courses, nourrir, vêtir, déposer au club de foot, concevoir et acheter les cadeaux de Noël, etc. Il arrive bien sûr que des hommes un peu moins mécaniquement patriarcaux affectent de prendre part à ces taches de base, mais toutes les études sociologiques, aussi bien que les constats empiriques de chacun, montrent que ca n’opère qu’à la marge de la tendance générale. Sans parler bien sur des nombreuses familles monoparentales, c’est-à-dire, et là encore les faits sont têtus, structurées en grande majorité selon le schéma mère+enfants.
Factuellement c’est donc bien les femmes, et surtout celles des classes populaires, que l’école soulage. Ce qui ne veut pas dire qu’elles mettent leurs enfants à l’école POUR se soulager –comme qui se débarrasserait d’un poids. C’est un bénéfice objectif et non recherché. M’armant d’une patience intellectuelle qui certes a fait défaut aux quelques likeuses qui ont validé ma mise en cause, j’en viens à penser que leur colère-réflexe vient de cette confusion entre bénéfice voulu et bénéfice objectif.
Mais j’entrevois autre chose. Partant du principe qu’un comportement aussi primesautier procède de l’affectif, j’entrevois, dans cet assaut de «likes», l’effet d’une sorte d’une mauvaise conscience. Comme si j’avais dit explicitement ce que certaines s’interdisent, à tort, de penser.
Les millénaires de patriarcat ont bien incrusté dans la tête des femmes qu’une mère ne devrait jamais se satisfaire d’avoir quelques heures rien que pour elle.
François Bégaudeau
Pour avoir beaucoup écouté mes copines devenues mères ces dernières années, pour avoir longuement écouté des femmes me raconter leur premières années de maternité en préparation de mon livre, au début, il m’est apparu qu’un nombre non négligeable de mères ressentent, de fait, une sorte de soulagement lorsqu’elles ont laissé leur enfant à l’école, ou au club de foot, ou à un anniversaire de copain. Soulagement aussitôt altéré par une sorte de honte. Par le sentiment d’être une mauvaise mère. Car les millénaires de patriarcat ont bien incrusté dans la tête des femmes qu’une mère ne devrait jamais se satisfaire d’avoir quelques heures rien que pour elle. C’est le ressort le plus profond, le plus retors, de la domination masculine, et ainsi s’ouvre un autre terrain d’action du féminisme: déculpabiliser les mères. Les convaincre qu’elles sont parfaitement fondées à se consacrer quelques heures dans la semaine. Appelons ça un droit à l’égoïsme.
Depuis quelques années, je me réjouis de voir que de nombreux films ou livres ou spectacles, en général écrits par des femmes (dans ce domaine aussi, peu d’hommes mettent la main à la pate) contribuent à cette salutaire déculpabilisation. Exemplairement l’historique Motherfucker de Foresti: oui je me fais chier au parc, oui il m’arrive de rentrer bourrée à l’heure où ma fille se lève, et ce n’est pas grave. Ce n’est pas indigne. Ca ne met aucunement en doute l’amour que je lui porte. Pour l’avoir vécu en live, je peux le dire: l’unanime frisson libératoire qui parcourait le public très féminin à ce moment du spectacle donnait la mesure rétroactive de la culpabilité.
A l’heure donc d’envisager la suppression de l’école, je me dis qu’il serait quand même bien dommage qu’on revienne sur ce fondamental effet vertueux de l’école– à peu près le seul, à mes yeux. C’est pourquoi un maintien du système en place jusqu’à 8 ou 10 ans me semble un bon compromis. Ca tombe bien, en général jusqu’à cet âge les enfants sont plutôt contents d’y aller. C’est après, et notamment au collège, que l’école devient un poids quotidien dont 95% des enfants se débarrasseraient si ça leur était permis.