Santé

«Je les hais tous, et je me hais moi-même»

Cette semaine, Lucile conseille un jeune homme qu'elle pense misanthrope, pour l'aider à être en paix avec lui-même.

Le Misanthrope, de Brueghel l'Ancien, 1568, Détail de l'oeuvre, via Wikipedia, License CC
Le Misanthrope, de Brueghel l'Ancien, 1568, Détail de l'oeuvre, via Wikipedia, License CC

Temps de lecture: 4 minutes

«C'est compliqué» est une sorte de courrier du coeur moderne dans lequel vous racontez vos histoires –dans toute leur complexité– et où une chroniqueuse vous répond. Cette chroniqueuse, c'est Lucile Bellan. Elle est journaliste: ni psy, ni médecin, ni gourou. Elle avait simplement envie de parler de vos problèmes.

Si vous voulez lui envoyer vos histoires, vous pouvez écrire à cette adresse: [email protected]

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Bonjour, j'ai 23 ans, je suis étudiant, je vis encore chez mes parents. Si un jour vous vous êtes demandé ce que pensait celui qu'on victimise dans la cours de récré, je peux vous le dire: des fois j'ai envie de m'engager pour essayer de créer un monde meilleur, mais le plus souvent, j'ai surtout envie de vous voir crever de faim. Dans ma vie, je sors beaucoup. Dans les bars surtout mais je vais aussi au ciné. Je m'entends bien avec mes camarades d'amphi et mes collègues dans le boulot qui m'occupe environ 15 heures par semaine. Je passe au final peu de moments seul.

Mais je me sens incroyablement seul. 

Je le suis depuis que je suis enfant, jusqu'à ma sortie du secondaire j'étais totalement isolé.

Des fois, j'aimerais mourir, juste pour voir l'effet que ma mort aurait sur mon entourage. Des fois, j'aimerais en parler avec mes amis, mais comme je sais qu'ils n'en feront rien qui m'aille, je ne le fais pas. Je suis frustré, sur le plan sexuel et peut-être sentimental. Je n'en parle pas, je crois que ça serait plutôt vu comme une faiblesse.

Socialement, je ne sais pas quoi faire, je ne comprends pas comment marchent les gens: que faut-il leur dire, que faut-il faire? Ceux de mes connaissances qui arrivent à ramener une fille chez eux après chaque soirée, je les admire. Je ne comprends pas comment ils font, qu'est-ce qu'ils ont compris, quelle méthodes ils ont adoptés. Il y a quelques mois [j'ai commencé] à aller sur des sites de rencontres en pensant améliorer ma situation. C'est encore pire, je me sens encore plus seul,  je suis confronté à toutes mes difficultés de sociabilité au quotidien, puissance mille.  En me mettant sur adopteunmec, je me disais que cela allait faciliter la chose, car ce sont les filles qui ont le «contrôle». Mon cul, elles n'en font rien. C'est à moi de prendre les devants, chose que je fais maladroitement. Et puis après, il faut aussi se dire que la plupart ne répondront jamais à mes messages et qu'en fait je ne sais même pas si je veux une relation amoureuse. Ma dernière date déjà d’il y a un an et demie, elle fut courte, deux mois, et m'a brisé. Étrange en si peu de temps? Je crois que je suis trop vite tombé amoureux, et c'est ça qui a foutu la merde.

J'ai toujours eu l'impression que tout était plus simple pour les autres et c'est le cas, ils ont plus d'argent, plus d'amis, plus de facilité avec les autres, ils sont plus épanouis sexuellement, moins bloqués. J'ai l'impression que tout m'est fermé. Et des psys pour m'aider? Que des charlatans, des incompétents hors de prix, des puritains, des idiots, des réacs. Je me hais d'avoir cru qu'ils pouvaient m'aider, je les hais tous autant qu'ils volent l'argent des autres, aussi honteusement que les banquiers, les actionnaires ou les publicitaires. Je les hais tous, et je me hais moi-même d'avoir passé mon adolescence abruti devant un ordi à me créer une vie en écoutant de la musique au lieu de me bouger le cul. Je me hais de gaspiller perpétuellement mon temps. Et le pire est que je continue à me faire des films, à croire que cela va un jour remplacer la réalité.

Je n'ai pas de projet pour l'avenir. En cours je m'ennuis, j'attends que le temps passe. J'attends que tout passe, je n'attends plus rien de la vie. Je me sens dispensable, invisible, je suis conscient que je ne vaux rien, que le monde continuera de tourner sans moi. Foncièrement, je suis incapable de parler de tout ça à mes amis, de toute façon, le résultat ne suivra pas, je me limite à ça.

Je crois que c'est tout ce que je peux dire sur moi même.

Michael

Cher Michael, J’ai lu avec attention votre message et j’y ai trouvé un je-ne-sais-quoi qui m’a obligée à y répondre. Pendant quelques jours, puisque c’est comme ça que je procède avec les messages que je reçois –je les lis puis je les laisse maturer dans mon esprit– pendant quelques jours, j’ai repensé à vos mots et j’ai cherché quel conseil je pourrais vous donner. Mais quel conseil pourrais-je vous donner alors que vous ne me posez pas de question? Quel conseil pourrais-je vous donner alors qu’une si grande partie de vous se délecte de la situation?

Je me demande en fait si vous n’êtes pas tout simplement un misanthrope. Quelqu’un qui ne réagit pas aux injonctions au bonheur dont nous sommes abreuvés à longueur de journée. Vous dérogez à la norme, vous êtes différent. Est-ce que cela fait de vous quelqu’un qui a un problème à régler? Je vous pose la question.

On a vu d’authentiques misanthropes réussir dans la vie. Si ce n’est pas déjà fait, penchez-vous sur le travail de Jean-Pierre Bacri, délicieux quand on a, comme vous, tant de rancœur envers la société.

Je ne sais pas si vous avez déjà mis ce mot sur votre état, votre façon d’être: «misanthrope». Mais si vous décidez d’aller chercher sur internet en l’utilisant comme mot-clé, vous découvrirez que vous n’êtes pas seul dans votre solitude. Peut-être que lire les témoignages de ces autres, à la fois similaires et différents de vous, serait un moyen de mieux vous comprendre et de mieux savoir ce que vous désirez. Car actuellement, vous me semblez partagé entre le désir de rencontrer quelqu’un, de vivre une vie «normale» et votre détestation du genre humain.

Je peux vous dire que les gens valent mieux que vous ne le pensez. Les psys, les avocats, les filles qui s’inscrivent sur des sites de rencontre, vos amis, vos collègues, votre famille, tous ont des parts sombres, des souvenirs, des traumatismes que vous ne soupçonnez même pas. Ils ont tous une richesse, plus ou moins enfouie. Et vous aussi. Vous n’êtes ni dispensable, ni invisible, et vous avez bien sûr une valeur. Mais je crois que vous le savez et que vous n’avez peut-être pas envie de changer d’avis, de vous laisser toucher par les autres, d’être ému. Si c’est effectivement le cas, alors personne, et surtout pas moi, ne peut vous y contraindre.

Dans votre message, je trouve que vous vous placez en victime: vous justifiez vos sentiments par la stupidité, la passivité et l’agressivité des autres. Méprisez autant que vous le voulez, cela ne regarde que vous, mais ne soyez pas lâche en vous complaisant dans votre malheur, en blâmant les autres, ce qu'ils ne font pas, ce qu'ils vous ont fait. Et si vous décidez finalement de vous assumer comme tel, arrêtez aussi vos tentatives désespérées pour entrer dans la norme, ne faites que des choses qui vous conviennent à vous, et uniquement à vous. Je parie que vous en gagnerez en tranquillité d’esprit et que vous vous épargnerez un stress inutile. 

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