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Dix ans après la France, l’Italie vit sa crise des banlieues, mais cela n'a rien à voir

Né dans la périphérie de Rome, le mouvement s'oppose à la présence des immigrés.

Capture d'écran du sujet d'iTélé sur la manifestation à Rome le 15 novembre 2014.
Capture d'écran du sujet d'iTélé sur la manifestation à Rome le 15 novembre 2014.

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«Droit au logement, droit au travail, nous ne les avons pas, ils ne les auront pas

C’est le nouveau slogan scandé en Italie du Nord au Sud, de la péripherie de Naples à Bergame, en passant par Bologne et bien d’autres villes encore. Mais c’est dans une paisible banlieue romaine que tout a commencé, à Tor Sapienza, avec, début octobre, une première manifestation regroupant 200 personnes protestant contre l'ouverture d'un centre d'accueil pour immigrés. Le 15 novembre, ce sont près de 5.000 personnes qui protestaient dans le centre de Rome pour demander un plus grand contrôle de l'immigration et plus de sécurité.


Antonio Castronovi habite Tor Sapienza. Lorsque, en novembre, il observe ses voisins manifester avec violence contre la présence d’un centre pour réfugiés, il est frappé. Non pas par les insultes racistes –«sales nègres on va vous brûler»–, ni par les menaces de mort adressées aux réfugiés politiques barricadés dans le centre d’accueil. Ce qui a choqué l’auteur de Le periferie nella città metropolitana («Les banlieues dans la ville métropolitaine»), c’est l’expression désespérée d’un besoin de revanche sociale:

«On reproche à ces immigrés leur position de privilégiés.»

Ce sentiment d’infériorité par rapport au dernier arrivé est partagé par les riverains des banlieues les plus dégradées de la ville. Comprendre comment cette ancienne bourgade communiste s’est transformée en théâtre de violentes protestations virant au racisme, et en terrain d’infiltration du mouvement d’extrême droite Casapound, c’est mettre un doigt sur la fragmentation géographique et sociale des banlieues. Si, dix ans après la France, l’Italie s’apprête à vivre sa crise des banlieues, les manifestations et les causes du malaise sont loin d'être similaires.

Difficile à croire quand on entend les propos racistes lancés à l’encontre des immigrés, ce quartier périphérique de l’est de Rome a pourtant été créé par un militant antifasciste dans les années 1920: le cheminot Michele Testa.

Dans les années 1960, des usines comme Peroni, Litograf ou Fiorucci s’installent dans le village. «Tor Sapienza devient alors une zone ouvrière, de gauche, plutôt paisible, jusqu’à la fermeture de certaines usines, évènement qui crée un premier malaise», explique Adriana Goni Mazzitelli.

Une explosion complexe

Dans les années 1970, dans le cadre d’une vaste action de lutte contre la pauvreté à Rome, Tor Sapienza s’agrandit avec la construction de case popolari (HLM) de grands immeubles où sont logées des personnes qui étaient à la rue. Le docteur en anthropologie culturelle poursuit:

«Du jour au lendemain, plusieurs milliers de personnes sans travail s’installent dans ces immeubles, censés abriter également des magasins, magasins qui ne verront jamais le jour.»

La première fracture est née: les anciens habitants de Tor Sapienza ne voient pas de bon oeil les nouveaux venus installés dans la partie haute du quartier, le quartier Morandi, qui est celui qui se révolte aujourd’hui.

Car, si ce sont les habitants du quartier historique qui commencent à manifester pacifiquement, les nouveaux venus d’antan prennent vite le relais. L'anthropologue explique:

«Ils vivent dans des conditions désastreuses, et les mouvements d’extrême droite comme Casapound et Forza Nuova sont venus souffler sur les braises. Il s’agit d’une explosion complexe, mais on peut comprendre la rage de ces habitants, qui se révoltent contre une situation hors de contrôle, plus que contre les immigrés.»

Et c’est bien la première différence avec les émeutes des banlieues françaises en 2005: si les habitants des banlieues faisaient front commun contre l’Etat, la périphérie italienne est sociologiquement divisée.

Le risque de diffusion

Comme Tor Sapienza, nombre de banlieues ont connu un bouleversement de leur composition sociale dans les années 1970 avec la construction des HLM. Antonio Castronovi raconte:

«L’installation d’une population pauvre dans ces immeubles s’est faite hâtivement, et ces case popolari n’ont depuis jamais subi d’intervention. Aujourd’hui, elles s’effondrent. Au malaise social, renforcé par la crise, s’ajoute le malaise lié au logement, et les anciens exclus se révoltent.»

C’est pourquoi, si personne ne semble vraiment s’étonner de ce qui s’est passé à Tor Sapienza, tout le monde s’accorde pour mettre en garde contre une situation qui peut exploser ailleurs: «ailleurs en Italie, notamment au centre-sud mais aussi à Turin ou Milan, et puis évidemment dans les autres banlieues de la capitale», estime l’urbaniste Paolo Berdini. Pour lui, les banlieues italiennes ont connu une croissance trop importante, «bien plus qu’en France: dans la périphérie romaine, des quartiers ne bénéficient même plus de transports les reliant au centre-ville!».

La comparaison avec la France est dans toutes les têtes: les épisodes de violence à Tor Sapienza évoquent les émeutes de Clichy-sous-Bois en 2005, notamment dans la crainte d’une diffusion de la crise. Mais les raisons sous-jacentes à ces manifestations divergent. Mafia, rapport à l’immigration, gestion politique: c’est un mal-être tout italien que connaissent les banlieues du bel paese.

Sur le banc des accusés, on trouve tout d’abord le «modèle Rome», mis en place par l’ancien maire Walter Veltroni dans les années 2000.

«C’était un incroyable artifice publicitaire qui vantait l’efficacité de la politique de la capitale par rapport au reste de l’Italie, étant donné que le PIB de Rome à l’époque affichait une croissance vertigineuse

Dans ce sillage, un nouveau plan d’aménagement censé relancer les investissements privés est approuvé. Paolo Berdini, qui a collaboré à l’ouvrage Rome Moderne, déplore:

«La ville a trop grandi, les périphéries se sont dilatées et aujourd’hui il n’y a même plus l’argent pour les transports en commun, surtout pour une banlieue qui est de plus en plus éloignée.»

L'anthropologue Federico Bonadonna n’a pas de mots beaucoup plus tendres pour le modèle Rome, et critique la politique d’accueil inconditionné de l’ancien maire Veltroni:

«Entre 2001 et 2006, près de 10.000 personnes sont évacuées des bidonvilles et placées dans des centres d’accueil ouverts à l’occasion, comme les onéreux “villages de solidarité” à destination des Roms, qui entre 2004 et 2008 ont coûté près de 15 millions d’euros l’année

L’enquête qui a abouti, début décembre, au démantèlement d’un vaste réseaux mafieux à Rome, conforte ces critiques.

Système mafieux

Un système de corruption aurait permis de fausser des appels d'offres et de bénéficier de fonds publics destinés entre autres à des centres d'accueil pour réfugiés. Luca Odevaine, ancien chef de cabinet adjoint de Walter Veltroni et qui se chargeait de la création des centres d’accueil, a été arrêté pour association mafieuse. C’est à travers lui que la mafia romaine a fait de l’immigration une mine d’or. Luca Odevaine aurait reçu 5.000 euros par mois pour les services rendus, en particulier à l’entrepreneur Salvatore Buzzi, à la tête d’un empire qui vivait sur le business des Roms et de l’immigration, et qui a affirmé que les immigrés «sont plus rémunérateurs que la drogue».

L’argent était donc détourné, et les structures d’accueil «ont été installées dans des banlieues romaines déjà en voie d’effondrement. Roms et immigrés deviennent ainsi les boucs émissaires des habitants de ces quartiers, dans une Italie qui vit une mutation sociologique importante», pointe Federico Bonadonna.

Si la confrontation entre les habitants historiques des banlieues et les immigrés se passe mal, c’est aussi qu’il s’agit d’un phénomène récent. N’ayant pas eu d'histoire coloniale longue, le pays n’a été confronté aux étrangers qu’au début des années 1990 –si l'on exclut la présence des Erithréens dès les années 1940. «Vingt-cinq années, ce n’est pas beaucoup pour changer une culture peu habituée à se confronter à autrui», estime Federico Bonadonna, qui milite pour la mise en place d’un modèle d’intégration positif, tout en ayant le courage d’intervenir avec fermeté dans les contextes criminels pour les éradiquer.

«En Italie l’immigration a pendant longtemps été perçue comme un phénomène passager, les nouveaux venus occupaient donc au départ des zones centrales, les quartiers près des gares», précise Adriana Goni Mazzitelli. Ce n’est que maintenant qu’ils s’installent là où vit la classe moyenne inférieure italienne.

Apaiser le malaise des banlieues italiennes est alors un vaste chantier: du logement à l’intégration des immigrés en passant par le développement des transports, les banlieues nécessitent d’une stratégie politique et sociale à grande échelle.

Mais on doute que les investissements arrivent vite, dans une ville toujours empêtrée dans les scandales mafieux: il ne se passe pas un jour dans la capitale italienne sans qu’une nouvelle information vienne confirmer l’ampleur du réseau criminel romain.

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