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Sur Cuba, avant le pape François, Jean-Paul II avait ouvert la voie

Si la diplomatie du premier pape latino-américain a permis le rapprochement entre Cuba et les Etats-Unis, on ne peut oublier le rôle précurseur de son prédécesseur polonais, qui avait déjà contribué à la chute du communisme en Europe

Le pape Jean-Paul II et Fidel Castro, le 22 janvier 1998 à La Havane. REUTERS/Paul Hanna.
Le pape Jean-Paul II et Fidel Castro, le 22 janvier 1998 à La Havane. REUTERS/Paul Hanna.

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Le mérite revient au pape François, premier latino-américain à la tête de l‘Eglise catholique, d’avoir joué le rôle de médiateur principal dans le rapprochement entre Cuba et les Etats-Unis. Les officiels de la Maison-Blanche et ceux de La Havane en conviennent et louent aujourd’hui son action.

Jorge-Mario Bergoglio est en effet originaire d’Argentine, un pays qui, dès le début de la révolution cubaine, avait cherché à sortir l’île de son isolement et avait poursuivi son action en ce sens. De même, dans sa carrière d’évêque de Buenos Aires, le futur pape recevait souvent des dissidents cubains, croyants ou pas, et il était lié aux théologiens de la libération latino-américains, malgré leurs divergences avec le Vatican. Sans partager toutes leurs convictions, il avait leur sympathie.

Mais il serait injuste de ne pas mentionner le rôle de ses deux prédécesseurs européens, Jean-Paul II et Benoît XVI. La diplomatie de François est dans la droite ligne de celle de Jean-Paul II, pape polonais forgé derrière le rideau de fer, intransigeant dans sa foi catholique, mais intraitable résistant au régime communiste, pourfendeur de toutes les dictatures et oppressions religieuses. Il faut faire mémoire aujourd’hui de son voyage à La Havane, en janvier 1998, qui est resté comme l’un des tournants majeurs de l’histoire politique de Cuba et un épisode spectaculaire de la déconfiture communiste dans le monde.

Une fidèle catholique à La Havane, le 14 mars 2013, au lendemain de l'élection du pape François. REUTERS/Enrique De La Osa.

Comme le pape François, Jean-Paul II s’appuyait déjà sur une hiérarchie locale courageuse, constante dans sa dénonciation des atteintes aux libertés politiques et économiques, harcelant le régime par ses demandes de réformes: libération de prisonniers politiques, remise de terres aux paysans, voyages à l’étranger, participation de l’Eglise aux programmes d’éducation et de santé. Cette hiérarchie catholique, dans un pays où l’Eglise est majoritaire mais peu pratiquante et très syncrétique (mélange avec les rites afro-cubains comme la santeria), Jean-Paul II l’avait modelée à son image d’homme de foi et de combattant, comme il le faisait en Pologne et dans les pays sous dictature, en vue de la défense des croyants. C’est lui qui avait nommé comme archevêque de La Havane, et premier cardinal de l’île, un tout jeune prêtre, Jaime Ortega, qui sortait des geôles de Castro.

Car il ne faisait pas être bon catholique dans les premiers années de la révolution cubaine. Les croyants cubains y étaient stigmatisés, intimidés, marginalisés: relative tolérance pour la liberté de culte mais confiscation des écoles et hopitaux catholiques accusés de faire de la propagande contre-révolutionnaire, fermeture des séminaires, interdiction à l‘université et dans les emplois publics, arrestation de laïcs opposants, expulsion et enfermement, dans des camps de rééducation, de tous les prêtres et religieux étrangers, surtout après le débarquement raté de la baie des Cochons en 1961 (auquel certains d’entre eux avaient participé).

Castro fasciné par le pape

Mais comment ne pas évoquer aussi la fascination personnelle de Fidel Castro, élevé chrétiennement en famille et chez les jésuites, pour la religion? Dans les années 1980, le chef de la révolution cubaine prend acte de la résistance du sentiment religieux après un quart de siècle d’éducation et de propagande marxistes. En 1984, il accepte d’écrire un livre d’entretiens, Fidel et la religion, avec Frei Betto, célèbre théologien de la libération, dans lequel il plaide pour une révolution «humaniste» et écrit que «Jésus a fait l’option préférentielle pour les pauvres».

Pour lui, un chrétien qui veut devenir marxiste peut rester chrétien et un marxiste qui veut devenir chrétien peut rester marxiste. Castro doit se battre contre ses dogmatiques communistes, mais il obtient, en 1991, que des croyants soient admis au parti communiste et que le pays soit officiellement appelé «laïque» et non plus «athée». Mais cela ne l’empêche pas de continuer de dénoncer les évêques américains soupçonnés de sentiments pro-américains.

Le pape prie
pour vous
tous les jours

Joaquin Navarro-Valls,
porte-parole de Jean-Paul II, à Fidel Castro

Fidel est fasciné aussi par ce pape polonais qui, à Rome et en Europe, fait trembler ses alliés communistes de Pologne et de l’Est. Les émissaires catholiques qu’il reçoit dans son bureau de La Havane sont stupéfaits par l’accueil et le caractère intime des conversations qu’il impose.

En 1988, le cardinal américain O’Connor, archevêque de New-York, qui vient lui remettre une liste de prisonniers, est retenu par Castro de 23h30 à 3h30 du matin! Ensuite, c’est le cardinal français Roger Etchegaray, envoyé spécial de Jean-Paul II, qui fait son siège à La Havane –la conversation dure huit heures– et obtient la promesse d’une visite du pape à Cuba, alors encore inimaginable dans ce bastion communiste. Quand le porte-parole direct de Jean-Paul II est à son tour reçu dans son bureau pour préparer ce voyage, Castro lui lance immédiatement: «Parlez-moi du pape!» Joaquin Navarro-Valls répond du tac au tac: «Monsieur le président, je vous envie.» «Pourquoi?» «Parce que le pape prie pour vous tous les jours. Il prie pour qu’un homme de votre expérience trouve comment revenir à Dieu.» Le volubile Castro en reste coi. L’entretien dure de 19h45 à 2h45 du matin.

Le pape polonais débarque le 21 janvier 1998 à l’aéroport José-Marti de la Havane. Il cherche à restituer au peuple cubain son histoire et sa culture authentiques, plaide pour un retour aux libertés dans le pays et pour l’ouverture de Cuba à la communauté internationale. Comme en Pologne, il répète que son combat ne consiste pas à obtenir une parcelle de pouvoir politique, mais à défendre, à travers la liberté de religion, «la liberté de chaque individu, celle des familles et de tous les groupes sociaux qui ont droit à leur propre sphère d’autonomie et de souveraineté». Des cris fusent à travers la foule: «Libertad, libertad!»

De son côté, tout en répétant ses foucades antiaméricaines, Fidel Castro fait preuve d’une déférence remarquable à l’égard de son hôte en blanc. Il veut même monter dans sa papamobile! Mais c’est Jean-Paul II qui triomphe. Pour une fois, Castro sent qu’il n’est plus le maître des cérémonies sur la place de la Révolution, qui lui appartient depuis près de quarante ans. La popularité lui échappe et change de mains. Une autre révolution est en marche. Le meilleur biographe de Jean-Paul II, l’Américain Georg Weigel, écrira que Fidel Castro avait «l’air mélancolique et égaré d’un homme qui a envie, d’une manière ou d’une autre, de se confesser au seul homme à qui son ego lui autorisait de le faire».

Normalisation des relations

Les suites de ce voyage ne sont pas minces, pour l’Eglise locale comme pour la société civile: 250 prisonniers politiques sont libérés à la demande du Vatican. Les syndicats clandestins, les militants des droits de l’homme, les journalistes indépendants sont encouragés dans leur combat. L’Eglise peut enfin disposer de sa propre presse et de moyens de propagande et d’éducation. 

Le pape Benoît XVI à La Havane, en mars 2012. REUTERS/Jorge Silva

De fait, la situation a bien changé depuis 1998 et depuis l’arrivée au pouvoir de Raul Castro en 2006. Les chrétiens ont de nouveau droit de cité à Cuba et peuvent désormais s’afficher comme tels dans le cadre de leur travail ou dans la rue. Dans une société moralement très dégradée, se dire chrétien inspire même aujourd’hui le respect, voire l’admiration, dit Francisco Olano, un missionnaire resté sur place. En 2011, le grand pèlerinage populaire de la Vierge de la Charité (la Caridad del Cobre) est autorisé pour la première fois à parcourir toute l’île et il donne lieu à des manifestations de dévotion sans précédent. Par dizaines de milliers dans toutes les villes et villages, souvent avec la bénédiction des autorités, les Cubains peuvent exprimer leur foi publiquement.

En mars 2012, le pape Benoît XVI visite à son tour l’île, dans un climat apparemment apaisé et cordial entre l’Eglise et l’Etat. Loin des effusions populaires de la visite en 1998 du pape venu de l’Est communiste, ce voyage scelle la normalisation des relations et en partie la nouvelle respectabilité du régime. Mais Cuba n’en avait pas fini avec ses contradictions et c’est à la tâche de libéralisation totale, religieuse, politique et économique, que, forte des héritages que l’on vient de rappeler, s’est attelée la diplomatie du pape François. Avec sa touche –gagnante– latino-américaine.

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