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L’historien américain Fred Turner, de passage à Paris pour donner deux conférences, revient sur sa thèse iconoclaste: selon ce chercheur qui enseigne au département des sciences de la communication de l’université de Stanford, tous les éléments de l’utopie numérique, qui voit dans l’avènement de la micro-informatique et des réseaux dématérialisés le moyen pour l’individu de s’émanciper d’une société hiérarchique, bureaucratique et aliénante, remontent à la contre-culture développée par les hippies de la côte Ouest dans les années 60.
Tout le logiciel si on peut dire de l’utopisme numérique était déjà présent à la racine du mouvement d'exode collectif des hippies vers les communautés, qui «voyaient dans la transformation de la conscience le point de départ d’une réforme de la structure sociale américaine», écrit-il dans Aux sources de l'utopie numérique, une histoire de la filiation entre contre-culture et cyber-culture.
De son propre aveu «amoureux des hippies» lorsqu'il entame son travail, Turner a finalement montré à quel point leur rêve s'était transformé pour finir par rallier les idées économiques les plus individualistes, les moins progressistes socialement, leur donnant dans les années 90 le vernis de coolitude New age qui leur manquait pour gagner les esprits.
Car paradoxalement, l’utopie numérique abreuvera largement les discours annonçant le triomphe d’une «nouvelle économie» promue dans les années 90 marquée par les dérégulations, la flexibilité, l’avènement d’un mythe de l’entrepreneur comme nouveau héros et modèle de l’individu épanoui et, par dessus tout, la croyance fondamentale selon laquelle la technologie est un vecteur de changement social positif. Sa thèse est contre-intuitive, et il explique pourquoi:
«J’ai d’abord écrit un livre sur la manière dont les Etats-Unis se souvenaient de la guerre du Vietnam. A l’époque où j’écrivais ce livre, les ordinateurs incarnaient tout ce qui allait mal aux Etats-Unis, ils étaient les outils de l’Etat militaire de la Guerre froide.»
L'auteur suit les évolutions du Whole Earth Catalog, publication hippie, jusqu’à sa mise en ligne en 1985 sous la forme d'un forum, le WELL, considéré comme la première communauté virtuelle, qui prolongera et approfondira l'esprit de communauté qui s'était déjà manifesté dans la version «papier». Turner découvre que nombre des apôtres de la vie en communauté des sixties se sont reconvertis dans la chronique des temps qui viennent et semblent avoir trouvé dans le «cyberspace» une communauté utopique de substitution à leurs échecs de vie en autarcie.
Quand on a laissé tomber la bureaucratie, la loi, ce qui restait c'était le racisme et la ségrégation entre les sexes
Fred Turner
Comment expliquer cette «étonnante transhumance des communautés hippies vers les terres numérique», selon la formule de Dominique Cardon dans la préface de l'ouvrage? C'est qu'entre temps les hippies étaient revenus de leurs expériences de communautés, qui se sont révélées désastreuses. «Les communautés étaient incroyablement conservatrices. Quand on a laissé tomber la bureaucratie, la loi, ce qui restait c'était le racisme et la ségrégation entre les sexes». La domination à l’état pur, rappelle Turner, contrairement à la présentation souvent faite a posteriori de cette époque.
La désillusion sera à la mesure des espoirs pour une génération entière alors orpheline de son rêve de changement social radical: l’historien précise que jusqu’à 750.000 personnes sont parties vivre en communauté à l’apogée du mouvement. Ils tenteront de raviver la flamme sur les réseaux dématérialisés, pour reproduire une expérience de vie communautaire débarrassée cette fois pour de bon, pensaient-ils, des origines des individus, des conflits de pouvoir et de la politique dont ils se méfiaient tellement. L'anonymat et la coupure entre réel et virtuel laissant espérer que ce qui avait échoué dans les montagnes ou les déserts américains réussirait en ligne...
L’histoire se termine avec l'émergence d’une presse technophile des années 90, qui associe modes de vie et technologies et dont le magazine Wired, qui jouera un rôle fondamental dans la glamourisation de la technologie, est l’étendard. C'est le moment de convergence décrit par Richard Barbrook et Andy Cameron dans L'idéologie californienne entre les idéaux bohèmes de la contre-culture et le libéralisme économique des milieux de la droite américaine, leur foi dans le marché autorégulateur et leur aversion pour toute intervention de l'Etat. C'est aussi le moment où émerge une nouvelle élite des réseaux qui a été désignée par divers néologismes: «digeratis», «netocrates», etc.
Un mouvement dont la Californie a été le berceau:
«Il y a un genre particulier de contre-culture qui est californien. La France a clairement eu une contre-culture, avec Mai 68, mais il y a une différence fondamentale: J’ai toujours pensé à la contre-culture française comme étant politique, les gens marchaient dans la rue, comprenaient que la politique et les partis politiques étaient très importants…
En Californie la contre-culture s’est scindée en deux branches. L’une était politique, et ressemblait beaucoup à ce qui se passait à Paris, et c’est ce qu’on appelait la "new left" ["nouvelle gauche"], mais l’autre branche, celle qui a vraiment influencé le monde des ordinateurs, s’est éloignée de la politique, a refusé la politique, en disant que la politique est le problème et pas la solution. Et que nous devons au contraire nous tourner vers le marché, vers les technologies de petite taille, et construire ce qu’ils appelaient à l’époque des communautés de conscience, c’est à dire dans lesquelles il n’y avait pas de règles, pas de bureaucratie, pas de politique mais seulement un état d’esprit partagé...
Cette idée était très puissante en Californie en particulier, et ce sont les gens associés à ce bord de la contre-culture qui ont travaillé avec le monde des ordinateurs. C’était donc un mouvement très local.»
Le Whole Earth Catalog (1975) / Akos Kokai via Flickr CC Licence By
Le mythe californien est devenu «l'idéologie dominante»
Depuis que Turner a travaillé sur sa thèse au début des années 2000 et l’a publiée en 2006, la séduction du modèle californien alternatif, qui aux «existences d'automates zombies des cadres d'entreprise» substituait le travailleur nomade, libre et rebelle, sorte de cow-boy des autoroutes de l'information, n’a rien perdu de son attrait, en particulier auprès des jeunes générations qui associent l’entrepreunariat à une discipline de développement personnel et à un parcours d'accomplissement de soi:
«Je pense qu’on vit encore dans l’ombre de l’idéologie de la nouvelle économie, celle selon laquelle les individus sont supposés être des entrepreneurs, laisser derrière eux les institutions afin d’explorer leur propre créativité, devenir des citoyens émancipés et changer le monde».
C’est justement le legs principal de l’esprit des communautés (le «Nouveau communalisme») selon Turner: le rêve «d’un monde du travail communautaire au sein duquel la vie de tous les jours et le travail seraient la même chose, reliés l’un à l’autre, où on ne serait pas partie prenante du marché, mais dans lequel on serait un paysan, un mari, toutes les choses que nous pouvons être en même temps […] D’un endroit où on puisse être soi-même, où on puisse être créatif, tout en en faisant son travail. Et c’est un rêve de contre-culture».
L'abandon de l'action collective
Pour la branche de la contre-culture qui mettait l'accent sur la transformation personnelle et l'expérience communautaire comme méthodes de changement social, l'action collective à l'ancienne a été abandonnée, ce qu'on a selon Turner encore observé lors du mouvement Occupy Wall Street, qui ranime les idéaux des communautés:
«On ne voyait pas de gens protester et former des partis politiques, ce qu’on voyait c’était des gens qui descendaient dans la rue pour “Occuper” en pensant: “Je vais être moi-même en public, et tout va changer”… Eh bien non! [...] Ca n’a pas eu d’impact structurel, parce que nous n’avons pas fait le travail politique. Alors oui on peut dire “nous sommes les 99%, on se sent bien, c’est super”, mais ca ne change pas les institutions politiques. Et c’est une de mes peurs: je pense qu’Occupy est une des survivances de la période du nouveau communalisme, et du fait de s’être détourné de la politique.»
Le fantasme d'émancipation par la technologie, qui vient de la contre-culture, est toujours vivace
Fred Turner
L’autre héritage est bien sûr la foi dans la technologie. «Le fantasme d'émancipation par la technologie, qui vient de la contre-culture, est toujours vivace dans de nombreux endroits comme les hacker spaces, le mouvement des makers… En fait c’est presque l’idéologie dominante aujourd’hui.»
Une vitalité qui selon Turner n’a rien de surprenant puisque ce sont les premiers perturbateurs professionnels qui inspirent et animent ces milieux (Le magazine Make a d'abord été publié par O'Reilly Media, le groupe de presse de Tim O’Reilly, lui-même grand admirateur de la période hippie décrite par Turner).
L’économie numérique et sa capitale mondiale, la Silicon Valley, se sont tournés vers une relecture plus cynique et tacticienne des mythes des pionniers.
«Les nouveaux programmeurs utilisent tactiquement des élements [de la contre-culture] comme la communauté de conscience, Google utilise beaucoup cette idée: quand ils vont à Washington et disent “nous changeons le monde, nous faisons les choses différemment, nous construisons une nouvelle humanité connectée”: c’est un nouveau communalisme, qu’ils utilisent à leur avantage.»
L'entrepreneur a remplacé l'artiste comme modèle pour la jeunesse
Chez les jeunes en revanche, le rêve numérique est vécu avec la même ferveur que celle qui animait les pionniers:
La Californie a réussi à convaincre le monde entier qu’il fallait fabriquer un produit pour devenir une personne accomplie
Fred Turner
«Ce qui se passe, c’est que le monde de la technologie a capturé le travail d’éducation personnelle que les jeunes doivent réaliser et que d’une certaine manière, la Californie a réussi à convaincre le monde entier qu’il fallait désormais être entrepeneur dans un contexte collaboratif et fabriquer un produit pour devenir une personne accomplie.
Alors qu’avant les jeunes rêvaient d’écrire des poésies ou un roman, la nouvelle manière d’être créatif et de s’exprimer soi-même c’est d’être dans le business. De la même manière que ces jeunes seraient venus à Paris ou à New York pour être au milieu des écrivains, ils viennent en Californie pour être au milieu des techniciens et ingénieurs. De la même manière qu’ils auraient appris les vers et la poésie, ils apprennent le code. C’est une dynamique très similaire.
Et une de mes peurs, c’est qu’à mesure que la technologie impreigne nos vies, le travail traditionnel d'apprentissage que permettent la littérature et l’histoire soient repoussés dans les marges, et que les jeunes finissent par confondre la chance d’avoir une entreprise de la chance de devenir adulte, alors que ce sont deux choses très différentes.»
Car comme il le répète, «l’idée qu’on puisse s’émanciper» par la technologie seule en laissant de côté l'organisation politique et les problèmes sociaux, relève du «fantasme»:
«Ca revient à transformer les ordinateurs en outils de psychothérapie.»
Fred Turner présentera son livre Aux sources de l'utopie numérique (C&F éditions) à Paris ce jeudi 18 décembre à l'EHESS, 105 Bd Raspail, à 18h30.
Remerciements à Laurent Vannini, traducteur de l'ouvrage de Fred Turner, pour ses précisions.