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Ce que les Etats-Unis ont appris d'Israël et de la Grande-Bretagne en matière de torture

Même ceux qui ne sont pas opposés à la torture estiment que Washington en a tiré de «mauvaises leçons».

Le directeur de la CIA John Brennan, le 11 décembre 2014. REUTERS/Larry Downing
Le directeur de la CIA John Brennan, le 11 décembre 2014. REUTERS/Larry Downing

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Un des aspects les plus marquants du débat portant sur les méthodes d'interrogatoire sous la présidence de George W. Bush aura été l'empressement de ses défenseurs à cautionner des procédés qui, employés par d'autres pays, sont communément décrits comme de la torture. «Dans le monde de [Dick] Cheney, écrit Amy Davidson dans le New Yorker, rien de ce que font les Américains ne peut relever de la torture, parce que nous ne sommes pas al-Qaida, nous ne sommes pas les Japonais durant la Seconde Guerre mondiale (que nous avons poursuivi en justice pour avoir fait usage du waterboarding) et nous ne sommes pas l’Etat islamique». Et la journaliste de poursuivre: «Ce n'est pas vraiment notre Département de la Justice qui a “béni”, ou plutôt transmuté la torture; c'est notre américanité.»

L'«exemple» israélien

Pour autant, les Etats-Unis ne sont pas le seul pays démocratique à avoir torturé. En réalité, pour justifier ce programme d'interrogatoire, ses architectes s'appuyaient sur l'expérience de deux des plus proches alliés de l'Amérique. Comme les médias israéliens s'en sont largement fait l'écho, le rapport sénatorial rendu public le 9 décembre montre que la CIA s'est servi d'Israël comme d'un précédent pour autoriser l'usage de techniques d'interrogatoire coercitives. Ce que précise le Jerusalem Post:

«Le 26 novembre 2001, peu après les attentats du 11-Septembre, l'Avocat général de la CIA écrivait que l'“exemple israélien” pouvait servir de “base d'argumentation possible (…) concernant les terroristes emprisonnés [sur le fait que] la torture était nécessaire pour éviter des dommages physiques, significatifs et imminents causés à des personnes, quand il n'existe aucun autre moyen d'éviter ces dommages”. Le mémo interne statue aussi que la communauté internationale “pourrait être réticente à accuser les Etats-Unis d'avoir eu recours à la torture quand de tels procédés ont permis de sauver des milliers de vies”.»

En Israël, l'usage de la torture comme moyen de combattre le terrorisme est un sujet de débat récurrent. En 1987, après la mort de deux prisonniers palestiniens, une commission gouvernementale dirigée par Moshe Landau, ancien président de la Cour suprême israélienne, estimait que, dans certains cas exceptionnels, «l'exercice d'un degré modéré de contrainte physique ne peut être évité».

Selon B’Tselem, un groupe de défense des droits de l'Homme, dans les années suivant la publication du rapport Landau, le service de sécurité intérieure israélien, le Shin Bet, allait faire usage de la force physique contre au moins 850 personnes par an. Et, le plus souvent, sans que cela ne relève des cas de «bombes à retardement» caractérisés dans le rapport pour justifier de telles méthodes –priver les prisonniers de sommeil, les forcer à tenir des «positions pénibles», les menacer, les soumettre à des températures extrêmes ou à de la musique assourdissante. Autant de méthodes qui allaient devenir monnaie courante lors des interrogatoires de la CIA.

En 1999, la Cour suprême israélienne interdisait au Shin Bet d'utiliser les techniques avalisées par le rapport Landau, tout en permettant à ses agents d'invoquer la «défense de la nécessité» si jamais ils devaient en répondre devant la justice. Peu après, au moment de la Seconde Intifada, l'agence reprenait ses interrogatoires coercitifs. Si de telles méthodes sont couramment dénoncées par des groupes de défense des droits de l'Homme, la plupart des Israéliens, à l'instar des Américains, estiment qu'elles sont justifiées pour déjouer des attaques terroristes.  

Mais, même parmi ceux qui défendent les techniques d'interrogatoire israéliennes, d'aucuns avancent que les Etats-Unis en ont tiré de mauvaises leçons. John Schindler, historien et ancien employé de la NSA dont les commentaires sur le rapport sénatorial étaient repris la semaine dernière par mon collègue Ben Mathis-Lilley, estime que si le Shin Bet emploie effectivement ce que des «tiers pourraient parfois qualifier de torture, ces procédés sont étroitement contrôlés par les autorités judiciaires». En outre, la formation des interrogateurs est extrêmement poussée et ils parlent couramment l'arabe.

A l'inverse, écrit Schindler, les renseignements américains ont «opté pour un programme d'interrogatoire ad hoc, à la limite de l'improvisation, sans expertise ni compétences linguistiques adéquates et ont bâclé le travail –ce qui ne peut surprendre que ceux qui n'ont jamais vu à l’œuvre les services secrets américains».

L'«exemple» de la Grande-Bretagne en Irlande du Nord

Israël n'est pas le seul pays dont les pratiques d'interrogatoire ont été passées au crible par les juristes de l'administration Bush. Dans un post du blog politique irlandais Slugger O’Toole, Patrick Corrigan, directeur d'Amnesty International pour l'Irlande du Nord, écrit que dans les tristement célèbres «mémos de la torture» rendus publics en 2002, des documents conseillant à la CIA et à l'administration Bush l'usage de techniques d'interrogatoire «renforcées», le procureur général assistant Jay Bybee citait une décision de la Cour européenne des droits de l'Homme relative au traitement réservé par la Grande-Bretagne aux prisonniers d'Irlande du Nord durant les années 1970.

Pendant les Troubles, les forces de sécurité britanniques allaient mettre au point les fameuses «cinq techniques» pour interroger des prisonniers suspectés d'appartenir à l'IRA: port forcé d'une cagoule, «wall-standing» (un type de position pénible consistant à rester appuyé contre un mur, les bras et les jambes écartés, en équilibre sur les doigts et les orteils), exposition à un bruit blanc, privation de sommeil, de nourriture et d'eau. En 1972, quand l'existence de telles techniques fut révélée, le Premier ministre Edward Heath les déclara désormais illégales. Peu après, le gouvernement irlandais portait plainte contre la Grande-Bretagne auprès de la Cour internationale pour suspicion d'actes de torture, en violation de la Convention européenne des droits de l'Homme. En 1978, la Cour européenne des droits de l'Homme allait statuer que ces méthodes d'interrogatoire relevaient de traitements «inhumains et dégradants», mais pas d'actes de torture.

Récemment, après la diffusion d'un documentaire arguant que le gouvernement britannique avait faussé l'enquête, le gouvernement irlandais annonçait son intention de demander à la Cour européenne des droits de l'Homme de revoir son jugement.  

Les mémos de 2002 se référaient à cette affaire pour étayer l'argument selon lequel les techniques d'interrogatoire américaines ne constituaient pas des actes de torture. Plusieurs variantes des «cinq techniques» ont été employées par la CIA sur la période couverte par le rapport sénatorial. Bybee ignorait visiblement le fait que, si le gouvernement britannique a pu démentir avoir eu recours à de la «torture», reste qu'il considérait les techniques comme contraires à sa loi.

A partir de ces exemples, les partisans du programme d'interrogatoire américain font valoir que le gouvernement peut user impunément d'un nombre effroyable de mauvais traitements sans avoir à les qualifier de «torture».

L'expérience israélienne nous rappelle aussi que des forces de sécurité trouveront toujours des moyens d'exploiter les lacunes de la justice. Ce qui est d'autant plus préoccupant vu que l'administration Obama se refuse pour l'instant à entamer des poursuites judiciaires et que sa position légale sur la torture laisse entrevoir quelques troublantes ambiguïtés au sujet des prisons secrètes de la CIA. Et quant aux méthodes britanniques, qui font toujours l'objet de débats juridiques quatre décennies plus tard, elles laissent entendre que, même si les Etats-Unis en ont complètement fini avec la torture, la controverse sur ce programme est, elle, loin d'être terminée.

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