France

L'antiracisme commence avec la déconstruction du privilège blanc

En France, la question de la blanchité est quasiment absente du débat. C'est pourtant un concept nécessaire pour penser un pendant de l'exclusion des noirs qu'est le racisme: la norme qui lui fait face. Amandine Gay l'explique dans cette tribune.

Un bébé blanc heureux sur une bannière de 1994. Reuters/Christine Grunnet
Un bébé blanc heureux sur une bannière de 1994. Reuters/Christine Grunnet

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Lors des récentes manifestations au TGP de Saint-Denis, qui mettaient en cause le racisme d’Exhibit B –performance revendiquant une réflexion sur le rapport noirs/blancs et la colonisation– la rappeuse Casey a abordé un paradoxe encore tabou en France, tant de le monde artistique que dans la société civile:

«Tu peux pas parler d'esclavage en montrant que l'esclave, faut montrer aussi l'esclavagiste (…) faut que le blanc il se détermine en tant que blanc (…) Ils ont du mal à se projeter, ils ont du mal à se déterminer en tant que blancs»

 

C’est cette question de l'indicible pendant de l'altérité, à savoir la norme, que résumait déjà la sociologue et féministe Colette Guillaumin, en 1978, dans Pratique du pouvoir et idée de Nature:

 «On dit des Noirs qu'ils sont Noirs par rapport aux Blancs, mais les Blancs sont, tout court, il n'est d'ailleurs pas sûr que les Blancs soient d'une quelconque couleur.»

C'est cette citation du reste qui ouvre De quelle couleur sont les Blancs, ouvrage collectif dirigé par l’historienne et américaniste Sylvie Laurent et le journaliste Thierry Leclère, paru en 2013 et qui illustre parfaitement le paradoxe de l'identité blanche dans la société française, remis en lumière avec les débats autour du TGP: cette identité blanche est une norme qui ne se pense ni ne se voit comme telle.

Le privilège blanc

C'est justement cette cécité face à la blanchité comme construction sociale qu'entend aborder le livre de Sylvie Laurent et Thierry Leclère. Sur la quatrième de couverture, on peut lire:

«Mais qu'est-ce qu'être blanc? Une couleur? Ce serait si simple... Pour la première fois en France, ce livre cherche à décliner les nuances de ce terme controversé afin d'en interroger la pertinence et les usages.»

Il aura en effet fallu attendre 2013, près de 41 ans après la publication de l'article de Guillaumin, pour que les universitaires français se questionnent à nouveau sur la blanchité. Alors que dans le monde académique anglo-saxon par exemple, la blanchité (whiteness) est un concept étudié et théorisé depuis les années 80, notamment grâce à l'article Privilège Blanc: Vider le sac à dos invisible, de la pionnière Peggy McIntosh qui dès 1989, part de son expérience de chercheure blanche américaine afin de déconstruire l'identité blanche et les privilèges qui y sont associés:

«En tant que personne blanche, j'ai réalisé que j'avais appris le racisme comme quelque chose qui désavantage d'autres personnes, mais on ne m'a jamais enseigné le corollaire de cet situation: le privilège blanc, qui me donne un avantage.»

 Afin de rendre concrète son analyse, McIntsosh dresse dans son article, une liste de 26 activités auxquelles elle a accès, sans jamais prendre de risques ou même se demander s'il est légitime qu'elle s'adonne aux dites activités:

«J'ai décidé d'essayer de travailler sur moi-même, au moins en identifiant certains des effets quotidiens du privilège blanc dans ma vie. (...)

         1. Je peux si je veux prendre des dispositions pour être en compagnie de gens de ma race la plupart du temps.

         4. Je peux aller faire du shopping seule la plupart du temps, assurée que je ne serai pas suivie ou harcelée. » (Elle fait là d'une référence au fait que les personnes noires soient systématiquement suivies/surveillées par un vigile lorsqu'elle vont faire leurs courses. Et la réciproque existe tout autant en France.)

La puissance du texte de McIntosh réside dans le fait qu'elle fut la première à décrire en détail les raisons pour lesquelles la blanchité est une construction sociale au même titre que «la question noire».

Depuis, la réflexion sur cette position privilégiée dans un système qui pratique une hiérarchie raciale a largement dépassé le cadre universitaire, pour arriver notamment jusque dans le monde de la bande dessinée, par exemple sur les planches de l'américaine Jamie Kapp -traduite ici en français.

La cécité française

Mais en France, la question de la racisation reste centrée sur les non-Blanc.he.s. Or, la blanchité est une forme de racisation, c'est la couleur biologique et sociale de la norme et du pouvoir. Il est donc extrêmement important que la recherche puisse participer à la mise en lumière des privilèges associés à la blanchité. Tous les champs de la réflexion et de la création françaises souffrent d'un problème de cécité: un refus de voir les Blanc.he.s et les Noir.e.s hors d'une rhétorique universaliste qui invisibilise les couleurs. Mais les Blanc.he.s et les Noir.e.s ont bien une place distincte dans la hiérarchie raciale et sociale à l'oeuvre en France.

Ce tabou des couleurs est à la racine du tabou de la race, qui a atteint son paroxysme le 16 mai 2013. Ce fut le jour où fut adoptée «une proposition de loi du Front de Gauche supprimant le mot "race" de la législation française

Aux Etats-Unis, ce choix de faire disparaître le mot «race» de la Constitution a été questionné par le magazine The New Yorker dès le mois de juillet, dans un article intitulé «Est-ce que les Français peuvent parler de la race?» On y lisait notamment:

«La France, avec son esprit révolutionnaire, d'égalité républicaine, aime à se penser comme une société qui ne voit pas les couleurs, refusant résolument, par exemple, de mesurer la race, l'ethnie ou la religion dans ses recensements. Et pourtant la France est, indéniablement, une société multiraciale, multiethnique et multiculturelle et ce, au moins depuis les années 1950, quand les grandes vagues d'immigrants ont commencé à arriver de ses anciennes colonies. Il a des problèmes importants de discrimination et de segmentation raciale et économique, mais des outils limités de mesure ou de correction. La réponse évidente —de nombreux universitaires américains et de certains Français— est de commencer à recueillir des données plus détaillées.»

Le mutisme

Or l'effacement du mot «race» de la Constitution, couplé au refus de considérer les statistiques ethniques comme un outil de mesures et de rectifications possibles des inégalités rendent le travail des chercheur.e.s et la vie des personnes concerné.e.s par les discriminations fort compliquée. S'il est indéniable, comme l'explique la romancière américaine Toni Morrison dans une interview accordée à Stephen Colbert, qu'il n'existe biologiquement que la race humaine, le racisme n'en reste pas moins une construction sociale qui ne disparaît pas avec l'effacement du mot race de la Constitution:

«Il n'y a rien de tel que la race, scientifiquement, biologiquement. Le racisme est une construction, une construction sociale dont on peut retirer des bénéfices. (…) [Le racisme] a une fonction sociale. Mais la race ce sont les êtres humains.»

A la cécité face aux couleurs, la France a ajouté le mutisme face au mot race, se privant d'un terme qui nécessite d'être déconstruit, pas effacé, car sans une étude poussée de la construction sociale qu'a imposée le terme «race» en France, il est impossible de déconstruire les effets actuels de ce concept.

Le bloggeur américain Scott Wood résume très bien la contre-productivité de ces pratiques, dans son article «Pourquoi ignorer la race ne fonctionne pas»:

«Pourquoi ignorer la race, purement et simplement, ne fonctionne-t-il pas? Surtout parce que nous sommes allés trop loin avec sa signification. Si la "race" ne signifiait que "la couleur de la peau" alors nous aurions eu une chance. Les apparences sont négociables. Mais dans l’état actuel des choses, nous avons permis que [la race] signifie plus que cela. Maintenant, cela signifie la culture. Cela signifie des systèmes de valeur et de croyance.»

Les systèmes de valeurs et de croyances auxquels Scott Wood fait référence concernent tout autant les Blanc.he.s que les Noir.e.s. Par ce texte, il invite à une déconstruction des représentations qui commence avec le fait de se situer (au sens sociologique, savoir quelle est sa place dans les rapports  de pouvoir au sein de la société), dans le cas qui nous intéresse, en tant que Blanc.he. Et c'est finalement une des conséquences principales de l'affaire Exhibit B: révéler le caractère innommable de la blanchité en France. 

Dans un article paru en 2001 et intitulé, «À la frontière des langues», Cécile Canut écrivait: «nommer c’est faire exister, c’est construire». Quelles perspectives de construction égalitaire peut-on alors attendre d'une société qui refuse de voir et de nommer les instances/relations sociales/institutions où se loge le racisme?

Repenser le racisme

C'est justement cette question des rapports de pouvoir au sein d'un système raciste qui doit être explorée car le racisme est bien plus qu'une question morale ou de relations entre individus. Le racisme se superpose même parfois aux bonnes intentions. 

Prenons un exemple: j’ai été guide à l'Auditorium de Lyon où je faisais visiter le bâtiment à des groupes de personnes âgées. Quasi systématiquement, l'une d'entre elle venait me voir à la fin pour me dire: «Félicitations, vous vous exprimez dans un français parfait. Je ne sais pas où vous avez appris à parler français comme ça, mais vraiment je vous félicite»

Etant née à Lyon, je vivais très mal ces insultes déguisées en compliment. Mais les bonnes intentions de la mamie qui tenait ses propos n'étaient pas en question. Elle venait sincèrement me féliciter, tout en étant complètement imperméable au racisme de ses propos qui supposaient que les Noir.e.s n'étaient a) pas français.e.s b) pas articulé.e.s. Et c'est à cet endroit que les chercheur.e.s, les artistes, les journalistes et tou.te.s les personnes ayant accès à la parole publique doivent travailler.

Cette dimension structurelle du racisme suppose que nous occupions des places différentes au sein du même système. Je suis désavantagée en tant que femme noire, par rapport à une femme blanche et encore plus, par rapport au parangon de l’individu privilégié: l’homme blanc. Ça ne fait pas des Blanc.he.s des mauvaises personnes, mais elles doivent apprendre à reconnaître, accepter et interroger leur place dans un système structuré autour de la hiérarchie raciale.

Albert Camus disait: «Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde Que dire alors d'une société qui n'arrive même pas à nommer? Il est donc grand temps de redéfinir les termes de l'antiracisme, en commençant par déconstruire le privilège blanc. En voyant et en nommant, la blanchité.

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