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Il arrive encore que la France se souvienne de sa prétention à être reconnue comme la patrie des droits de l’homme, et qu’elle vante au monde entier le sanctuaire de son territoire. L’été dernier, on aurait même pu la croire revenue, quelques jours durant, au temps des grands mouvements d’opinion des années 70-80, quand les associations humanitaires, la presse, les partis et les églises se mobilisaient pour que soit donné asile aux Hmongs du Laos, aux «boat-people» sino-vietnamiens ou aux «refuzniks» soviétiques, persécutés dans leurs pays.
Fin juillet, de nombreuses voix se sont élevées pour qu’il soit porté secours aux chrétiens d’Irak, pourchassés par les djihadistes de Daesh, et avec le savoir-faire national en la matière, des manifestations, des messes dédiées, un rassemblement sur le parvis de Notre-Dame-de-Paris, des appels de comités et de la communauté assyro-chaldéenne, ont été prompts à interpeller les autorités. «France, tourne ton regard vers l’Irak, un peuple se meurt sous tes yeux», pouvait-on lire sur une banderole déployée dans une rue de Paris.
Le gouvernement n'a pas tardé à réagir et, le 28 juillet, Laurent Fabius et Bernard Cazeneuve annonçaient, dans un même communiqué, que des familles chrétiennes chassées de Mossoul pourraient trouver refuge en France. «Plusieurs centaines de personnes», avait laissé entendre le ministre des Affaires étrangères.
Des structures d'accueil congestionnées
En fait, seules quelques dizaines de familles ont pu bénéficier jusqu’ici de ces visas d’asile, et quand l’émotion médiatique sera tout à fait retombée, l’effort de la France se montera peut-être à la venue, assistée, de deux cents personnes. Le président de la République a d’ailleurs lui-même pris les devants en refroidissant les espérances des candidats au départ, lors de son bref séjour en Irak, en septembre, quand il a exhorté la minorité chrétienne, regroupée en urgence dans l’enclave d’Ainkawa, au Kurdistan, à rester dans son pays d’origine.
A la vérité, ce que le chef de l’Etat s’est gardé de préciser, c’est qu’en France, le droit d’asile est désormais fort malmené. Ses structures d’accueil croulent sous le nombre, congestionnées par la poussée des migrants économiques, qui, se trompant volontairement de guichet, viennent tenter leur chance dans ses files d’attente, au risque de voir pervertie la mission sacrée de l’assistance aux réfugiés, héritée des conflits du XXe siècle et coulée dans le bronze de la Constitution de 1946 –«Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République».
Résultat: le nombre de ceux qui sollicitent l’octroi de ce statut (66.000 personnes en 2014) a augmenté de 85% depuis 2007. Le temps d’attente entre l’enregistrement en préfecture et la première audition devant l’Office français pour la protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) s’est donc allongé jusqu’à dépasser souvent neuf mois; et l’ensemble de la procédure, au bout des recours et d’un appel possible devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), demande la plupart du temps deux années pleines.
Il y a en permanence quelques trente mille personnes dans un entre-deux qui s’éternise, ni réfugiés de plein droit ni «déboutés» définitifs du droit s’asile. La règle de l’assistance veut que les demandeurs soient hébergés pendant l’étude de leur dossier, qu’ils bénéficient de l’aide médicale d’Etat (AME) et, sous certaines conditions, d’une allocation temporaire d’attente (ATA), fixée à 336 euros par mois –qui était versée à 42.000 candidats au 31 décembre 2013, contre 37.600 un an plus tôt.
Or, les centres d’accueil des demandeurs d’asile (CADA) manquent dramatiquement de lits. Il faut loger des milliers de familles à l’hôtel pour des mois, ou laisser des célibataires gagner des squats ou se débrouiller seuls, au risque de les perdre de vue. Cela entraîne «une rupture d’égalité entre les demandeurs d’asile», selon le député UMP des Alpes-Maritimes Eric Ciotti, et «des coûts exorbitants pour la collectivité» (le «prix» de la procédure d’attente est passé de 47 millions d’euros en 2007 à 140 millions, en 2013).
Du devoir d'accueil à l'exaspération
Auteur d’un «projet d’avis» sur le budget de l’asile dans le cadre du projet de loi de finances 2015, Eric Ciotti se garde pour l’instant de critiquer plus avant les dérives des conditions d’accueil. Il est vrai que l’aggravation des embouteillages de l’asile a commencé sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy.
Les chiffres avancés par le député sont tirés des auditions en commission qui ont introduit, ces dernières semaines, le projet de loi du gouvernement visant à réformer les conditions du droit d’asile, qui doit être soumis à l’Assemblée Nationale à partir du 9 décembre. L’opposition pourrait cependant choisir de dénoncer les dérives de l’assistance aux demandeurs et sa confusion de plus en plus nette avec la migration économique, ne serait-ce que pour permettre à l’UMP «resarkoziée» d’inaugurer une nouvelle ère de contestation parlementaire.
Le gouvernement a perçu tôt le double danger que représentent les contraintes pratiques et financières pesant sur le droit d’asile et le lent glissement, plus insidieux, du devoir d’accueil aux exilés politiques ou aux femmes menacées de viol, de par le monde, vers l’exaspération que suscite désormais, dans notre pays, la présence accrue de migrants clandestins chez une partie de l’opinion et de la classe politique. Manuel Valls était encore ministre de l’Intérieur quand, en novembre 2013, il a réceptionné le rapport qu’il avait demandé, six mois plus tôt, à deux parlementaires, la sénatrice centriste Valérie Létard et le député socialiste Jean-Louis Touraine. «C’est un système à bout de souffle», résumait-il alors, en annonçant une réforme d’urgence.
L’Ofpra a toujours été une institution froide, fort prudente, et chiche de ses octrois du statut de réfugié. Créé en 1952, placé sous la tutelle du ministère de l’intérieur, il a épousé les méfiances de principe de celui-ci, résistant sans émotion aux «modes» nationales, aux préférences de l’opinion ou de la presse pour certaines communautés persécutées, comme par exemple, dans les années 70, les victimes de la guerre du Biafra ou les militants chiliens du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire) sous le régime du général Pinochet. Beaucoup d’avocats et les grandes associations humanitaires qui accompagnent les étrangers dans leurs démarches critiquent depuis des décennies son fonctionnement tatillon et bureaucratique. Il faut constituer un dossier –en français–, présenter des preuves matérielles et des témoignages des mauvais traitements subis ou des risques encourus à rester dans son pays d’origine. Difficile pour des fuyards qui n’ont souvent rien emporté avec eux, et qui se présentent à l’Ofpra, dans une autre langue, après des périples exténuants.
Proximité dangereuse entre les demandeurs d'asile et les migrants économiques
La part grandissante des migrants économiques parmi les «concourants» au statut de réfugié obstrue de plus en plus des filtres déjà fort resserrés. Les piles de dossiers en attente augmentent jusqu’à l’ubuesque et les «officiers de protection», agents de l’Ofpra, ne savent y répondre, sur ordre de leur hiérarchie, que par de brusques périodes d’élimination assez systématiques. On «déboute», plus encore qu’auparavant, d’où de nombreux cas d’injustice, dénoncés par les ONG. Le nombre des rejets, longtemps proche des trois-quarts des dossiers, a maintenant passé la barre des 80%.
A chaque étape de leur enquête, les deux parlementaires auteurs du rapport sur la situation du droit d’asile ont pointé la proximité dangereuse entre ceux qui ont des raisons d’ambitionner l’asile et les migrants économiques, qui viennent en surcharge du dispositif. Même concentration géographique: l’Ile-de-France (45% des enregistrements à l’Ofpra), Lyon, Metz, villes qui sont aussi les principaux points d’accès des clandestins. Même présence de réseaux mafieux: les filières de passage des migrants en Europe disposent de véritables succursales proposant faux témoignages et dossiers de persécution clé en main. Beaucoup d’étrangers en situation irrégulière ont compris qu’une fois passé le premier obstacle de l’inscription en préfecture, plusieurs mois de relative tranquillité leur sont promis, par le biais de la demande d’asile. Même un logement.
Légitimes ou non, ceux qui ont réussi à s’introduire dans le système refusent aussi de s’en éloigner. Prier les «déboutés» de quitter le territoire, et d’abord leur logement, quand ils en ont bénéficié, est devenue source de conflits incessants. C’est l’histoire de la jeune kosovar Leonarda Dibrani et des polémiques ayant suivi la tentative d’expulsion de sa famille, en octobre 2013, directement à l’origine du rapport des parlementaires et du projet de réforme de Manuel Valls. Le constat est général, il est même admis par les associations les plus bienveillantes: comme l’explique un conseiller du ministre de l’Intérieur, le cadre-même de l’instruction des dossiers induit désormais «une incitation au détournement de la procédure d’asile à des fins migratoires».
Par la réforme, le gouvernement espère déjà réduire de moitié la durée d’attente des prétendants à l’asile. Des «accompagnateurs» devraient être recrutés pour accélérer l’avancée des expertises et les étrangers qui iront, en dernière instance, plaider leur cause devant la justice auront désormais accès à un juge unique. 5.000 nouvelles places de résidence en CADA devraient aussi être ouvertes, après déjà 4.000 en 2013.
La réforme de l’asile contient cependant tout un chapitre de contraintes nouvelles assez contradictoires, au premier regard, avec le principe du droit d’asile, tel que la France a longtemps entendu le magnifier sur son sol. Ainsi, les prétendants à l’obtention du statut de réfugié n’auront plus le choix de la localisation géographique de leur inscription, mais seront répartis dans d’autres régions, moins engorgées. En cas de refus ou de déplacement, ils pourraient perdre le bénéfice d’un logement ou d’une allocation. La mesure est critiquée par les associations, réunies dans la Coordination française pour le droit d’asile (CFDA). «Cela s’apparente de fait à une assignation à résidence généralisée sous prétexte d’une meilleure répartition géographique», a expliqué un responsable.
Une position qui tend à devenir minoritaire
Les deux auteurs du rapport préconisaient aussi le regroupement des «déboutés» définitifs dans des centres spéciaux, déjà pour libérer les logements du dispositif. Selon l’expression des ministres de l’Intérieur successifs, ces étrangers, privés de tout statut, «ont vocation à quitter le territoire». Manuel Valls n’a cependant pas retenu cette proposition.
Mais l’intention y est. Ou la tentation. Rejetés par l’Ofpra, des dizaines de milliers d’étrangers vont continuer de tenter d’échapper aux procédures d’expulsion en gagnant les zones de vie des immigrés, et la chasse leur sera donnée. Ils constituent toutefois une catégorie à part, à côté des clandestins: ils sont entrés dans le système du droit d’asile, même sans de bonnes raisons d’y aspirer. La latence même du dispositif a pour conséquence qu’ils ont souvent eu le temps de s’installer, de se marier, de faire des enfants, ou pour les familles, comme dans le cas de Leonarda, de les scolariser. C’est assez pour que les autorités se sentent vis à vis d’eux une autre responsabilité qu’à l’égard des clandestins.
Telle est en tout cas la position des humanitaires. Disons aussi de la gauche en général, des églises et de la presse. Mais elle tend à devenir minoritaire dans le pays. Et le gouvernement de Manuel Valls s’attend à ce qu’à l’occasion d’une autre «affaire Leonarda» se lèvent des critiques venues d’un horizon opposé, qui, par ras-le-bol du fait migratoire global, balaierait du même coup la tradition du droit d’asile.