Sciences

Que les animaux disparus le restent

Nous ne devrions pas demander à la technologie de remonter le temps.

Dessin original du XIXe siècle représentant un <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Thylacine#mediaviewer/File:Thylacineprint.jpg">thylacine</a> (tigre de Tasmanie), via Wikimedia Commons. Le dessin n’est pas anatomiquement correct.
Dessin original du XIXe siècle représentant un thylacine (tigre de Tasmanie), via Wikimedia Commons. Le dessin n’est pas anatomiquement correct.

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Pour une espèce morte depuis un siècle, la tourte voyageuse connaît une année plutôt faste. Avec une relative synchronicité, une volée de livres, d'articles et un documentaire ont tour à tour commémoré la mort de «Martha», l'ultime représentant de l'espèce qui rendit son dernier souffle le 1er septembre 1914, au zoo de Cincinnati. On frôle l'éloge funèbre national pour un oiseau qu'aucun être humain vivant à l'heure actuelle n'est capable d'avoir vu, et certainement pas à l'état sauvage, où il fut aperçu pour la dernière fois à peu près quand débutaient les travaux de percement du métro de New York.

Plus de Martha, ni de Booming Ben

Aux XVIIIe et XIXe siècles, l'oiseau représentait une ressource alimentaire aussi financièrement abordable que facile à chasser, du fait de son extraordinaire abondance (qui a pu se compter en milliards de spécimens) et des énormes nuées qui constituaient ses malheureuses habitudes de déplacement. Son sort fut scellé dans les années 1850 avec l'expansion du chemin de fer et du télégraphe, qui alimentèrent un insatiable appétit commercial et un lucratif marché de la viande de pigeon en permettant un accès plus facile aux groupes d'oiseaux et des communications accélérées quant à leur localisation. A une époque antérieure à l'avènement du Endangered Species Act, on procéda à quelques rares et précieuses tentatives pour sauvegarder l'espèce, mais aucune ne fit la moindre différence.

Moins de vingt ans après la discrète disparition de Martha à Cincinnati, l'unique survivant de la poule des prairies (Tympanuchus cupido cupido, un proche parent du tétras des prairies) fit son ultime apparition dans le sud-est du Massachusetts. Surnommé «Booming Ben» [Ben le bruyant] à cause des vocalisations caractéristiques que poussaient l'oiseau pendant son extravagante parade nuptiale, il s'agissait du dernier spécimen d'une espèce autrefois très courante entre la Nouvelle Angleterre et le nord de la Virginie.

A l'instar de la tourte voyageuse, la poule des prairies représentait une source de protéines aussi abondante que bon marché (on l'appelait «la dinde du pauvre») au XVIIIe siècle et au début du XIXe. Mais dans les années 1870, la chasse allait avoir raison de ces animaux sur toute la partie continentale des Etats-Unis. Quelques décennies plus tard, ils ne dépassaient pas la centaine d'individus, tous regroupés sur l'île de Martha’s Vineyard. On a vu pire comme lieu de convalescence, sauf quand vous êtes une population de petits oiseaux non migrateurs et génétiquement isolés.

Martha, via Wikimedia Commons

Contrairement à la tourte voyageuse, les efforts pour sauvegarder l'espèce furent légion, notamment avec l'interdiction de sa chasse et la création d'une réserve protégée sur le Vineyard au début des années 1900. Mais les dés avaient déjà été jetés. Comme Martha avant lui, Booming Ben –et son espèce– s'évanouit dans l'éther évolutif, selon toute probabilité un jour de printemps 1932.

Si, au début du XXe siècle, la cause conservationniste peinait encore à rallier l'opinion publique, tout le monde n'accueillit pas ces disparitions avec fatalisme. A cette époque, l'une des voix à se faire entendre le plus bruyamment sur la question de la protection de la faune sauvage était celle de William T. Hornaday, croisé de la sauvegarde des espèces et fondateur du Bronx Zoo. Hornaday sut braver la complaisance d'une population américaine peu disposée à reconnaître le jeu destructeur dans lequel elle s'était engagée vis-à-vis de ses animaux sauvages. Dans son manifeste Our Vanishing Wildlife (1913), il tenta de faire comprendre quels enjeux biologiques étaient à l’œuvre quand une espèce se voyait poussée au bord de l'extinction.

«Que personne ne pense un seul instant, avertissait-il, qu'une espèce disparue puisse un jour être ressuscitée; il s'agirait d'une grave erreur. (…) La poule des prairies ne peut être ramenée à la vie, comme ne le peut la tourte voyageuse

Comme les choses ont changé en un siècle.

Même dans ses rêves les plus fous, il est hautement improbable que Hornaday ait imaginé, qu'un jour, des scientifiques et leurs comparses puissent sérieusement penser à ramener d'entre les morts des espèces disparues depuis longtemps – dont la tourte voyageuse et la poule des prairies.

La désextinction: un récit alternatif

Le concept s'appelle la «désextinction». Il puise dans une large gamme de technologies, des plus courantes aux plus émergentes (clonage, ingénierie génétique) et part du principe qu'en prélevant de l'ADN sur les tissus d'espèces disparues, tels que les conservent les musées d'histoire naturelle, et en le séquençant, des scientifiques seront capables de créer des approximations de ces animaux en «éditant» les génomes d'espèces (existantes) proches. Ainsi, par exemple, le génome du pigeon à queue barrée pourrait être modifié afin de le faire ressembler au plus près à celui de la tourte voyageuse et, théoriquement, il sera alors possible d'élever ces nouveaux oiseaux, avant de les relâcher dans la nature.

Stewart Brand est l'un des fers de lance de ce mouvement et, depuis environ un an et demi, le techno-écologiste n'a eu de cesse d'attirer l'attention des médias et de susciter la controverse. Sa Long Now Foundation assiste des scientifiques qui entendent recréer la tourte voyageuse –et envisagent de le faire pour la poule des prairies– au sein du projet «Revive & Restore», qui compte de nombreux candidats à la résurrection, du tigre de Tasmanie au mammouth laineux.

Quel bonheur il y aurait à annuler l'erreur humaine fondamentale à l'origine du conservationnisme contemporain.

Stewart Brand

Face à la désextinction, les réactions n'ont pas été avares en scepticisme. Ses détracteurs condamnent un gâchis financier, à une époque où la protection de la nature manque cruellement de moyens, y voient un «projet vaniteux», voire craignent que les nouvelles espèces ainsi fabriquées bouleversent les écosystèmes existants, vu que leurs «anciens» habitats ont été considérablement réduits. D'autres encore ont peur que la désextinction suscite, dans l'opinion publique, une diminution de l'engagement vis-à-vis de la sauvegarde des espèces menacées et accélère de fait le rythme des extinctions.

Mais, selon Brand, la désextinction offre quelque chose de vital aux conservationnistes contemporains: un récit alternatif, libéré du fardeau moral que peuvent représenter les notions mêmes d'extinction et de perte écologique. Si nous avions réellement les moyens de ressusciter la tourte voyageuse, la poule des prairies et d'autres espèces aussi disparues qu'emblématiques, Brand estime que «l'histoire de la conservation pourrait passer du négatif au positif, des lamentations et des mortifications constantes à un nouveau dynamisme, excitant et prometteur» (en juin dernier, Slate.com publiait une adaptation de la recension qu'avait faite Brand de Cloning Wild Life dans la revue Issues in Science and Technology. Dans cet article, Brand détaillait certains de ses arguments en faveur d'un «sauvetage génétique high-tech» concernant à la fois les espèces aujourd'hui en danger et celles récemment disparues. Le recours à de l'ADN ancien –comme cela serait le cas avec la tourte voyageuse, la poule des prairies et le tigre de Tasmanie– relève de techniques d'ingénierie génétique encore plus ambitieuses que ne l'est le transfert nucléaire de cellules somatiques).

J'ai un profond respect pour Brand et sa longue et impressionnante carrière de tête brûlée techno-écologiste, mais je pense qu'il se trompe au sujet de la désextinction. La désextinction n'est pas vraiment une stratégie de sauvegarde de la nature, ni ne reflète une éthique conservationniste adéquate.

En réalité, je pense qu'aller dans ce sens ne pourra que gravement entamer la valeur que nous attachons à la vie sauvage. Et, pire encore, la désextinction ne pourra que déprécier les leçons morales de l'extinction des espèces, à une époque si critique de notre histoire environnementale.

Le problème, c'est que le scénario de base est faux

Même si la renaissance de la tourte voyageuse, de la poule des praires ou du mammouth (à admettre qu'on puisse faire revivre une espèce disparue grâce à un génome modifié) pourrait avoir une valeur esthétique, scientifique, voire économique pour la société, ces animaux ne partageront évidemment pas l'histoire naturelle de leurs espèces princeps. Le labeur évolutif et la richesse historique des espèces originales, y compris leur co-évolution avec d'autres espèces au cours du temps, sont perdus à tout jamais, remplacés par des histoires de manipulations technologiques dans des laboratoires de génétique du XXIe siècle. 

En d'autres termes, le scénario de base est faux, du moins dans une perspective conservationniste. L'histoire naturelle d'une espèce vivante est un élément parmi d'autres de la valeur que nous lui accordons, mais il s'agit d'une valeur d'une importance essentielle pour les protecteurs de la nature (du moins, c'est ce qu'elle devrait être). Notamment parce que notre compréhension de l'histoire naturelle d'une espèce non modifiée nous invite à une posture d'humilité envers elle. Comme nous le rappelait le philosophe et conservationniste Aldo Leopold:

«Les hommes ne sont que les compagnons de route d'autres créatures dans l'odyssée de l'évolution.»

Ce qui ne veut pas dire qu'une histoire naturelle inédite ne puisse s'accumuler au cours des siècles à venir pour les animaux ressuscités. Aucune «règle» ne définit le nombre générations nécessaires à une espèce pour acquérir une histoire naturelle distincte (et donc précieuse) ni d'ailleurs pour la perdre, comme on le voit avec des animaux élevés en captivité puis réintroduits dans la nature après une longue absence (c'est le cas, par exemple, du condor de Californie). Mais on ne peut pas non plus nier que bon nombre de ces «compagnons de route» ramenés à la vie apparaîtront bien après la disparition de la terre ou des cieux de leurs analogues naturels, et qu'ils le feront dénués du récit co-évolutif définissant en partie l'histoire naturelle de leurs géniteurs.

En d'autres termes, il leur manquera tout simplement les uniques et irremplaçables caractéristiques évolutives responsables de la valeur que nous accordions aux «originaux» –une identité à tout jamais disparue avec eux. Si ces nouvelles-anciennes espèces sont des compagnons de route, alors ils monteront à bord de l'évolution armés de passeports suspicieusement vierges.

Leur disparition est le symptôme d'une maladie grave

Mais une raison supplémentaire, et encore plus essentielle, de craindre la désextinction, concerne la tentative, certes bien intentionnée, mais radicalement fallacieuse d'effacer le récit moral qui entoure la disparition des espèces. Comme l'écrit Brand dans son apologie de la résurrection de la tourte voyageuse:

«Quel bonheur il y aurait à annuler l'erreur humaine fondamentale à l'origine du conservationnisme contemporain.»

Si seulement les choses étaient aussi simples.

Non, nous ne pouvons pas annuler cette «erreur humaine fondamentale» en ramenant à la vie quelques espèces disparues (sans même parler de la difficulté inhérente à un tel projet). La raison en est que la disparition de la tourte voyageuse, de la poule des prairies, du tigre de Tasmanie et d'autres, si regrettables qu'aient été ces événements, n'ont pas été le vrai problème. Ils n'ont été que les symptômes d'une maladie morale et culturelle bien plus profondément grave.

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