Culture / Économie / Société

Appropriation, quand tu nous tiens!

Tout en réactualisant la pensée du philosophe de l’urbain Henri Lefebvre, Gaëtane Lamarche-Vadel propose un panorama de l’appropriation dans les pratiques artistiques et les mouvements urbains.

<a href="http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Leszek_Kolakowski_and_Henri_Lefebvre_1971.jpg">Leszek Kolakowski et Henri Lefebvre</a> / Verhoeff, Bert - Anefo via <a href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/nl/deed.en">WikimediaCC</a>
Leszek Kolakowski et Henri Lefebvre / Verhoeff, Bert - Anefo via WikimediaCC

Temps de lecture: 7 minutes

Politiques de l'appropriation
Gaëtane Lamarche-Vadel

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Pour s’approprier Les Ménines (1656), Michel Foucault a dû pratiquer un anachronisme. Ce tableau était un tableau privé, destiné au regard d’un seul spectateur, le roi, car il était accroché dans son «bureau d’été». Il y est d’ailleurs resté longtemps. Mais l’analyse de Foucault, qui repose sur l’idée que l’on peut feindre de ne pas savoir qui se reflète sur le miroir au fond du tableau, n’a de signification que dans les conditions actuelles, muséales, de présentation et de réception de l’œuvre. L’appropriation par Foucault suppose ces conditions qui ne sont pas celles de l’appropriation par le roi qui s’y reconnaît d’emblée. Au passage, le tableau a changé de nom, il s’appelait Le tableau de famille et est devenu, pour le musée, à partir de 1849, Les Ménines.

Ce propos, que nous nous permettons de glisser à l’occasion de ce compte rendu de l’ouvrage de Gaëtane Lamarche-Vadel, a au moins le mérite de nous conduire vers le problème soulevé par l’auteure, ancien professeure de philosophie à l’Ensa, actuellement membre du collectif de rédaction de la revue Multitudes. Le problème? Repenser l’appropriation de nos jours, réveiller ce concept, ce qui renvoie aux questions suivantes: Comment penser l’appropriation des choses, du monde, des œuvres? Y a-t-il une essence de l’appropriation? L’appropriation se constitue-t-elle toujours de la même manière (anthropologie, sociologie, urbanisme, arts, mouvements sociaux)? Comment la distinguer d’une volonté de se rendre propriétaire? Ces questions sont d’autant plus cruciales que toute appropriation se confronte à deux obstacles: trop d’appropriation passe en propriété –l’auteure le souligne plusieurs fois– et trop peu d’appropriation empêche l’instauration de rapports nécessaires. On pourrait même ajouter, en complétant sa pensée, que toutes les appropriations ne se valent pas et qu’un usage trop large de cette notion empêche de comprendre la spécificité de certains mouvements urbains ou plastiques. Autant dire que, face à la multiplication des incitations à s’approprier les choses, la culture, les œuvres, la question se pose de savoir quel est le sens de cette consigne d’existence; et face à l’absence de limite concernant son emploi, il est nécessaire de prendre quelques distances. Mais comment et à quelles fins?

Il y a, chez Leibniz, bien avant les sources citées par l’auteure, toute une théorie de l’appropriation, notamment artistique. Leibniz fait de cette question la ressource de la notion de «public», au sens où l’œuvre opère quelque chose. L’œuvre exerce un effet sur le spectateur et le spectateur doit s’approprier ce que l’œuvre propose. Quel est l’intérêt de ce détour? Nous montrer que l’appropriation consiste en un processus dynamique et non mécanique. Certes, l’auteure de cet ouvrage n’a pas tort de reprendre ce débat, quoiqu’elle l’englobe dans une perspective essentialiste, pour en tirer une règle de pensée: tant que l’appropriation reste prise dans les rets du propre et de la propriété, elle se convertit en source de domination; pour qu’elle demeure active et protestataire, il convient qu’elle soit liée à un processus de transformation. Ou encore: si certains pensent l’appropriation sur le mode du métissage, de l’infiltration et de l’hybridation, c’est sans aucun doute parce qu’ils ont entrevu que l’appropriation ne pouvait se réduire à une adéquation avec le banal. Larmarche-Vadel évoque d’abord les artistes avant de généraliser son propos et nous invite à une démarche qui se déploie en trois parties. La première s’attache à Marx, auquel il faudrait remonter pour trouver l’esquisse d’une anthropologie de l’appropriation; puis à Henri Lefebvre (1901-1991) qui la reprend et la théorise dans le contexte de l’économie urbaine. La deuxième partie porte plus précisément sur des artistes: elle contribue à théoriser l’invention appropriative d’un certain nombre d’entre eux, dont Kader Attia. Ayant ainsi introduit les questions de désappropriation et de désintégration, l’auteure peut entamer un troisième parcours portant cette fois sur la sémiotisation et la libéralisation de l’appropriation.

L’inflation de ce vocabulaire de l’appropriation est certaine tant à notre époque que dans la démarche proposée. Reste à savoir si le concept peut être sauvegardé sous ce mode ou si on doit en régler un peu l’usage. Pour l’auteure, «l’appropriation est une notion marxiste», insuffisamment développée par Marx. Elle reprend ici un propos d’Henri Lefebvre, alors qu’il cherchait à creuser son lit théorique dans ce contexte, tout en s’appuyant, on le sait et ce fut son originalité, sur les questions urbaines. Certes, l’homme, par sa pratique sociale, s’approprie la nature. Il s’approprie aussi sa propre nature. En un mot, le terme croise aussi bien les rapports de production que la «nature humaine». Traversant alors la perspective anthropologique, Lamarche-Vadel oriente le débat vers sa thématique: plus domine la propriété privée, plus s’étend la privation d’un devenir humain de nos sens, de nos facultés, de nos besoins. C’est donc à Henri Lefebvre qu’elle réserve ce bel hommage, lui qui aurait pris le concept d’appropriation pour fondamental et aurait grâce à lui renversé une partie de l’optique de Marx. Il en fait, ajoute-t-elle, le concept d’une libération d’un ferment social d’invention et de transformation qui existe au sein des pratiques sociales ordinaires.

Il s’agit là des recherches sur la «vie quotidienne», déployées par Henri Lefebvre autour des années 1970, et qui lui permettent de conjoindre rationalité et poétique autour d’une série d’analyses conduisant à multiplier les possibilités d’appropriation productrice et libératrice de la vie et les prémices d’une transformation sociale. En découvrant, il est vrai, la valeur critique de la vie quotidienne, critique parce que relativisant le déterminisme économique, Henri Lefebvre espère mettre fin à la domination du rationalisme économique sur notre système de penser et d’agir. De ce point de vue, Henri Lefebvre et Michel de Certeau se rejoignent. Henri Lefebvre a toujours déploré que la question de l’appropriation ait disparu de la pensée marxiste. Il insiste sur le fait que les rapports de l’homme avec le monde extérieur, dominé par une technicité croissante, ont davantage changé que les rapports de l’homme avec lui-même. L’aliénation a gagné le travail bien sûr, mais aussi les corps, les désirs, la vie imaginaire, les représentations ... à quoi s’opposent les arts. Le concept de «quotidien» pourrait-il devenir un concept subversif, pour autant que le quotidien réel soit traversé sans cesse de contradictions? Henri Lefebvre encourage à réhabiliter les concepts d’œuvre, d’être humain, d’appropriation, de style, de création, de vécu, de valeur d’usage...

Henri Lefebvre ainsi mis en avant, restauré sans doute, l’auteure insiste sur sa mise en question de la distribution abstraite, fonctionnelle et ségrégative des espaces urbains modernes. Henri Lefebvre étend sa critique virulente de l’idéologie productiviste. Mais, l’urbanisation se traduit aussi par l’émergence d’une pratique urbaine qui peut restaurer des liens, la polyvalence des façons de vivre, les variations du quotidien. L’auteure résume et reprend ainsi longuement la thèse d’Henri Lefebvre, en approfondissant l’idée de réappropriation de l’ordre du vécu. Et elle reconsidère les rapports au temps, à l’espace, au corps, grâce auxquels on peut montrer que «le temps et l’espace sont (ré-?)appropriés quand ils s’expriment l’un l’autre». Au passage, elle montre qu’Henri Lefebvre trouve du côté de l’art un moteur sinon un modèle de changement. L’art serait donc la forme la plus accomplie de l’appropriation, du moins, si l’on suit la façon particulière de l’auteure d’appuyer Henri Lefebvre sur John Dewey. En un mot, Henri Lefebvre ne cesse de chercher et de trouver dans des zones non explorées de la société moderne les ferments de l’invention d’une société possible.

Armée de cette relecture des travaux d’Henri Lefebvre, l’auteure peut revenir à des considérations moins exégétiques qui portent à la fois sur l’urbain et sur les arts plastiques. Elles entremêlent même les deux plans, sans que l’on voie toujours bien quelle règle préside à cet entrelacement. Malgré tout, le rapport peut être établi. On sait par exemple que la municipalité de Barcelone encourage depuis quelques années la population du quartier du centre à se réapproprier les rues colonisées par les dealers. En revanche, elle n’a pas fait appel à des artistes. A l’inverse, les artistes se réappropriant des lieux urbains ne sont pas toujours encouragés par les municipalités. Occasion était donc donnée de relier contradictoirement ces éléments.

En ce qui concerne les artistes, il est vrai qu’une révolution du quotidien a constitué tout un pan de leur travail. Des écrivains, des peintres et des sculpteurs ont découvert des énergies créatives dans les plis de la vie ordinaire. C’est même, semble-t-il, Pierre Restany qui a introduit le langage de l’appropriation dans le cadre des œuvres modernes. Appropriation désigne alors le geste de collecter des objets ordinaires, de ramasser des détritus, d’arracher des affiches collées sur les palissades qui, déplacées, découpées, associées, deviennent des œuvres. Larmarche-Vadel cite évidemment Aman, Spoerri, César, Tinguely, Villeglé, Hains,... qu’on pourrait d’ailleurs dissocier un peu: leur englobement dans la notion de prélèvement de fragments du réel est sans doute un peu lâche. On gagnerait également à parler les concernant de ré-appropriation plutôt que d’appropriation.

L’auteure les associe aussi un peu rapidement avec les mouvements urbains qui ont inventé des vies nouvelles dans les failles du système économique, à travers les friches industrielles notamment, en focalisation son attention sur certaines manières de les rendre à la pollinisation, la reproduction florale et la nidification. Certes, les zones urbaines désaffectées ont été investies par des individus et des collectifs parce qu’elles offraient un lieu et un temps propices à l’invention d’une économie de vie qui articule le domestique, les activités artistiques, l’hospitalité. Il s’agit d’une appropriation pour sûr. Mais le risque de confusion demeure important. Les deux types d’appropriation sont-ils semblables? C’est en tout cas sous cet angle que l’auteure explore Friches de la Belle de Mai, Cartoucherie, Passage, Antrepeaux, et autres Caserne, désormais bien établis, en les mettant en parallèle avec les travaux des artistes cités.

Trente à quarante ans de l’histoire récente défilent ainsi sous nos yeux. Les Nouveaux territoires de l’art aussi ont déployé cette capacité à réunir des champs artistiques différents et à créer des conditions d’une vie artistique là où elle était inconnue, tout en transformant des lieux disciplinaires, hiérarchisés et réglementés en lieux de production libre et supports de création. On trouve d’ailleurs un chapitre, tout de même un peu convenu, sur l’artiste Kader Attia, autour de la notion d’art-propriation, un jeu de mot célébrant son brassage de toutes les appropriations –rapts, pillages, transgressions culturelles, sacrilèges, subversion sociale– et souhaitant surtout généraliser les bénéfices du mouvement appropriationniste en art.

La conséquence, considérée du point de vue de l’auteure est attendue: comme praxis urbaine, l’appropriation consiste en une reconquête du pouvoir et de l’intelligence collective sur la création urbaine contre la privatisation et la normativité des rouages de production et de contrôle.

Le chapitre consacré au mouvement appropriationniste situe sans doute plus précisément les choses. On sait que les artistes, en l’occurrence modernes, à l’origine de cette appellation sont Elaine Sturtevant, Sherrie Levine, Richard Pettibone. L’auteure commente les «larcins» des uns et des autres en y mêlant cependant la question des copies. Elle veut faire émerger les manières d’approcher la question de la valeur commerciale et de la valeur culturelle des œuvres. L’appropriationnisme a un double effet, précise-t-elle: discréditer la création, jeter le trouble dans le marché des œuvres uniques, et mettre en cause la signification de l’art. Ces artistes effectivement soustraient l’œuvre à la logique transcendante de l’unique.

Dans la mesure où chacune des explorations de l’auteure ne peut être citée ici, il faut en venir aux conclusions. Lamarche-Vadel fait donc de l’appropriation le ressort de mille mouvements sociaux et artistiques. L’appropriation devient la clef et la richesse d’innombrables pratiques actuelles, moins modernes que contemporaines. Elle devient ici une puissance de mobilisation et l’auteure n’a guère de doute sur ses succès. Elle est encore retrouvée de nos jours, à la fois sur le plan conceptuel (chez Bernard Stiegler, Gilbert Simondon, en fin de parcours) et sur le plan pratique (le DAL, RSF, Copyleft,...). Elle ne cesserait donc de réunir des adeptes.

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