Culture

«The Knick», le gore cool selon Soderbergh

Dans cette série médicale qui réinvente le genre, réalisée par l'auteur de «Sexe, mensonges et vidéo», les chirurgies sanglantes prennent une nouvelle allure.

Clive Owen dans «The Knick» © Cinemax
Clive Owen dans «The Knick» © Cinemax

Temps de lecture: 4 minutes

Steven Soderbergh, le plus jeune palmé de l’histoire du Festival de Cannes, peut s’enorgueillir d’une carrière atypique. En 1989, il explose avec Sexe, mensonges et vidéo. Dans les années 2000, il devient le chouchou du public avec Erin Brockovich et sa trilogie des casinos (Ocean’s 11, 12 et 13). Puis progressivement, il quitte les grosses productions hollywoodiennes jusqu’à réaliser Ma vie avec Liberace pour la télévision en 2013.

Mais ce qui pourrait être interprété comme un lent decrescendo de visibilité semble plutôt ressembler à une graduelle libération des lourdeurs de l’industrie cinématographique, dont son nouveau projet intitulé The Knick serait l’aboutissement. Avec cette série en 10 épisodes diffusée cet été sur Cinemax (une branche d’HBO), Soderbergh réalisateur, directeur photo et monteur, semble dire que le carcan du grand écran n’est plus en mesure d’accueillir ses visions. Avec The Knick, le cinéaste revitalise le trop normé «medical drama» en inventant un genre vivifiant et jouissif: le gore cool. 

En chroniquant le quotidien du service de chirurgie d’un hôpital new-yorkais, fait d’amourettes entre soignants, de cas médicaux ardus et de luttes de pouvoirs internes, on pouvait craindre que The Knick ne soit qu’une resucée des nombreux Grey’s Anatomy, Urgences et consorts. Ce n'est pas le cas, car le challenge de la série créée par Jack Amiel et Michael Begler, et que Soderbergh réalise, réside dans l’époque à laquelle se déroulent les aventures du Dr Thackery (Clive Owen), à savoir le début du XXe siècle. Cette simple translation temporelle ouvre un champ d’investigation formidable dans lequel le fameux gore va pouvoir s’épanouir à loisir.

Naissance d’une science

Mais comment peut-on faire du gore cool? Tout d’abord en usant de cette distance historique. Une fois n’est pas coutume, le spectateur en sait plus que les personnages. Les connaissances scientifiques médicales ont beau avoir fait un bond au XIXe siècle, le savoir chirurgical en est lui à ses balbutiements. Chaque opération rime ainsi avec expérimentation. Expérimentation d’un nouveau geste, d’une nouvelle procédure, d’un nouvel instrument. On n’ouvre pas les corps en 1900 comme en 2014. Les césariennes ressemblent plus à des éventrations, les trépanations à des lobotomies. Cette débauche sanglante et viscérale, si elle n’est pas facilement visible (âmes sensibles s’abstenir), est toutefois rationalisée, amoindrie par le caractère expérimental des séquences.

Alors que la chirurgie d’aujourd’hui consiste en un apprentissage et la mise en pratique de celui-ci, rien n’est encore rôdé au Knick (le nom de l’hôpital où officient les personnages). On apprend, on tâtonne, on foire ou on réussit, c’est selon (on foire souvent, tout de même). Cette invitation à découvrir le work in progress de la chirurgie moderne crée une incroyable distance vis-à-vis du déballage gore auquel on est convié. Alors que les héros s’escriment à comprendre comment résorber une appendicite, on regarde médusé les progrès faramineux que cette science a faits en quelques décennies. Dès lors, le gore indubitablement présent à l’écran passe en second plan. L’attention du public n’est pas captée, comme c’est le cas dans le fameux épisode d’Urgences réalisé en son temps par Quentin Tarantino, par les éclaboussures de sang ou les corps démantibulés, mais bien par l’observation patiente d’une méthodologie qui naît sous nos yeux.


L’autre force de The Knick, qui relativise l’usage massif du gore, réside dans le rapport à l’autre, qu’il soit patient ou famille. Alors que les séries actuelles font la part belle à l’émotion des soignants face à leurs patients, renforcée encore par la présence inquiète des proches en attente devant le bloc opératoire, The Knick ne s'en préoccupe pas. Pas d’empathie particulière des chirurgiens, totalement obnubilés par le désir de faire avancer les connaissances scientifiques.

Mais aussi, et surtout, absence patente de tous les parents morfondus d’inquiétude, dont la peur de perdre un être cher alimente l’horreur de l’acte opératoire. Le spectateur ne connaît que très peu les malades installés sur le brancard, annihilant de fait toute velléité de projection personnelle. Cette représentation glaciale du corps médical à l’œuvre, qui n’a finalement aucun compte à rendre (en 1900, dans un hôpital de pauvres, les proches ne se bousculent pas pour mettre la pression sur les docteurs), accentue encore cette impression de distanciation et du coup invalide le sentimentalisme qu’on pourrait ressentir. Encore une fois, sans carburant émotionnel, le gore perd de son vernis choc et scandaleux.

Des viscères à l’écran, ca reste un spectacle rebutant, me direz-vous. Cela serait sans doute vrai si la caméra de Soderbergh s’ingéniait à scruter toutes les effusions de sang. Mais la mise en scène du réalisateur ne s’attarde pas sur les corps découpés. Le geste chirurgical s’inscrit toujours au cœur du plan, éloignant de fait le regard de ce qui pourrait paraître sensationnaliste. Quant au contexte des scènes opératoires, il n’est pas anodin. La présence d’un public (d’autres médecins venus observer et apprendre de leurs collègues), la description orale de chaque mouvement, acte et décision pris par le chirurgien sont autant d’éléments qui concourent à placer le téléspectateur sur le banc des érudits, et non sur celui d’un simple voyeur à la recherche de sensations fortes. Le gore apparaît alors pour le public tel qu’il se manifeste pour le professionnel: un état de fait naturel duquel on se détache pour mieux réussir son travail.

L’art narratif de Soderbergh

Si Soderbergh se contentait de filmer les opérations comme des cours de chirurgie froids, le gore qu’il se plaît à exposer ne serait certes pas choquant, mais pas forcément cool. Pour cela, encore fait-il adjoindre à ces séquences une narration, un récit extra-diégétique à l’opération. Et de ce côté-là, The Knick n’est pas en reste. S’appropriant des thématiques propres à l’époque (comme la ségrégation), la série multiplie son socle scénaristique à chaque scène au bloc (un amphithéâtre en fait), déviant l’attention du public sur d’autres registres que le gore, la réussite ou l’échec de l’opération. La complexité des rapports entre chaque intervenant (luttes de pouvoir, racisme, jalousie, méfiance, liaisons amoureuses) apporte un sous-texte la plupart du temps implicite. 

Alors que les chirurgiens s’affairent à réussir une césarienne ou une amputation, rien n’est dit hormis les échanges purement médicaux, et pourtant tout se joue là, ou presque. Cette salle d’opération, microcosme apparemment hermétique, condense tous les enjeux de la série, se révèle une caisse de résonance formidable des antagonismes de chacun, tout en respectant les codes de la bienséance. Les empoignades ont lieu avant ou après, comme les étreintes ou les coups bas. Toutefois, si rien ne transparaît véritablement sur la scène, car il s’agit bien d'un spectacle avec public, suspense et applaudissements, les regards, la chorégraphie des corps des soignants autour du patient rendent compte d’une narration indicible mais hautement compréhensible. Chaque coup de scalpel, chaque giclée de sang se doublent ainsi d’une signification supplémentaire, transformant le gore premier degré en une savoureuse confrontation d’egos.

Si les blockbusters hollywoodiens de Soderbergh semblent un lointain souvenir (son dernier coup d’essai remonte au mineur Contagion), son incursion en terre télévisée est une excellente nouvelle. En réalisant l’intégralité de la première saison de The Knick (dont une deuxième saison est déjà annoncée), le metteur en scène fait montre d’une originalité, d’un talent et d’une liberté qu’on n’attendait pas d’une série médicale. Comme quoi les effusions gore peuvent être le vecteur de bien plus qu’une simple horreur graphique. Une leçon de cinéma sur petit écran.

The Knick, 

Créée par Jack Amiel et Michael Begler; première saison réalisé par Steven Soderbergh

Avec Clive Owen, Andre Holland, Eve Hewson, Juliet Rylance. 

Voir sur Allociné

 

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