France

Le vote Front national, des raisons locales: l'exemple de Perpignan

Plutôt que de décider que les électeurs votent par adhésion, par contestation, ou pour telle ou telle raison qu’on leur attribue, nous avons voulu savoir comment s’était construit leur choix. En arpentant le terrain.

Marion Maréchal Le Pen, Louis Aliot, Florian Philippot et Steeve Briois pendant le congrès du FN le 30 novembre 2014 à Lyon. REUTERS/Robert Pratta
Marion Maréchal Le Pen, Louis Aliot, Florian Philippot et Steeve Briois pendant le congrès du FN le 30 novembre 2014 à Lyon. REUTERS/Robert Pratta

Temps de lecture: 8 minutes

Le terrain, lui, ne ment pas, est-on tenté d’écrire. Au Front national, le week-end politique passé a été celui de la défaite de BFM. Le classement sévère qu’a connu Florian Philippot au suffrage des militants frontistes, le numéro deux se voyant relégué à la quatrième place, doit en effet se jauger au profil de ceux que lui ont préféré les militants.

Marion Maréchal Le Pen (élue n°1) a su s’enraciner dans le Sud-Est, et servir de point de ralliement à ce FN sudiste hostile à l’omnimédiatique porte-parole. Louis Aliot (élu n°2) enregistre les dividendes de son organisation de la formation des militants, candidats et élus. Steeve Briois (élu n°3) voit récompenser son organisation des campagnes de terrain.

Trois militants de «terrain» donc, arpentant les fédérations, et non des porte-voix.

La différence existe également quant aux résultats électoraux. Steeve Briois est parvenu à se faire élire maire d’Hénin-Beaumont au premier tour des municipales. Louis Aliot est le seul candidat FN arrivé en tête dans une ville de plus de 100.000 habitants, Perpignan (34,1%, devant le maire sortant Jean-Marc Pujol, soutenu par l’UMP et l’UDI: 30,6%). Marion Maréchal Le Pen est la seule députée encartée FN. A contrario, Florian Philippot s’est fait élire sur un scrutin proportionnel de liste, les élections européennes.

Ce sont donc non seulement trois militants, mais aussi trois élus «de terrain» qui ont devancé une génération politique voyant d’abord l’action à l'aune de la présence télévisée –ce qui, au passage, témoigne d’ailleurs de la faiblesse de l’hypothèse «si le FN est haut, c’est simplement la faute des médias».

Retour sur terre

Ce terrain, nous l’avons justement arpenté. On peut confirmer que, bien souvent, il ne ressemble guère aux images vues à la télé. Nous avons choisi Perpignan, donc plus grande ville pro-FN.

C’est un territoire avec une morphologie spécifique. Durant des décennies, les pouvoirs publics locaux ont contribué à le structurer en désignant des «communautés» spatialisées, et ensuite en assurant une politique segmentée à leur égard (on peut lire par exemple ici ce texte du sociologue et juriste Dominique Sistach: «Clientélisme, identitarisme, communautarisme»). Le sentiment de déconstruction de la ville est allé avec celui de son système politique. Deux dates en sont les marqueurs: 2005, quand la ville est secouée d’émeutes inter-ethniques mettant au jour la concurrence des communautés maghrébine et gitane; 2009, quand la ville revote après que l’élection municipale de 2008 a été annulée, à la suite de ce qui est resté sous le nom de «fraude à la chaussette».

Nous racontions sur Slate, au soir du premier tour des municipales 2014, comment Louis Aliot avait pu arriver en tête dans cette ville. C’est ensuite le retrait de la liste PS-PCF (11,8% au premier tour) qui a fait qu’elle n’a pas basculé à l’extrême droite, comme sa voisine Béziers où la triangulaire a bénéficié à Robert Ménard. D’ailleurs, les deux villes ont aussi en commun d’avoir un habitat délabré en centre ville, avec de fortes concentrations de populations maghrébine et gitane, et leur situation socio-économique –Perpignan est la cinquième grande ville la plus pauvre de France, juste après Béziers, et relativement à l'inégalité de la répartition des richesses, elle est la quatrième ville, cette fois juste avant Béziers.

Là s’arrête l’analogie, car la campagne est spécifique. Si on utilise un logiciel de lexicométrie pour visualiser le discours que Louis Aliot a tenu à ses électeurs, on observe clairement qu’il se place dans un duel face au maire sortant Jean-Marc Pujol, ignore la politique nationale, allie un axe sécuritaire à un axe gestionnaire, sans référence explicite à l’immigration ou à l’islam.

C’est un discours qui se veut celui d’un candidat crédible à une fonction de premier magistrat municipal, très différent de celui d’autres candidats plus en position de challengers:

Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion et stratégie d’entreprise de l’Ifop, et Sylvain Manternach, géographe-cartographe issu de l’Institut français de géopolitique, ont réalisé diverses études sur la structure de l’électorat FN. Ils ont repris les données des listes électorales de Perpignan. On trouve sur ces documents l’adresse, l’âge, le lieu de naissance, l’identité patronymique des inscrits. Chercheur de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès mais aussi de l’Université de Perpignan-Via Domitia, je suis l’activité de la section frontiste sans discontinuer depuis 2011.

Avec nos données, nous avons ensemble étudié la structure du vote, pour comprendre comment il s’est fait.

Plutôt que de décider que les électeurs votent par adhésion, par contestation, ou pour telle ou telle raison qu’on leur attribue, nous avons voulu savoir comment s’était construit leur choix. Nous avons également effectué des calculs sur le fichier militant. L’ensemble de l’étude est gratuitement disponible en ligne, ou achetable en «version papier» (il y a un chapitre sur la méthodologie auquel je renvoie le lecteur de Slate curieux de la production des chiffres ci-après). 

SUR LE SITE DE LA FONDATION JEAN-JAURÈS

Perpignan, une ville avant le Front national?

à consulter

Que l’on me permette d’en présenter ici quelques éléments en vue de mieux comprendre ce qu’est aujourd’hui le FN, plutôt que de le décider a priori.

Il n’y a pas «la France périphérique», mais des périphéries convergentes

La question sociale importe, mais pas sous l’angle où on l’entend parfois. Ce n’est pas «une» «France périphérique» qui apparaît, mais la convergence de plusieurs périphéries, dont les plus prospères.

Le périurbain aisé, parfois très aisé, du sud et de l’est de la ville, avec un prix au mètre carré élevé, et une présence originaire des mondes arabo-musulmans faible, a répondu positivement à l’offre frontiste.

A l’est, le bureau 52, en haut de l’échelle du prix du foncier, offre ainsi à Louis Aliot 36,5% au premier tour, et 50,6% au second. Le vice-président du FN est arrivé en tête dans les deux seuls bureaux comptant moins de 2% de prénoms arabo-musulmans, et il s’est également imposé dans quatre bureaux ne comptant que de 2% à 7% de prénoms arabo-musulmans. Chez les pieds-noirs (5,5% du corps électoral), votant amplement pour la municipalité en place depuis 1962, mais ayant fortement voté Marine Le Pen en 2012, l’attraction frontiste est globalement forte, mais aussi différenciée par le niveau social. La zone pied-noire la plus bourgeoise est celle qui a le plus basculé du vote à droite au vote FN.

Le schéma désormais classique de la «France périphérique» se retrouve davantage tout au nord, dans le Quartier du Vernet, connaissant des problèmes structurels forts (il a une médiane du revenu fiscal mensuel par unité de consommation à 511 euros, contre 1.139 euros pour la commune et 1.842 euros en moyenne métropolitaine). Il se compose de zones pavillonnaires populaires, imbriquées à des logements collectifs concentrant la population liée aux mondes arabo-musulmans, ainsi qu’une population gitane (moins concentrée que dans le quartier de Saint-Jacques, classé le plus pauvre de France par l’Insee en 2013, avec cette fois-ci une médiane à 368 euros).

Se trouve ici ce que l’on nomme un «effet de lisière»: le vote FN est très fort sur les zones pavillonnaires, et tombe dans les secteurs des cités (le bureau 67 concentrant deux cités et disposant de 54,4% d’électeurs ayant un prénom d’origine arabo-musulmane a un vote FN de seulement 17,1% au premier tour).

Quand on regarde les indicateurs socio-économiques du lieu, cela souligne comment le vote FN est réactif à la question de la présence de population originaire des mondes arabo-musulmans, et non aux seules questions sécuritaire et sociale qui, sinon, devraient ici provoquer une forte adhésion électorale au parti.

Score de Louis Aliot au premier tour des municipales et nombre d’adhérents au FN dans certains bureaux perpignanais

Si le périurbain aisé témoigne d’une forte adhésion électorale au FN, celle-ci va de pair avec une absence d’engagement militant personnel.

Les personnes y vivant ne souhaitent manifestement pas déstabiliser leur capital social acquis par cet engagement. Le discours sur le vote FN comme émanant des classes populaires sert à dissimuler/légitimer un vote FN également élevé dans les milieux aisés. Comme le montre le graphique ci-contre, il n’est pas possible de désigner le vote FN comme relevant simplement du périurbain paupérisé. Le vote ne fonctionne pas sur une seule logique de géographie urbaine, mais combine des éléments économiques (structure sociale inégalitaire de la municipalité), culturels, et une offre politique FN paraissant renouvelée face à un champ politique paraissant en décomposition (voire quasiment disparu, dans le cas de la gauche locale).

La crispation identitaire

Elément important dans ce littoral méditerranéen qui connaît un flux d’importation de retraités nordistes: le vote FN rencontre équitablement les électeurs nés dans le département de Perpignan, et ceux qui sont nés à l’extérieur; mais les adhérents sont d’abord issus de l’extérieur. En revanche, la liste UMP-UDI se concentre sur l’électorat d’origine départementale, et la liste du centre-droit de Clotilde Ripoull, qui n’a raté la qualification pour le second tour que d’une poignée de voix, reçoit plutôt l’attention des électeurs d’origine extérieure.

Dans un territoire à la sociabilité complexe et aux antagonismes inter-ethniques marqués, il est possible que les nouveaux venus ressentent le besoin d’un réaffermissement de l’identité française sur celui-ci. Le FN aurait alors une valeur de représentation réintégratrice à la «communauté nationale» face aux segments essentialisés («Catalans», «Gitans», «Arabes») de l’espace urbain.


La liste de droite a systématiquement devancé celle de Louis Aliot dès que la proportion de prénoms arabo-musulmans franchissait la barre de 20% du corps électoral du bureau de vote. Il y a là un enjeu pour la «Droite forte», courant de l’UMP auquel appartient l’actuel maire de Perpignan, se retrouvant en posture mimétique avec le FN, mais devant accueillir un segment de l’électorat issu des mondes arabo-musulmans. La conciliation des contraires ne concerne pas que cette droite musclée.

La tentation chez certains socialistes de trouver un nouveau «peuple de substitution» en allant concurrencer Marine Le Pen dans le périurbain s’avère délicate, puisque le périurbain populaire comme celui des villas sécurisées a voté FN.

C’est moins la morphologie urbaine que les conditions matérielles de cette morphologie qui ont donc été déterminantes. L’électorat frontiste est interclassiste, comme le périrubain correspond à une hiérarchie économique et n’est pas un fait global. La géographie urbaine n’a pas effacé l’économie, ni les réactions altérophobes (selon diverses enquêtes, l’animosité envers les personnes issues de l’immigration augmente dans les classes supérieures avec le taux de chômage zonal: la concurrence entre «nous» et «eux» fabrique du consensus social, alors que les difficultés économiques devraient accentuer l’écart entre classes sociales).

Bilan et perspectives

Avec cette structure interclassiste, la non-élection au poste de maire du candidat FN arrivé en tête au soir du premier tour s’explique par trois raisons.

Primo, donc, la mobilisation différentielle de la population originaire des mondes arabo-musulmans durant l’entre-deux-tours.

Secundo: la crédibilisation et l’implantation de l’offre politique FN. A cet égard, le ratio établi par bureau de vote entre nombre de militants et nombre de voix est concordant: plus il y a d’encartés FN dans un bureau de vote, plus le FN est normalisé, plus il a de voix.

Tertio: la pyramide des âges. Ici aussi, il faut se méfier des catégories globalisantes. Les «seniors» de la ville ne sont pas égaux: l’Insee précise qu’à Perpignan «le niveau de revenu des 10% des seniors les plus aisés atteint 2.800 euros par mois contre seulement 590 euros pour les 10% les plus pauvres». Mais le calcul donne un différentiel de 11 points à l’avantage de la droite chez les plus de 65 ans, et le même taux à l’avantage de la liste FN chez les moins de 35 ans. Pour autant, avec 28% des suffrages, Louis Aliot obtient un score FN plus qu’honorable chez les seniors. On trouve néanmoins dans cette catégorie 47,1% des adhérents frontistes. Comme l’absence de militants dans les quartiers riches, cet indicateur nous montre les failles de la dédiabolisation: on s’affiche plus facilement FN quand on n’a plus d’enjeu socio-économique tel que son emploi, sa clientèle, etc.

Au terme de cette étude, dont je ne saurais ici reprendre tous les éléments, il apparaît que pour comprendre les raisons du succès du FN, il faut se défaire de certaines grilles de lecture préconstruistes cherchant à légitimer des préétablis idéologiques au motif de «répondre au vote FN».

Dans la production de ce vote, ce qui importe est donc l’approfondissement des difficultés économiques et sociales sur un territoire inégalitaire, radicalisant une demande sociale autoritaire bénéficiant à une candidature ayant su proposer une offre politique autoritaire crédibilisée, tandis que les autres offres se décomposaient. Le terrain, lui, ne ment pas, est-on tenté d’écrire.

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