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Au Liban, le français est un passage obligé pour les enfants syriens

Dans un pays où plus de 70% des écoles publiques assurent un enseignement en français, les réfugiés syriens n’ont qu’un seul choix pour poursuivre leur scolarité: apprendre la langue de Molière. Un défi que les ONG locales et occidentales tentent de relever.

Des enfants réfugiés syriens dans une école de l'Unicef dans la plaine de la Bekaa, en octobre 2014. REUTERS/Mohamed Azakir
Des enfants réfugiés syriens dans une école de l'Unicef dans la plaine de la Bekaa, en octobre 2014. REUTERS/Mohamed Azakir

Temps de lecture: 4 minutes

«Est-ce que ces mots en lettres latines correspondent à ces termes en arabe?», demande à demi-voix Abou Hamza[1] à l’un de ses clients, en lui taillant la barbe.

Dans un salon de coiffure de la banlieue nord de Beyrouth, ce barbier syrien, réfugié depuis trois ans au Liban, conserve un bout de papier dans sa poche qu’il sort de temps en temps. Entre deux coupes, il vérifie le sens des mots traduits de l’arabe à l’aide du traducteur en ligne Google. Depuis que son fils de 8 ans est scolarisé au Liban,  cet habitant de Homs accompagne comme il le peut son enfant dans l’apprentissage du français.

«On ne peut pas toujours se fier aux traductions sur Internet. Je ne veux pas que mon fils échoue à cause de la langue. Cela fait deux ans qu’il est à l’école et tout se passe plutôt bien», confie-t-il.

Au Liban, quand ils arrivent à trouver une place dans les écoles submergées, les réfugiés syriens se heurtent à un obstacle d’un type différent.

Maths, bio, physique enseignées en français

Langue officielle dans l’enseignement national, à côté de l’arabe et de l’anglais, le français –pratiqué par 45% à 55% de la population– est encore largement répandu dans les écoles du pays, même s’il a globalement perdu du terrain dans la seule société francophone du Machrek arabe. Les principales matières scolaires (maths, biologie, physique, etc.) sont encore dispensées dans la langue de l’ancienne puissance mandataire, ou, dans une moindre fréquence, en anglais.

Selon les estimations, entre 70% et 80% des écoles publiques assurent aujourd’hui un enseignement francophone.

«Cela constitue un obstacle supplémentaire pour l’intégration des élèves syriens dans les écoles du pays, mais aussi au sein de la société en général», explique Rania Zakhia, experte pédagogique au sein du Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef).

Pour remédier à cette faille, qui concerne une centaine de milliers d’enfants, plusieurs ONG locales ou occidentales ont décidé de s'y mettre. 

1,3 million d’euros seront ainsi alloués jusqu’en 2016 par l’Union européenne et l’Agence britannique internationale (British Council) au profit d’un programme baptisé «L’accès à l’éducation par la langue pour les enfants réfugiés syriens», en partenariat avec l’Institut français de Beyrouth.

Quelque 1.200 professeurs libanais répartis sur l’ensemble du territoire seront formés pendant vingt-huit mois dans le cadre de ce projet qui bénéficiera à 90.000 élèves syriens et libanais âgés entre 8 ans et 14 ans.

«L’objectif est de renforcer les capacités linguistiques des enseignants et de leur inculquer certaines techniques et approches didactiques adaptées au plurilinguisme, pour qu’à leur tour ils puissent assurer un enseignement plus adapté», explique Isabelle Grappe, sociolinguiste et responsable de l’enseignement du français au sein du projet. 

«Aucune base en langues étrangères»

Si une première évaluation positive est prévue en janvier 2015, les responsables ne cachent pas certaines difficultés rencontrées sur le terrain.

«Le principal obstacle est que les enfants syriens n’ont aucune base en langues étrangères. En Syrie, les élèves apprennent l’anglais à partir de 11 ans, alors qu’au Liban, le français ou l’anglais sont enseignés comme deuxième langue dès les plus petites classes», souligne Roohi Malik, membre du projet au sein du British Council.

Les contraintes sont également d’ordre culturel ou liées aux mentalités. «Pour certains réfugiés, surtout les bédouins parmi eux, l’éducation est loin d’être un must, ne serait-ce que pour l’apprentissage d’une langue étrangère», poursuit cette britannique, arrivée il y a un peu plus d’un an à Beyrouth.

Mais l’optimisme reste de mise. D’après les responsables, les enseignants ayant suivi la formation ont gagné en confiance tandis que du côté des élèves, l’insécurité linguistique, qui s’ajoutait aux multiples traumas provoqués par le conflit, s’est petit à petit dissipée.


Molière sous les tentes

Au côté de l’UE, l’Unicef s’est également lancée dans l’aventure. Environ 10.000 élèves syriens ont déjà suivi des cours de rattrapage, y compris en langues étrangères, dispensés l’après-midi dans les écoles publiques. 

Ces sessions intensives, assurées par plusieurs partenaires de l’organisation onusienne, dont l’association IQRA’ («Lis», en arabe) et World Child Holland, ont dissuadé de nombreux écoliers d’abandonner leurs études. «L’intérêt des élèves pour le français et l’anglais a transformé l’obstacle de la langue en rempart contre le décrochage scolaire», se félicite Rania Zakhia.

En dehors du circuit formel, la langue de Molière s’invite aussi dans les régions les plus reculées, parfois non loin de certaines zones de combats sporadiques entre l’armée libanaise et des djihadistes. Dans les écoles sous tentes de l’Unicef, plantées dans la plaine de la Bekaa, au milieu de camps de fortunes aménagés à la hâte, «le français est enseigné, quoique de manière très basique, dans le cadre de programmes d’apprentissage accélérés taillés sur mesure pour les enfants déscolarisés», précise l’experte.

«Comme les réfugiés bosniaques en Allemagne»

Dans le Akkar, l’une des régions les plus pauvres à la frontière avec la Syrie, un autre acteur de la société civile a mis la main à la pâte: l’ONG Relief & Reconciliation for Syria (Aide et Réconciliation en Syrie), qui prône le dialogue interreligieux et une solution pacifique au conflit syrien, a mis en place quatre centres de soutien pédagogique et d’enseignement de langues étrangères dans plusieurs localités de la région, dont Michmich, réputée pour être une base arrière de mouvements salafistes et Hissa, un village à majorité alaouite (la communauté à laquelle appartient le président syrien, Bachar el-Assad).

«Quelque 700 élèves syriens et libanais ont jusque-là profité des cours intensifs de français dispensés par une trentaine de volontaires internationaux et de professeurs locaux», explique Friedrich Bokern, l’un des fondateurs et directeur de l’antenne libanaise de cette ONG fondée en janvier 2013 et désormais présente dans dix-sept pays.

Plus du tiers des élèves accueillis dans ces centres ont pu intégrer les écoles publiques de la région, et suivent désormais le programme libanais sans grandes difficultés. «Ils sont même enthousiastes à l’idée d’apprendre le français», se félicite le directeur allemand de l’ONG.

Cet ancien conseiller au Bundestag et au Parlement européen, engagé dans l’action humanitaire en Syrie depuis quelques années, espère, par ailleurs, pouvoir élargir, en partenariat avec d’autres ONG, un modèle d’enseignement informel qui bénéficierait aux 300.000 enfants déscolarisés, sur les 400.000 réfugiés en âge de l’être.

Le but est non seulement de sauver «une génération perdue»[2] mais aussi de construire une génération «solide et capable».

«L’apprentissage du français ou de l’anglais est, au-delà de l’objectif d’intégration scolaire, un outil efficace pour l’émergence d’une génération susceptible de parler plusieurs langues et de jouer à l’avenir un rôle plus important dans la reconstruction de la Syrie. Cela s’était produit en Bosnie avec le retour progressif des quelque 200.000 bosniaques réfugiés en Allemagne dans les années 1990, devenus germanophones», souligne Friedrich Bokern.

En attendant la fin du conflit, dont l’enlisement rappelle celui de la guerre du Liban (1975-1990), l’apprentissage du français ou de l’anglais pourrait en tout cas permettre à ces jeunes syriens d’ouvrir une fenêtre sur le monde occidental, estime de son côté Roohi Malik. «Ceux qui voudront émigrer au Canada, en France ou aux Etats-Unis pourront le faire, avec un obstacle en moins ou une carte en plus: celui de la langue», dit-elle.

1 — Le nom a été changé Retourner à l'article

2 — Cette expression fait référence à l’initiative «No Lost Generation» lancée en janvier 2014 par l’Unicef, le HCR, Save the Children, World Vision et d'autres partenaires visant à réunir un milliard de dollars auprès des grands bailleurs et du public pour financer des programmes d’éducation destinés à des centaines de milliers d’enfants syriens en âge de scolarisation.
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