Parents & enfants / Égalités

La mère indigne est devenue la nouvelle ménagère (et c'est bien dommage)

Les mauvaises mères autoproclamées ont âprement lutté contre la réification de l'enfant et le diktat de la maternité épanouie. Elles y sont (un peu) parvenues, mais elles ont aussi gagné au passage le statut de nouvelle cible marketing.

Le 27 novembre 2013 en Israël. REUTERS/Amir Cohen.
Le 27 novembre 2013 en Israël. REUTERS/Amir Cohen.

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On a crée un monstre et on ne l'a pas vu venir. «On», c'est Anne Boulay, aujourd'hui rédactrice en chef de Vanity Fair et qui publiait en 2006 son Guide de la mère indigne. «On», c'est aussi les blogueuses qui font le récit de leurs imperfections. C'est Florence Foresti et son génial spectacle Mother Fucker, Elisabeth Badinter et son salutaire Le conflit, la femme et la mère. «On», c'est aussi Emma Defaud et Johanna Sabroux  et moi. En 2008, on a écrit Mauvaises mères et on ignorait tout des futures retombées de ce livre (il m'a personnellement fourni un job à la télé). 

Bref, «on», c'est toutes celles qui ont participé à ce qui est décrit à tort comme «la mode des mères indignes», ici ou dans le reste du monde –aux Etats-Unis par exemple.  A la base, aucune de nous ne pensait participer à la construction d'une tendance. Pour Emma, Johanna et moi, il s'agissait simplement de raconter comment l'arrivée de notre premier enfant nous avait tout à la fois emerveillées et ankylosées.

On ne savait que faire des injonctions distillées par nos mères, nos copines, le pédiatre, Laurence Pernoud, le dernier numéro de Famili. On vérifiait surtout, dans nos vies quotidiennes, que contrairement à ce qu'on nous avait dit, il était impossible d'être des mères parfaites. Et même, qu'on n'en avait pas très envie. Plutôt que de nous escrimer à  correspondre à l'idéal de la «bonne mère», on tâchait juste d'être des mères assez bonnes.

On a alors tout simplement décidé de le raconter dans un bouquin. Avec en filigrane, c'est vrai, l'envie d'ébranler le diktat de la «mère parfaite» et de déculpabiliser toutes celles qui, aidées par un société tout entière, portent un jugement impitoyable sur leurs qualités de mamans.

Cette «mère parfaite» a longtemps été la protagoniste des publicités. Celle qui fait disparaitre les tâches du linge de la famille, celle qui a toujours du Kinder chocolat à la maison, celle qui allaite son nourrisson dans un champ de blé, celle qui beurre les tartines de toute la famille, et avec le sourire s'il vous plaît. La publicité a ainsi longtemps participé au diktat qui pèse sur toutes les mères et dont les «mères indignes» ont voulu se débarrasser.

Mais aujourd'hui, la mère indigne commence elle aussi à être personnifiée dans ces publicités et elle est devenue, bien malgré elle, une cible marketing. Si on peut se réjouir que les mères imparfaites soient enfin représentées médiatiquement et hors faits divers, on peut néanmoins déplorer le fait que ce qui était initialement un mouvement sincère et solidaire soit devenu une simple mode, avec tout les travers que cela comporte.

A la recherche de la mère moderne

Il y a quatre ans environ, j'étais chroniqueuse pour l'émission Les Maternelles sur France 5. Même si ça n'a jamais vraiment été formulé, il est évident que j'étais censée incarner ce que l'on décrivait dans notre livre. Je me suis acquittée de la tâche, mais avec honnêteté. Vraiment. Je n'ai jamais essayé de jouer un rôle, et il ne s'agissait certainement pas de surjouer la mauvaise mère. Certes, je me souviens un jour avoir raconté sur le plateau qu'il m'était arrivé d'oublier d'aller chercher mon enfant à la crèche. J'ai aussi confessé plusieurs fois coller régulièrement ma fille devant la télé pour grapiller une grasse mat', ou la nourrir bien trop souvent de plats surgelés. Mais je n'essayais pas pour autant d'en faire trop, ou de jouer la provoc. Simplement, on me demandait d'incarner la mère imparfaite, et ma foi, pourquoi pas? C'était toujours du temps de parole en moins que l'on accordait aux supermamans.

Toute sincère que j'ai été dans cette émission, je suis obligée d'avouer ici que ça ne m'a pas empêchée de dire oui quand la marque Blédina m'a sollicitée pour donner mon avis sur leur prochaine publicité. C'est ce qu'on appelle «un ménage». La marque avait réuni son équipe de publicitaires et voulait soumettre ses prochains spots à l'appréciation de ce qu'ils considérait comme la «mère de 2011». Je précise que j'ai été grassement payée pour ça. Un pédopsychiatre trèèès connu était également présent, et a lui aussi reçu une rétribution.

La publicité que l'on m'a montrée ce jour-là montrait une mère débordée, échevelée, pendue a son téléphone et qui donnait des petits pots à son bébé. Le résultat était plutôt réussi et détonnait avec les habituelles publicités pour petits pots dans lesquelles les mères sont radieuses et nourrissent leur enfant avec la même ferveur que l'on met à vénérer une divinité.

J'avoue, sur le coup, j'ai pas flairé l'arnaque. D'aucuns diront que quand on est payée par une marque pour donner son avis, l'avis en question est forcément biaisé. Et c'est vrai. Mais j'aurais dû, à ce moment là, me dire que si une marque de petit pot avait flairé l'aubaine dans cette mode de la mère indigne, il y avait un problème quelque part. Je n'ai pas réalisé à ce moment là que ce qui était initialement une libération de la parole et une tentative de désacraliser la maternité et l'enfant ne pouvait que finir par être récuperé par le marketing et la publicité.

Si cette publicité pour Blédina n'a jamais été diffusée (j'ignore pourquoi), d'autres séquences ont surfé sur le concept de la mauvaise mère. Parfois, c'est franchement drôle. Surtout quand le schéma «Un papa, une maman» en prend un coup et que la mère peut être représentée comme elle peut l'être dans la réalité: célibataire, avec une sexualité et une organisation aléatoire.


La palme revient probablement à cette publicité dans lequelle une mère fait le bilan de ce que la maternité a changé dans sa vie.


Mais le plus souvent ce sont bien les enfants eux-mêmes qui sont désacralisés. Ils sont montrés comme ce qu'ils peuvent être parfois: franchement pénibles.


Parfois même, ces pubs nous permettent de nous moquer des enfants sans ressentir aucune culpabilité. Elles égratignent les enfants rois en nous autorisant à nous foutre littéralement de leur gueule (et c'est tellement bon de se moquer des enfants).


Les parents indignes ne sont pas que les cibles de la publicité. Un pan entier de la littérature leur est désormais consacré. Aux Etats-Unis, les ouvrages pour bad moms sont nombreux et de qualité inégale. Le dernier livre en date est une déclinaison du célèbre Go The Fuck To Sleep, un pastiche de livre pour enfants truffé d'insanités et qui a d'ailleurs été traduit en français sous le titre Dors et fais pas chier.

La version Mange et fais pas chier va être publiée par le même auteur, Adam Mansbach, et l'on peut déjà en découvrir la primeur dans cet extrait lu par Bryan Cranston, l'acteur des séries Malcolm et Breaking bad.


Bien sûr, ces publicités et ouvrages sont drôles et occupent un peu de la place reservée aux parents irréprochables.

Néanmoins, on ne peut que douter de la sincérité des marques concernées. Difficile de ne pas voir dans cette démarche, non pas une volonté conjointe de participer à la déconstruction du mythe de la mère parfaite, mais celle de faire de ces parents décomplexées une nouvelle cible marketing. Après tout, on a beau être des parents indignes, on continue à acheter des yaourts, des voitures, des meubles en kit.

Mais le vrai problème des pubs, livres, spectacles faits pour et/ou par des parens indignes, c'est qu'ils ont eu un effet tristement contre-productif. Les mères indignes lassent, souvent parce qu'elles deviennent des personnages, récupérés sur certains blogs ou livres qui surjouent le cynisme sans être motivés par une réelle reflexion et volonté de démythifier la parentalité. Mais surtout, parce que ces personnages sont récupérés à des fins commerciales: le mouvement qui voulait déculpabiliser les parents est finalement en train de les gonfler. Si à la base, il s'agissait de dire «Je ne suis pas une mère parfaite, et alors?», le message est aujourd'hui dévoyé en «Hey, les mauvais parents, achetez mon livre, des billets pour mon spectacle» et «Les mauvais parents c'est à la mode». Et les modes passent.

Les mères indignes s'insurgeaient du fait que la pub tentait de faire croire aux parents qu'ils éleveraient mieux leur enfant s'ils achetaient tel lait en poudre, tel bouquin ou telle marque de lessive. Aujourd'hui, on veut faire croire aux parents qu'ils seront plus cools ou plus modernes s'ils achètent tel lait en poudre, tel bouquin ou telle marque de lessive qui aura eu l'audace (et surtout l'opportunisme) de jouer la carte de l'humour et du cynisme.

Preuve de cette irritation suscitée par cette récupération, il existe aujourd'hui des pages facebook «I hate bad moms». On se souvient aussi que tout cela avait largement agacé la journaliste Elissa Strauss, qui écrivait sur le site Salon qu'elle en avait ras-le-bol de la «tyrannie» des mauvaises mères. Je lui avais d'ailleurs répondu ici qu'on ne peut décemment pas parler de tyrannie de la mauvaise mère dans la mesure où, si tant est qu'elle existe, elle reste bien inférieure à la tyrannie bien réelle du modèle de la bonne mère. Et que grâce à toutes ces initiatives, ces blogs, ces livres, les femmes ont un peu moins l'impression de devoir obéir à des impératifs épuisants.

La tyrannie des bonnes mères existe toujours

En France, on a un exemple récent qui illustre parfaitement que la société attend toujours des mères qu'elles soient irréprochables et présentes sur tous les fronts. Ainsi, si une ministre ne va pas chercher ses enfants à l'école, elle est une mauvaise maman. Preuve qu'aujourd'hui encore, les femmes (bien plus que les hommes) sont toujours censées se conformer à des règles stupides et obsolètes pour prouver qu'elles élèvent bien leur progéniture.

Elissa Strauss a néanmoins raison sur un point: «Il est temps de prendre cette femme un peu égoiste, parfois saoulée par ses enfants et occasionnellement défaillante, pour ce qu'elle est: une mère. Pas une mauvaise mère ni une mère parfaite, une mère». Et ériger la mauvaise mère en mère idéale serait de nouveau faire peser le poids d'un modèle sur ses épaules déjà pas mal chargées. 

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