France / Société

Jaurès, notre contemporain?

Deux essais de Vincent Duclert qui témoignent de son admiration pour Jaurès mais aussi de l’actualité de ce dernier.

La Taverne du Croissant, 31 juillet 2014 lors de la visite de François Hollande. REUTERS/Yoan Valat/Pool
La Taverne du Croissant, 31 juillet 2014 lors de la visite de François Hollande. REUTERS/Yoan Valat/Pool

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Réinventer la République: Une constitution morale
Vincent Duclert

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Jean Jaurès, combattre la guerre, penser la guerre
Vincent Duclert

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La rentrée éditoriale accompagnant la commémoration du centenaire de la mort de Jean Jaurès est à plus d’un titre celle de l’historien Vincent Duclert, connu pour ses travaux sur l’affaire Dreyfus et la Troisième République. Outre un livre sur Jaurès et sa légende (Jaurès 1859-1914: l’homme politique par-delà sa légende, Autrement, 2013) et une nouvelle biographie co-écrite avec Gilles Candar (Jean Jaurès, Fayard, 2014), Duclert a publié en 2013 deux essais qui reviennent chacun à leur façon sur l’actualité de la réflexion jaurésienne. Le premier, Jean Jaurès. Combattre la guerre, penser la guerre, s’intéresse explicitement aux écrits et aux engagements du socialiste, allant à rebours de son image habituelle de pacifiste intégral. Le second, Réinventer la République, qui ne concerne pas seulement le grand homme, est en partie fondé sur le discours d’Albi du 30 juillet 1903 où Jaurès présentait la République comme «un grand acte de confiance et un grand acte d’audace.»

Jaurès et la guerre

Dans le court essai écrit pour la Fondation Jean-Jaurès, Duclert offre quelques pistes afin de mieux comprendre celui qu’il qualifie d’ «historien et philosophe du fait guerrier» (Jean Jaurès, Combattre la guerre, penser la guerre, p. 5). Pour Duclert, sa dénonciation de la guerre n’a jamais été purement rhétorique mais fondée sur une conception précise de cette dernière, qui lui permettait d’envisager à la fois la possibilité de conflits justes («Jaurès n’accepte la guerre que dans un seul cas: lorsqu’il s’agit de défendre l’idée de patrie et l’intégrité du territoire.», p. 22) et de paix durablement établie.

Dès 1905, Jaurès fait de la guerre sa préoccupation majeure, qu’il articule avec ses désirs de justice et d’internationalisme socialiste. Deux de ses ouvrages les plus connus en témoignent: en 1908, La Guerre franco-allemande 1870-71 et en 1910, L’Armée nouvelle. Si l’historiographie a retenu avant tout son engagement pacifiste, Duclert n’hésite pourtant pas à le considérer comme un «anthropologue du fait guerrier» (p. 12). Jaurès s’érige également en stratège lorsqu’il pense l’organisation de l’armée, notamment dans L’Armée nouvelle, afin d’en faire un instrument civique au service de la démocratie. Et cela d’autant plus qu’aux yeux de Jaurès, la France, alors relativement isolée en tant que régime républicain, aurait eu, plus que toute autre nation, vocation à la paix.

Ce parti pris conduit Jaurès à se pencher sur la question coloniale, à dénoncer les exactions commises par l’Empire ottoman sur sa population arménienne, mais également à tenter de réconcilier internationale socialiste et patriotisme, tant que ce dernier n’est pas instrumentalisé par le capitalisme. A l’Assemblée, Jaurès se préoccupe de la réforme du service militaire à partir des propositions de son Armée nouvelle. Loin d’avoir été l’incarnation d’un pacifisme idéaliste, Jaurès a témoigné –et payé de sa vie– d’une profonde réflexion sur le sujet, inspirant le jeune colonel De Gaulle dans les années 1930, auteur de L’Armée de métier, et trouvant un écho dans les années 1940 dans L’Etrange Défaite de Marc Bloch. Jaurès aurait donc combiné, avec succès, humanisme et réalisme dans son approche de la guerre.

Jaurès et la République

Contre le «désenchantement pour la démocratie», Duclert convoque les grandes figures de la République (Pierre Mendès France, Georges Boris, Mathilde Salomon, Marie Curie) dont Jean Jaurès, auteur d’un discours à la base du raisonnement de l’historien. Pour Duclert, la République est double, politique ou civique, ou pour le dire autrement, sa constitution a aussi bien une lettre qu’un esprit: «Le lien civique qui unit les personnes et les citoyens aux valeurs politiques, particulièrement la liberté, la vérité et la justice, confère à la République une véritable constitution morale» (Réinventer la République, p. 14). Dans son histoire, et notamment lors de périodes ou d’événements douloureux (la laïcisation et le combat pour l’éducation, Vichy, la Guerre d’Algérie), certains individus n’ont pas hésité à aller à rebours de l’incarnation présente du régime républicain afin de rester fidèle à la représentation, à l’idéal, qu’ils en avaient. La loyauté à la constitution morale de la République a bien souvent impliqué une remise en cause, ou du moins un questionnement, des pouvoirs en place.

Duclert estime que si la République n’a pas toujours été à la hauteur de ses idéaux, qu’ils soient politiques, sociaux ou économiques, sans pour autant susciter un rejet total de la part des citoyens, c’est grâce à l’existence de cette constitution morale. Cette dernière serait aujourd’hui menacée à cause de trois évolutions: «le recul des imaginaires démocratiques dans la société», lorsqu’ils se maintiennent par leur détachement «de l’idée républicaine au profit de causes moins politiques, qu’elles soient exclusivement sociales ou idéologiquement protestataires», et enfin par «la mise en cause des droits fondamentaux et de leur souveraineté morale» (p. 21). La présidence de Nicolas Sarkozy aurait accentué ce que l’historien qualifie d’ébranlement, entraînant indifférence, désengagement et vote protestataire. Ces éléments rejoignent les descriptions de la «tyrannie douce» de Tocqueville. La République devrait redevenir une source d’inspiration au lieu d’être instrumentalisée comme c’est notamment le cas de la «laïcité» que l’on retrouve dans la rhétorique du Front National.

Dans son essai, qui affirme implicitement le rôle exemplaire de l’Histoire pour penser le présent, Duclert réserve une place de choix à Jean Jaurès, le socialiste soucieux d’œuvrer avant tout à la démocratisation d’une jeune République toujours en construction et frappée par des crises majeures. Jaurès, comme Mendès France, n’a cessé de rapprocher l’idéal républicain de sa réalité. Outre les discours et son activité de législateur, Jaurès estimait nécessaire de faire œuvre de pédagogie pour que chaque citoyen puisse faire sienne la République en la comprenant et en prenant conscience des capacités d’action de chacun. Le parcours de Jaurès témoigne ainsi du fait que servir, ou croire en la République revient parfois à s’y opposer afin de faire triompher une incarnation supérieure de celle-ci.

Alors que les élections municipales ont été marquées par une forte abstention, le retour à l’expérience historique et à la figure de Jaurès nous permet de réfléchir à la nécessaire appropriation des institutions républicaines par ses citoyens. Si l’analyse de Duclert consacrée à Jaurès «penseur de la guerre» semble en décalage par rapport à nos préoccupations immédiates, elle restitue avec une discrétion parfois excessive la réflexion complexe d’un homme trop vite catalogué.

C’est toutefois dans Réinventer la République, réflexion moins factuelle que la précédente, que l’historien se montre le plus inspiré et le plus inspirant. Dans les deux cas, Duclert témoigne de sa connaissance impressionnante de la période, mais aussi de ses textes fondateurs, tout comme de la cohérence de son parcours intellectuel de chercheur. Réinventer la République constitue à la fois un bilan et une synthèse de nombreux de ses travaux, individuels comme collectifs. Porteur d’espoirs, il pourra également faire écho aux réflexions américaines d’Eli Zaretsky, auteur de Left. Essai sur l’autre gauche aux Etats-Unis, (Seuil, 2012) sur les capacités de régénérescence d’une démocratie aveugle à ses fondations.

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