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Le réveil arabe de Jérusalem

Des agressions au couteau et des actes terroristes palestiniens déplacent la violence de Gaza et de Cisjordanie au cœur d’Israël.

Des heurts entre Jérusalem et le camp de Shuafat, le 7 novembre 2014. REUTERS/Finbarr O'Reilly.
Des heurts entre Jérusalem et le camp de Shuafat, le 7 novembre 2014. REUTERS/Finbarr O'Reilly.

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Ce n’est pas la troisième Intifada. Enfin, probablement pas. Mais la violence qui ne cesse de secouer Jérusalem pourrait très bien donner naissance à un mouvement de protestation populaire de plus grande ampleur dans les territoires palestiniens. Appelons-le le Réveil arabe de Jérusalem.

Depuis quelques semaines, la ville sainte semble au bord de l’explosion. Le 5 novembre, Ibrahim al-Akri a tué un garde à la frontière israélienne et blessé trois personnes en précipitant sa voiture sur une foule. Deux semaines auparavant, Abdelrahman al-Shaludi avait tué un bébé de 3 mois et une femme de 22 ans, et blessé au moins six autres personnes dans une attaque du même genre. Les auteurs de ces agressions venaient de Shuafat et Silwan, deux quartiers de Jérusalem-Est.

Apparemment, la violence s’étend. Le 10 novembre, deux Israéliens ont été poignardés par des Palestiniens en Cisjordanie et à Tel-Aviv. Vendredi dernier, dans la ville de Sakhnin en basse Galilée, la police israélienne a abattu un homme armé d’un couteau, déclenchant des manifestations et des jets de pierre par la jeunesse palestinienne.

Tournant de 1929

Les attaques de Jérusalem, qui s’inscrivent dans un contexte de plusieurs mois de violences sporadiques à Jérusalem-Est, marquent un virage décisif pour la communauté arabe de la ville. C’est sans doute la première fois depuis les émeutes du Mur des Lamentations de 1929 –tournant crucial et violent du conflit israélo-palestinien– que Jérusalem est l’épicentre de l’agitation palestinienne.

Depuis la conquête de la Cisjordanie et de la bande de Gaza par les Israéliens en 1967, les troubles palestiniens visant Israël ont toujours été motivés par les actes d’individus originaires de ces territoires. La première Intifada, par exemple, éclata à Gaza après qu’un véhicule des forces de défense israéliennes fut entré en collision avec un camion rempli d’ouvriers palestiniens, provoquant la mort de quatre d’entre eux. Les funérailles donnèrent lieu à des manifestations de masse, qui ne tardèrent pas à gagner les deux territoires.

La deuxième Intifada éclata après qu’Ariel Sharon, alors leader de l’opposition, se fut rendu sur le Mont du Temple, ou Esplanade des Mosquées, plateforme surmontant les ruines du Second Temple juif où se dressent la mosquée Al-Aqsa et le Dôme du Rocher. Ce soulèvement fut même appelé l’Intifada d’Al-Aqsa.

Cependant, ce furent les dirigeants de l’Autorité palestinienne basée en Cisjordanie qui donnèrent l’impulsion des troubles. Avant le déclenchement de l’Intifada, le président palestinien Yasser Arafat avait qualifié les jeunes membres de sa faction du Fatah de «nouveaux généraux» et menacé de «lancer une nouvelle Intifada» pour établir un Etat palestinien indépendant. Les Israéliens étaient allés jusqu’à coincer Arafat dans son complexe de Ramallah pour tenter d’apaiser les violences.

Les Arabes de Jérusalem auraient plutôt tendance, d’ordinaire, à rester en dehors des querelles. En grande partie sans doute à cause de leurs entreprises –nombreuses dans la vieille ville–, qui prospèrent ou périclitent en fonction du tourisme, quand elles ne sont pas liées d’autres manières à l’économie israélienne. Mais les intérêts marchands n’expliquent pas tout: un surprenant sondage publié en 2011 indique que quelque 40% des Arabes de Jérusalem préfèrent vivre en Israël plutôt que dans un futur Etat palestinien; 85% des Arabes de Jérusalem ont également choisi de ne pas voter lors des élections palestiniennes de 2006.

La volonté de ne pas faire de vagues a vécu

Cette volonté de ne pas faire de vagues avec Israël a peut-être vécu. Les premiers signes sont survenus juste après l’enlèvement et le meurtre brutal, cet été, de Mohammed Abou Khdeir, un Palestinien de 16 ans habitant à Shuafat, par trois Israéliens, dont deux atteints de troubles mentaux.

Avant même qu’il ne puisse être établi que le meurtre était motivé par le nationalisme, Shuafat est tombé dans un chaos absolu. Les manifestants ont jeté des pierres et des cocktails Molotov sur les policiers des frontières et des émeutiers ont détruit la station de tram qui traversait le cœur de la ville.

Depuis, Shuafat refuse de se calmer. Les troubles y ont perduré pendant la guerre qui a sévi cet été à Gaza entre Israël et le Hamas. Tandis que le nombre de morts augmentait et que les images de destruction de Gaza défilaient jour après jour sur les écrans de télévision, d’autres quartiers arabes de Jérusalem se mettaient à exploser, notamment Issawiya et Abou Tor. Les zones jouxtant la vieille ville ont également eu leur part de pneus brûlés, de jets de pierres et autres formes de protestations.

La police israélienne a signalé qu’entre juillet et septembre, 740 arrestations pour «trouble à l’ordre public» à Jérusalem-Est ont conduit à 246 mises en examen. Un autre rapport suggère que le nombre d’incidents violents contre des Juifs vivant dans des quartiers de Jérusalem-Est a pratiquement doublé, passant de moins de 200 en juillet 2013 à 360 en juillet 2014.

Le Mont du Temple, point central du conflit

Entre-temps, le Mont du Temple est devenu un point d’ignition du conflit, rajoutant une couche religieuse aux tensions croissantes. En août dernier, des centaines d’Israéliens sont montés sur la plateforme pour Tisha Beav, jour de commémoration de la destruction des premier et second Temples juifs de Jérusalem. Rejetant avec colère les revendications juives, des Palestiniens masqués ont provoqué de violentes émeutes pendant deux jours d’affilée, attaquant la police à coups de pierres et de bombes incendiaires.

Et cela ne s’est pas arrêté là. Fin septembre, de jeunes Palestiniens ont lancé des pétards et des pierres sur des policiers depuis le Mont du Temple. Le même mois, le ministre des Affaires étrangères du Koweït a rendu une visite très commentée au lieu saint, où il a appuyé les revendications des Palestiniens et des Arabes envers cet objet de discorde et où il s’est fait l’écho d’une inquiétude prévalant parmi de nombreux Palestiniens, qui craignent que Jérusalem ne soit en voie de «judaïsation».

C’est probablement pour protester contre cet état de fait que Moataz Hijazi, originaire de Jérusalem-Est, a tiré à bout portant sur l’activiste juif Yehuda Glick le 29 octobre dernier, le blessant grièvement. Glick est connu pour son opposition à la loi israélienne interdisant aux Juifs de prier sur l’Esplanade des Mosquées, notamment pour éviter précisément le genre de troubles auxquels nous assistons aujourd’hui. Son argument est que le Mont du Temple est réellement le site le plus sacré des Juifs, qui devraient par conséquent être autorisés à y prier.

Glick, qui se remet de ses blessures, n’est pas une voix isolée. Plusieurs législateurs israéliens tentent d’imposer le retrait de l’interdiction pour les Juifs de prier au Mont du Temple. L’un d’entre eux est le député du Likoud et vice-président de la Knesset Moshe Feiglin, qui s’est rendu sur l’Esplanade des Mosquées escorté d’une impressionnante équipe de sécurité le 2 novembre dernier, peu de temps après que Glick s’est fait tirer dessus. Feiglin a déclaré qu’il cherchait à «changer la réalité» de l’interdiction de la prière juive sur le site et exposé que «abandonner la souveraineté d’Israël sur le Mont du Temple conduira à abandonner Jérusalem et le pays tout entier».

Le fait qu’une majorité d’Israéliens puissent ne pas être d’accord avec Glick et Feiglin est à ce stade presque sans importance. Les quartiers arabes de Jérusalem continuent de bouillonner, et aujourd’hui certains des Arabes du nord d’Israël s’en mêlent. Le week-end dernier, à Kafr Cana, des dizaines de manifestants ont jeté des pierres sur la police, brûlé des pneus et bloqué la route menant en ville après que les forces de sécurité israéliennes ont abattu un jeune de 20 ans qui aurait tenté de poignarder un policier.

Tension régionale

Dans le reste du monde, les dirigeants musulmans –notamment le roi de Jordanie et le président turc– demandent à Israël de faire le nécessaire pour restaurer le calme. Les médias arabes ont ouvert les vannes à un déchaînement d’éditoriaux et autres programmes cinglants qui, une fois de plus, mettent le Moyen-Orient sur les nerfs.

Cette tension régionale complique encore un peu plus la réaction d’Israël face au Réveil arabe de Jérusalem. Le Premier ministre Benjamin Netanyahou devra sans doute marcher sur des œufs et s’assurer que la colère du monde arabe, voire de certains partenaires européens d’Israël, ne conduise pas à des explosions diplomatiques ou à un isolement israélien. Dans le même temps, il devra se montrer intransigeant en termes de politique intérieure –agir vite et avec fermeté contre ceux qui attaquent des Israéliens et réaffirmer la souveraineté d’Israël sur tout Jérusalem, y compris sur les quartiers arabes.

Pour l’instant, la violence semble s’envoler, échappant à tout contrôle. Quelque 30 palestiniens ont été blessés le 7 novembre lorsque les forces israéliennes ont riposté à des troubles dans le camp de réfugiés de Shuafat à Jérusalem-Est. Le 9 novembre, des médias israéliens ont annoncé que des Palestiniens de Bir Nabala, une ville proche de Jérusalem, équipés d’une disqueuse et de masses, avaient percé un large trou dans un mur longeant une autoroute de Cisjordanie. Et une nouvelle vidéo YouTube louant les attaques en voiture contre les Israéliens est en passe de devenir virale.

Israël aspire naturellement à contenir au plus vite ce Réveil arabe de Jérusalem avant qu’il ne devienne le déclencheur de plus vastes troubles parmi les Palestiniens. Mais même si un calme relatif peut être restauré, les récentes violences annoncent un défi sur le long terme. Le meilleur symbole de ce défi est peut-être le tram de Shuafat, à qui les urbanistes ont délibérément fait traverser le quartier arabe pour favoriser la coexistence entre les peuples. Il ne sera pas facile de trouver un nouvel itinéraire pour lui, ni de rétablir la confiance chez ceux qui l’utilisent.

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