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Toutes les premières ne sont pas bonnes à prendre. Toutes les premières n’impriment pas nécessairement une révolution pérenne dans les milieux qu’elles viennent bousculer. Mais celle qui a consacré l’œuvre de Frédéric Pajak, cette semaine, qui s’est vu décerner le prix Essai pour Manifeste incertain 3 amène sans aucun doute une modernité séduisante dans le défilé compassé des prix littéraires de la rentrée. Cet ovni imprimé, non pas bande-dessinée mais texte illustré de dessins (à l’encre de Chine), est la première œuvre dessinée ainsi consacrée par un prix de l’automne.
Sur plus de 200 pages, Pajak, depuis longtemps apprécié par la critique, raconte le personnage de Walter Benjamin dans une narration déconstruite, à la façon dont Franz Kafka et James Joyce ont pu le faire en précurseurs du Nouveau Roman: faut-il nécessairement un personnage principal? L’intrigue est-elle essentielle au récit?
Ses planches se rapprochent de celles de Martin Vaughn-James. Dans La Cage, l’auteur américain allie natures mortes et bribes de textes mélancoliques. Les deux se répondent, se subliment dans une narration brute.
Pour Pajak, «l’écriture et le dessin sont deux langages qui s’affrontent.» Comme Vaughn-James, le Franco-Suisse apaise leur conflit et les rend complémentaires. Cette réussite est ici primée.
Le signe que les milieux littéraires sont enfin prêts à considérer l’art illustré… jusqu’à la BD?
La France en retard
Aux Etats-Unis, la bande-dessinée semble aujourd'hui de plus en plus reconnu comme un genre littéraire à part entière, qui n’aurait plus rien à conquérir depuis qu’il est sorti de la case «divertissement pour enfants». Les totems: Maus, d’Art Spiegelman, consacré par un prix Pulitzer, Alan Moore, récompensé par un prix Hugo pour Watchmen, ou encore Chris Ware, qui a reçu un American Book Award pour Jimmy Corrigan. Ces récompenses restent rares.
En France, beaucoup d'acteurs de la BD ont beau avoir le sentiment d'être «arrivés» –cela sautait aux yeux lors du dernier Festival d'Angoulême, en discutant avec des auteurs comme Winshluss ou Denis Bajram qui récusent toute démarche militante, estimant que la BD est désormais acceptée comme un art à part entière, et elle l'est sur le marché de l'art– cette dernière n’a été distinguée en dehors de ses propres cercles et de ses festivals dédiés –Angoulême justement– qu’une seule fois: par le Grand Prix littéraire de l’héroïne, lancé par Madame Figaro en 2006 et donné à Catel Muller pour Olympe de Gouges, en 2012. Pas vraiment l’équivalent du Goncourt.
Il y avait pourtant de quoi faire, avec les œuvres de Marjane Satrapi, d’Andreas Martens, de Manu Larcenet, Xavier Mussat…
En fait, la bande dessinée souffre toujours de la même ostracisation, d’autant plus forte en France que, comme l’expliquait à Slate l’éditeur Olivier Cohen –au sujet des couvertures de livres– «il y a quelque chose d’assez français dans le rapport à la littérature qui veut qu’elle se suffise à elle même.» Rien pour polluer les mots. A tel point qu’une éminence universitaire comme Antoine Compagnon, professeur et Collège de France et candidat à l’Académie française, en fait une «paralittérature».
Et dire qu’il y a 200 ans, Goethe célébrait déjà Rodolph Topffer, inventeur de la bande dessinée:
«C’est étincelant de verve et d'esprit! Quelques-unes de ces pages sont incomparables.»
Sa littérature en estampes offrait alors une toute autre vision et compréhension de ce qu’est la fabula, le récit: «Les dessins, sans le texte, n’auraient qu’une signification obscure; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien. Le tout ensemble forme une sorte de roman d’autant plus original qu’il ne ressemble pas mieux à un roman qu’à autre chose.»
La reconnaissance atteinte par Frédéric Pajak, même si son oeuvre n’est pas de la bande dessinée, pourrait être un signe du cheminement vers l’idée selon laquelle le dessin n’appauvrit pas le texte, ne le détrône pas, ne l’infantilise pas non plus.