Politique / France

À Sivens, deux camps et un paradoxe

Si la localité du Tarn n'est pas Notre-Dame-des-Landes, c'est parce que les «anti-barrage» et leurs adversaires partagent les mêmes existences, et aussi souvent les mêmes valeurs.

Le site du projet de barrage de Sivens. REUTERS/Régis Duvignau.
Le site du projet de barrage de Sivens. REUTERS/Régis Duvignau.

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Au sortir de la réunion qu’elle avait convoquée en son ministère, le 4 novembre, pour tenter de concilier les points de vue sur le projet de Sivens (Tarn), Ségolène Royal a eu une curieuse allusion. Au milieu de sa déclaration de synthèse, elle a soudain évoqué le cas d’une septuagénaire dont les «zadistes» avaient apparemment squatté la maison, non loin du site «occupé», et qui se trouvait de fait expulsée de son domicile. La ministre de l'Écologie demandait que cette dame puisse rentrer chez elle.

Tout à coup, au milieu de considérations techniques et politiques sur l’avenir encore possible de la retenue d’eau, émergeait l’idée d’une femme, presqu’un visage, une silhouette, et derrière elle, d’autres habitants, dans cette petite vallée qui doit en principe bénéficier de l’usage du barrage sur le Tescou, à la saison sèche.

Le matin même, une autre femme, sa voisine de quelques encablures, Pascale Puibasset, épouse d’agriculteur et animatrice de l’association Vivre au Tescou, s’était opposée à José Bové, invité de France Inter, et demandé qu’il soit tenu compte des familles, «une fois de plus oubliées», installées tout au long de la rivière. Si José Bové était allé à la rencontre des riverains, avait-elle regretté, il aurait compris que l’agriculture locale n’était pas composée de grandes exploitations, vouées à la monoculture intensive, mais «de petites exploitations, 40-50 hectares, pratiquant la polyculture d’élevage». A écouter Pascale Puibasset, l’abandon du projet pouvait «condamner la vie locale, et autour des agriculteurs, les petits commerces, les artisans». La vallée manquait d’eau. La fameuse «zone humide» de 13 ha, dont les écologistes font grand cas depuis le début de la contestation, à Sivens, «n’a jamais fonctionné». «Elle ne retient ni ne relâche l’eau, avait-elle ajouté, et nous avons connu, l’été, le Tescou utilisé comme sentier de randonnée.»

Cette femme milite pour que le barrage soit achevé. José Bové, pour qu’il soit arrêté. Il est étonnant de voir ces deux-là, membres de la même humanité rurale, aussi soucieux l’un et l’autre, sans doute, de la survie de la terre, observée au ras-du-sol, devenus des adversaires. Comme il est curieux, au-delà d’eux, de constater que cette affaire de Sivens, propulsée au niveau d’un drame national depuis la mort de Rémi Fraisse, puisse ainsi ouvrir des contentieux qui risquent de s’enraciner entre acteurs de la même proximité écologique.

Car Sivens n’est pas Notre-Dame-des-Landes. Le projet de retenue d’eau n’y est pas destiné aux centre-urbains d’une métropole orgueilleuse, comme ceux de Nantes, qui emprunteront des autoroutes de béton avant d’embarquer pour des destinations mondialistes, et fréquenteront les centres commerciaux de la surconsommation qui borderont forcément un aérogare surdimensionné –toutes images propres à soulever le cœur des militants zadistes. Mais d’une certaine façon, à d’autres eux-mêmes.

Les riverains du minuscule Tescou pourraient être leurs parents, leurs frères et sœurs, et peut-être le sont-ils. Les «anti-barrage», pour la plupart originaires du Tarn ou des départements voisins jusqu’aux premiers affrontements avec les forces de l’ordre, doivent l’ignorer, ou ne pas vouloir le savoir. Mais ils partagent les mêmes existences, et bien souvent les mêmes valeurs avec ceux qu’à en croire Pascale Puibasset, ils entendent priver d’eau. Même modestie sociale. Même inscription dans la chronique, fort morose, ces années-ci, du monde rural, et de «l’autre France» désindustrialisée. C’est à peu près comme si José Bové et ses amis de la Confédération paysanne s’employaient à empêcher l’édification d’un ouvrage destiné aux voisins, agriculteurs, résidants, retraités, des environs de Montredon (Aveyron), le hameau du Larzac, à une centaine de kilomètres de Sivens, où habite toujours le chef de file d’Europe-Ecologie pour le Sud-Ouest. On se donnerait des adversaires plus matérialistes…

Des habitants en avance sur le plan écologique

L’ironie est plus vive encore quand on sait –pour qui connaît un peu le Tarn– que beaucoup de ses habitants sont plutôt en avance sur le plan écologique. Défense de l’environnement, retour à des comportements raisonnés… Bien des pratiques prônées par les «zadistes» de Sivens, ou leurs aînés, ont été largement adoptées. Et ce, naturellement, sans prosélytisme. De naissance, ou par amour pour les paysages environnants.

Les mines de Carmaux exceptées, et quelques industries locales, aujourd’hui disparues, le pays n’a jamais connu de forte croissance avec sa seule agriculture et ses services. Aussi les thématiques de «la décroissance» y sont-elles accueillies avec flegme. La crise économique aura eu raison des plus réticents. Tous ceux qui ont un jardin ont donc souvent planté un potager. La mode est même aux poulaillers personnels. Comme personne n’habite à plus d’un quart d’heure d’une ferme, le recourt aux «circuits courts» alimentaires (du producteur au consommateur) est devenu une habitude. On est «bio» sans se forcer, même pour la production de foie gras, et d’abord par culture gastronomique. Plus aucun rond-point ne s’aménage, sur les routes, sans une aire de covoiturage, et les toits des exploitations agricoles, même au bord du Tescou, sont équipés de panneaux solaires, par souci d’économie d’énergie.

C’est dire si, localement, cette histoire de barrage est mal vécue. Personne n’a de tendresse particulière pour les conseillers généraux qui ont approuvé le lancement des travaux, à Sivens, et qui sont l’objet de toutes les critiques de la part des Verts. Ils sont comme les autres, ailleurs: mêmes mauvaises habitudes, mais même utilité administrative et financière. Mêmes erreurs dans le passé, sans doute. Mais par leur localisation-même, par l’évolution économique des territoires, ils affichent souvent, toutes tendances confondues, les mêmes préoccupations écologiques. Leurs électeurs ne leur pardonneraient pas de trop grands écarts. La région n’a d’autre choix d’avenir, comme ailleurs en Midi-Pyrénées, que d’entretenir son écosystème et d’embellir ses paysages, dans l’espoir que son offre de qualité de vie, au moins, attire de nouveaux arrivants et un tourisme «vert».

Le désavantage du Tarn est d’être à la fois trop loin et trop près de Toulouse, la nouvelle Mecque. Albi n’en est distante que de 60 kms. Cela suffit à priver la préfecture du Tarn d’une expansion réelle. Tout file plus à l’ouest, forces vives, diplômés, culture et technologies de pointe. A ce rythme, le risque existe de voir le département voué aux retraités, et retrouver ses peurs, anciennes, de jamais pouvoir sortir de cette fatale «diagonale du vide», cette ligne allant des Ardennes aux Pyrénées que les géographes et les sociologues disent plutôt perdue pour la modernité économique.

Dans le même mouvement, du à l’aspiration toulousaine, les Tarnais voient leur flanc atlantique peu à peu transformé en arrière-cour de la Ville rose. Des bourgs proches de Sivens, comme Lisle-sur-Tarn ou Rabastens, tendent à devenir des zones dortoirs. Les défenseurs du barrage expliquent d’ailleurs que si l’eau n’irrigue plus les exploitations, en aval du Tescou, les terrains pourraient bien être vendus, demain, à l’urbanisme résidentiel.

Bienveillance envers les tribus disparates «anti-système»

L’incompréhension ambiante est donc aussi une conséquence malheureuse de «l’affaire du barrage». Un sentiment d’autant plus mal vécu que les riverains du Tescou, les Albigeois ou les voisins aveyronnais sont plutôt bienveillants envers les tribus disparates «anti-système» que la mort de Rémi Fraisse a précipités dans la lumière médiatique, le temps d’un week-end. Eux-mêmes se garderaient de porter leurs cheveux en dreadlocks. Ils n’ont pas lu les prédications éditoriales sur la fin du capitalisme du Comité invisible. Mais l’écrivain-cultivateur Pierre Rabhi, qui prône une société plus harmonieuse, recrute aussi ses lecteurs parmi eux.

C’est mal, mal du point de vue des militants de Sivens, mais ils regardent encore la télé, et se rendent toujours sans trop de honte au supermarché. En même temps, ils comprennent, plus qu’au nord de la France, plus que dans les très grandes villes, que ces marginaux éclairés, souvent diplômés des filières environnementales des facultés d’Albi ou de Toulouse, composent aussi une forme d’avant-garde, non organisée, rêveuse, souvent, mais inventive, des futures façons de vivre sur terre. Au début, les «babas», ces urbains néo-ruraux de l’après-Mai 1968, qui se sont dispersés sur les mauvaises terres du Midi, ont dû faire peur, avec leurs codes vestimentaires empruntés à la Palestine, au Pérou ou au Népal, et leur goût pour les pétards. Les premiers appels, après le Larzac de José Bové, à «la désobéissance civile» ont dû inquiéter, comme au fil des années, ces insistances à dénoncer des institutions démocratiques déclarées «légales mais non légitimes».

Mais l’habitude a finalement fait bon accueil. On ne rit plus, localement, des maisons construites en paille, des yourtes en guise de tentes ou des cabanes dans les arbres. Mille idées de décroissance, plutôt gaies, vont leur chemin, sous la double influence de la crise économique et des idées puisées parmi les marges militantes. A ce rythme, sans le contentieux de Sivens, ne subsisterait bientôt plus qu’un blocage: la guerre menée par certains écolos, qu’on retrouve à Sivens, au maïs, à ses tentations d’OGM, et à ses besoins en eau. C’est finalement assez peu.

La paix reviendra peut-être, un jour, et les uns et les autres pourront reprendre leur approche mutuelle. Ce temps n’est pas encore venu. Dans «la grande manifestation» que les partisans de l’ouvrage du Tescou entendent organiser, le 15 novembre, devraient se compter aussi pas mal d’écolos ou de sympathisants.

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