Culture

Lydie Salvayre: Le Goncourt du moins pire

Nous avons lu les quatre finalistes du prix. «Pas pleurer», de Lydie Salvayre, qui vient de remporter le prix, était le meilleur de quatre options peu excitantes.

Chez Drouant, restaurant où est remis le Goncourt chaque année. DR. Visuel presse
Chez Drouant, restaurant où est remis le Goncourt chaque année. DR. Visuel presse

Temps de lecture: 6 minutes

Cet article a été initialement publié le 4 novembre. Le 5 novembre, les jurés du Goncourt ont couronné notre candidate préférée, Lydie Salvayre, sur laquelle nous avions parié. 

Mercredi 5 novembre, les dix jurés du Prix Goncourt rendront leur verdict, assurant à celui (ou celle) ainsi consacré une hausse spectaculaire de ses ventes et l’octroi d’un chèque symbolique de dix euros! On a donc décidé, comme l'an dernier, de les avaler en un week-end, pour être prêts le moment venu. 

Au niveau de la variété des sujets, nous n'avons pas été déçus... Il y avait 404 romans français en cette rentrée, mais trois des quatre auteurs finalistes (mention spéciale pour la parité, respectée cette année) inspectent les prémices et le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale (en Allemagne, en France et en Espagne). Le dernier propose une relecture de L’Étranger d’Albert Camus vu du côté de l’Arabe assassiné par Meursault.

153 pages pour commencer

Quand on a quatre romans à lire en moins de deux jours, la première question: par lequel commencer? Paresse: le plus court, Meursault, contre-enquête et ses 153 pages. Pierre Assouline, juré du Goncourt, en a fait l'éloge sur son blog dès début juillet.

Kamel Daoud, algérien de naissance, y construit le portrait d’un oublié de la littérature: l’Arabe anonyme. Souvenirs de lecture lycéenne… Mais le temps a passé et ce que donne à voir Daoud, au-delà de l’identité de Moussa (car il donne un nom à l'Arabe anonyme de Camus) et de sa famille, c’est surtout un entremêlement constant entre la fiction et la réalité (Camus et Meursault se confondent).

Je me rappelle encore l’égosillement outré de mon prof de lycée quand on alternait les notions d’auteur, de narrateur et de personnage. Chacun a un rôle et chaque place une signification. C’est peut-être cette habitude rigoriste de la littérature et de ses codes qui rend ma lecture pénible, mais chaque page semble désobéir aux règles et je me découvre, grâce à Daoud, une petite dictatrice littéraire. Mais c’est bien la seule illumination que m’apportera le roman.

Si j’avais été maligne, j’aurais compris dès le début l’entreprise de Daoud. Pas nécessaire de compulser les 153 pages pour deviner les limites de l’exercice. La première phrase, en écho aux quatre mots gravés dans toutes les mémoires, «aujourd’hui, M’ma est encore vivante» démontre le cul-de-sac littéraire que représente ce roman. 

Hormis le plaisir de détecter des allusions à L’Étranger ou à d’autres textes de Camus, il ne se hisse jamais au niveau philosophique ou littéraire de son modèle. Pire, il flirte dangereusement avec une attitude un poil hautaine, trop sûre de ses effets. Malgré tout, Meursault, contre-enquête nous semble demeurer un lauréat plausible car il présente la double particularité d'être l'œuvre d'un écrivain étranger et de rendre hommage à un classique de la littérature française.

Je n’ai peut-être pas choisi le plus digeste pour commencer… Plus que trois. Je peux continuer sur ma logique du chiffre ou lancer un am-stram-gram ou tout simplement faire parler l’alphabet. La gagnante se nomme Dreyfus Pauline!

Seconde Guerre mondiale, acte I

Avec Ce sont des choses qui arrivent, Pauline Dreyfus invite le lecteur à découvrir Natalie de Sorrente, aristocrate de naissance et bourgeoise par mariage, qui découvre par hasard sa bâtardise et son appartenance au peuple juif. Rien de grave sous le soleil si le roman ne se déroulait durant la Seconde Guerre mondiale. La belle écervelée apolitique prend peu à peu conscience de l’horreur nazie et sombre dans la drogue (et la folie) pour survivre aux exactions que son (nouveau) peuple subit.

Ce roman psychologique aurait pu, sous la plume d’un brillant portraitiste, trouver le juste rythme pour transfigurer son héroïne passive en martyre silencieuse. Mais le revirement de Natalie, peu ou pas assez explicité, exploré, décortiqué, prend des allures de volte-face artificielle. Si l’auteure fait montre d’une ambition romanesque élevée, elle oublie un peu vite qu’un tel projet ne peut tenir ses engagements qu’à l’aune d’une écriture acérée, d’une plume qui va gratter l’os à la moelle. En l’état, son roman ne fait qu’effleurer les affres, les doutes, les peurs, les révoltes que le personnage traverse. Sorte de cahier de notes non abouti, Ce sont des choses qui arrivent ne tombe pas des mains, loin de là. Je le lis d’une traite, sans ennui, mais de là à lui octroyer le Goncourt, il n’y a qu’un pas, qu’il serait désastreux de franchir.

Je choisis ma troisième lecture du jour avec facilité puisqu'un autre roman se déroule durant la Seconde Guerre mondiale. Ne changeons pas une équipe qui gagne.

Seconde Guerre mondiale, acte II

Depuis le 28 octobre, et la divulgation de la liste finale des prétendants au Goncourt 2014, nombre de critiques se sont insurgés contre l’éviction d’Eric Reinhardt et le maintien de David Foenkinos. Écrivain chéri des magazines féminins, pourvoyeur d’histoires d’amour à l’eau de rose, il ne semblait pas avoir la «carte» pour appartenir au petit cercle très fermé des romanciers goncourisables. 

Attention, ce n’est pas une énième amourette tragique qui occupe Foenkinos dans son nouveau roman. La facture de biographie romancée lui assure un vernis de respectabilité, d’autant plus que Charlotte s’intéresse au destin hors du commun (et effectivement fascinant) de l’artiste juive allemande Charlotte Salomon, morte à Auschwitz en 1943. Sujet sérieux, donc, et tragique (la peintre meurt enceinte dans le camp d’extermination) qui aura sans doute ses chances.

Je me plonge dans la vie de cette Charlotte, dont j’ignorais l’existence, avec délectation. La forme ne brille pas par sa singularité, mais le fond suscite une vive curiosité. Et une fois l’intérêt biographique dépassé, que reste-t-il de ma lecture? Des agacements. La mise en page a beau s’évertuer à faire sens (phrases courtes disposées à la manière de vers non rimés), le style peine à s’élever au niveau de son sujet.

«Elle l’imaginait dans le ciel de Berlin.

Avec des ailes de désir.»

Son style fait de mises à la ligne est très bien mimé ici:

L’implication du narrateur/écrivain dans le récit, ses soubresauts autofictionnels inutiles parasitent mon immersion. J'ai une sainte horreur de l’autofiction, et voilà qu’elle frappe là où je ne l’attendais pas. Dans une biographie historique! C’est culotté! (Mais pas un culot-audace qui en ferait une qualité). Encore une fois, comme pour Dreyfus, c’est du easy-reading (trois heures suffiront amplement à venir à bout de la bête) mais surtout c’est du easy-writing, sans relief ni ambition littéraire.

C’est sur ces 610 pages dûment expédiées que j’achève ma première journée de marathon Goncourt. Du romanesque peut-être, de la littérature pas franchement. Espérons que le dernier roman relèvera le niveau…

Garder (sans le savoir) le meilleur pour la fin

Encore des nazis. Ou plutôt les prémices du nazisme. Avec Pas pleurer, Lydie Salvayre raconte l’été 1936 de sa mère, moment fondateur pour elle et surtout le pays, puisque l’Espagne est au bord du précipice franquiste. Si les premières pages désarçonnent ma lecture, c’est que plusieurs langages s’y font face. Celle de Montse, la mère de la narratrice, espagnole immigrée dont le verbe confond, dénature et poétise inconsciemment la langue.

«Moi qui étais une noix blanche, pourquoi tu te ris (…), je suis devenue une anarquiste de choc prête à abandonner ma famille sans le moindre remordiment.»

Celle de la narratrice/auteure, français soutenu, littéraire, érudit:

«La plupart se bornent à souhaiter que leur fille ait un petit nid douillet et une petite vie pépère dans le petit cercle tracé autour de l’axe masculin, que dis-je, autour du pivot, du pilier, du pilon, du pilastre, du propylée masculin solidement implanté dans le sol du village.»

Et des passages en espagnol non traduits (dommage, j’ai fait allemand deuxième langue…).

«A mis soledades voy, de mis soledades vengo.»

Cette guerre lexicale et grammaticale, outre les saillies impromptues et jouissives qu’elle produit (sans compter que la mère, légèrement sénile, prend un malin plaisir à colorer ses propos de grossièretés), symbolise tous les conflits au cœur du roman. Conflit de génération et de classe entre la mère et la fille, mais aussi et surtout conflit des lettrés contre les incultes. Car cette guerre d’Espagne met dos à dos les franquistes, tenants de la classe dominante bien décidée à le rester (qui maitrisent la communication et le discours), les communistes (perroquets soumis à des dogmes importés d’URSS) et les autres, dont le frère de Montse, garçon inculte qui découvre la révolution par les journaux et se libère du joug de ses pairs par la langue et le pouvoir qu’elle exerce sur les foules.

Ce jeu de langues à de nombreux niveaux démontre une pertinence sans cesse renouvelée pour évoquer à la fois une page historique sombre et un parcours personnel fondateur. Pas pleurer, sous ses airs de roman familial, démontre que le langage (et l’écriture) sont les balises de la grande et de la petite histoire, source de coercition ou de liberté, point de jonction tout autant que lieu d’affrontement. Une lecture revigorante qui valide l’ordre de mes lectures. J’ai presque l’impression d’avoir classé inconsciemment et fortuitement les romans par ordre croissant de qualité.

Mais trêve d’autosatisfaction, l’heure est maintenant aux paris. Sans surprise, je mise sur Lydie Salvayre. Son roman est sans aucun doute la proposition littéraire la plus intéressante et singulière de la sélection des jurés. 

Mais si Pas pleurer surnage parmi les quatre titres en lice, c’est aussi le signe d’une liste peu ambitieuse, voire carrément incompréhensible. Les dix membres de l’Académie Goncourt ont commis, en rayant L’Amour et les forêts d’Eric Reinhardt, un crime littéraire. Je suis sûre qu'il aurait plu à la mère de Didier Decoin

J’ai beau avoir lu le Goncourt, cette année, il sera remis à un perdant.

Meursault, contre-enquête 

De Kamel Daoud

Actes Sud

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Ce sont des choses qui arrivent 

De Pauline Dreyfus

Grasset

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Charlotte 

De David Foenkinos 

Gallimard

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Pas pleurer

De Lydie Salvayre

Seuil

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