Monde / Culture

Discussion avec David Simon, le créateur de «The Wire», qui nous parle de la ville, de la police et de sa nouvelle série

Nous avons parlé de Ferguson (David Simon a beaucoup écrit sur les violences qui ont suivi la mort de Michael Brown, abattu de six balles par un policier), de l’aspect romanesque de ses séries, et du rapport qu’entretiennent ces séries avec la réalité.

Une arrestation à Ferguson, le 14 août 2014.  REUTERS/Mario Anzuoni
Une arrestation à Ferguson, le 14 août 2014. REUTERS/Mario Anzuoni

Temps de lecture: 6 minutes

«La ville est à mon sens l’unique moyen dont nous disposons pour mesurer les réalisations humaines.»

Ainsi s’exprimait David Simon lors du discours d’ouverture –accueilli avec enthousiasme– d’Observer Ideas, conférence d’un jour (semblable aux conférences TED) organisée à Londres, au Barbican Centre.

«Nous sommes une espèce urbaine, désormais. Si vous jetez un œil à Karachi, à Mexico City, à Hong Kong, à Londres, à New York, à Yonkers, à Baltimore ou à tout autre lieu de ce type, vous comprendrez que la pastorale appartient désormais à l’histoire. De deux choses l’une: soit nous parvenons à comprendre comment vivre ensemble dans ces centres de population de plus en plus peuplés et de plus en plus multiculturels, soit nous n’y parvenons pas. Soit nous réussissons avec brio, soit nous échouons, et cet échec sera celui de notre espèce toute entière.»

David Simon a exploré la ville de Baltimore dans les séries télévisées The Wire (Sur écoute) et The Corner, et la Nouvelle-Orléans via Treme (dont la quatrième et dernière saison a été diffusée l’année dernière). Il travaille aujourd’hui sur un nouveau projet urbain pour HBO: Show Me a Hero –un projet fondé sur un ouvrage de Lisa Belkin, reporter au New York Times. Cette mini-série en six épisodes retracera l’histoire d’un quartier blanc de Yonkers qui, sur décision du tribunal, accueillit quelques lotissements à loyers modérés. Selon David Simon, cette décision fut à l’origine «d’un conflit racial féroce, d’un déchaînement stupéfiant de rage politique. La ville fut paralysée pendant plusieurs années; des carrières politiques furent détruites; on cessa de s’adresser la parole entre voisins». La série sera diffusée l’année prochaine aux Etats-Unis. A l’affiche: Catherine Keener, Alfred Molina, Winona Ryder, Clarke Peters (un habitué des séries de Davis Simon) et Oscar Isaac dans le rôle du jeune maire au centre de la controverse. A la réalisation, Paul Haggis.

Dans son discours londonien, David Simon a dit considérer sa série la plus célèbre, The Wire, comme «un argument en faveur de la ville». «L’idée d’un exode urbain massif ne nous a jamais traversé l’esprit. Partir de la ville? Pour aller où? Nous sommes citadins pour de bon. Tel est le message que The Wire était sensé véhiculer: nous allons nous confronter au problème; soit nous le surmontons, soit nous échouons. Ce n’est rien moins que  l’auto-gouvernance qui est ici en jeu», affirma-t-il.

Et de poursuivre:

«Le concept de futur partagé est particulièrement controversé, ce qui est plutôt terrifiant en soi. Si nous ne parvenons pas à trouver une solution ensemble, il y aura deux Amériques. Une Amérique dotée d’une police privée, retranchée dans sa communauté cloisonnée, et l’Amérique qui n’est pas parvenue à prendre la vague. Ce futur serait beaucoup plus brutal et beaucoup plus cruel.»

Personne n’a envie de faire un The Wire. J’ai créé le parfait exemple de la série que personne n’a envie de regarder

 

Une fois le discours achevé, j’ai discuté avec Simon dans un pub du quartier. Nous avons parlé de Ferguson (Simon a beaucoup écrit à ce sujet sur son site), de l’aspect romanesque de ses séries, et du rapport qu’entretiennent ces séries avec la réalité.

 (Cette conversation a été condensée et éditée.)

Lorsque vous avez écrit au sujet des émeutes de Ferguson en août dernier, vous avez fait précéder vos propos d’articles plus anciens tirés du quotidien The Baltimore Sun. Lorsque vous avez vu ce qui se passait dans le Missouri, vous avez eu un sentiment de déjà-vu?

Ça m’a stupéfié de découvrir que la police de Ferguson comptait 95% de blancs. Ce simple fait génère une culture peu propice au progrès et à la vigilance en matière de droits de l’homme. L’idée d’une police capable de tirer sur des gens désarmés… nous vivons à l’ère de la vidéo personnelle, ce qui oblige la police à répondre plus souvent de ses actes en cas de recours à la force. C’est une bonne chose. Le journal de ma ville [le Baltimore Sun] n’est plus que l’ombre de lui-même, mais il a révélé une affaire passionnante il y a peu, sur la violence policière omniprésente et sur les dommages-intérêts versés aux victimes rossées par les agents. Les chiffres sont vertigineux. Lorsque je couvrais la police pour le Sun (…) c’était une fois tous les trois ou quatre mois, vous voyez le genre. Cela a quadruplé depuis.  

Pourquoi?

Je ne sais pas, et ça m’intrigue. D’évidence, c’est un manque de professionnalisme. La ville n’est pas plus dangereuse qu’elle ne l’était à l’époque. J’ai une théorie à ce sujet; elle est particulièrement impopulaire, mais elle est fondée sur les recherches que j’ai réalisées en préparant The Corner (le livre).

A West Baltimore, les policiers les plus brutaux étaient afro-américains; l’inverse de Ferguson, donc. Je serais curieux de consulter les statistiques raciales pour toutes les affaires de flics impliqués dans les cas de dommages-intérêts révélés par le Sun.

David Simon / John D. and Catherine T. MacArthur Foundation via Wikipedia

Selon mes propres recherches, une fois que le stigmate racial n’entre plus en ligne de compte, il est presque plus facile de tabasser quelqu’un. Un flic blanc doit y réfléchir à deux dois avant de lever sa matraque ou de sortir son arme à feu, et c’est encore plus vrai de nos jours, car l’élément racial est toujours présent, comme il l’était à Ferguson. (…) C’est un fait qui me trouble; je ne veux pas mettre tous les policiers afro-américains dans le même sac. Je connais plusieurs officiers de police noirs qui font du bon boulot. Le mépris qu’éprouve la police envers les masses exténuées est –pour une large part–  un mépris de classe, et non de race. Je pense que les rapports de classe sont toujours un facteur, quelle que soit la couleur de peau du policier. 

Avec leurs personnages en trois dimensions, leurs structures narratives à tiroirs et leur passion sous-jacente pour la justice sociale, vos séries ont été comparées aux romans réalistes, dans la tradition de Dickens, Zola ou Sinclair Lewis. Pensez-vous que les téléspectateurs y puisent quelque chose qu’ils ne trouvent plus dans la littérature?

Je travaille avec Richard Price, auteur de Clockers, un livre des plus précieux; l’équivalent des Raisins de la colère, version épidémie de crack. Et avec Dennis Lehane, qui a écrit Un pays à l’aube, merveilleux roman sur les émeutes de la police de Boston. Sans oublier George Pelecanos. Les romans qui pensent (et s’inspirent de) la réalité sociale ne manquent pas. C’est peut-être moins le cas dans les romans plus littéraires –je ne sais pas.

C’est bien simple: côté audience, mes séries sont des échecs. Mais sur une mauvaise nuit, elles attirent tout de même deux millions de téléspectateurs. Si je vendais deux millions de livres, je figurerais sur la liste des best-sellers du New York Times.

Ceci étant dit, personne n’a envie de faire un The Wire. J’ai créé le parfait exemple de la série que personne n’a envie de regarder –autant dire qu’à Hollywood, personne n’essaie de m’imiter.

Vous avez écrit des ouvrages non-romanesques, des séries de fiction qui font référence à des évènements réels, et des adaptations d’histoires vraies. Quel type d’œuvre est-il selon vous le plus à même de retranscrire la «vérité»?

Beaucoup de gens diraient que c’est précisément ce qui m’attire des ennuis –mes séries «collent trop à la réalité»; un peu plus de fiction ne me ferait pas de mal.

Je vais être très clair: lorsque j’écris une fiction, comme The Wire ou Treme, les événements décrits ne sont pas forcément authentiques, mais ils doivent correspondre au contexte, à ce qui aurait pu se passer à cet endroit et à cette époque précise. Voilà ce qui m’intéresse. Et dans les œuvres de non-fiction, ce sont les événements qui importent, et je m’y consacre corps et âme.

Il faut penser à la dernière page en commençant à filmer la première

 

Cette rigueur compte beaucoup à mes yeux (mais pas nécessairement aux yeux du monde de la télévision). Il m’arrive souvent de faire une croix sur le meilleur choix narratif parce que je sais que les choses ne se sont pas réellement passées comme cela.

Les histoires ont un début, un milieu et une fin, et jusqu’à très récemment, la télévision américaine ne prévoyait pas la fin. On essayait simplement de pousser une série aussi loin que possible. Au final, la médiocrité était souvent au rendez-vous, car il faut penser à la dernière page en commençant à filmer la première.

Deuxième chose: lorsqu’on raconte une histoire, il faut le faire pour une raison, avec un but en tête. Pas forcément un but politique. Mais cette histoire doit exister pour une raison. «J’ai deux acteurs géniaux, qui vont attirer une super part de marché, et NBC me donne la case de 21h00 le mercredi» n’est pas une raison valable. Si tu veux passer ta vie à raconter des histoires, arrange-toi pour raconter des histoires qui te tiennent à cœur; la voilà, la raison. C’est simple comme bonjour. Mais croyez-le ou non, cet élément ne fait pas partie de l’équation dans le secteur du divertissement. 

Lorsqu’il s’agit de raconter la part lumineuse et la part sombre de l’Amérique, aucune histoire n’arrive à la cheville de Huckleberry Fin. Si une seule chose subsistait, et que cette chose était l’histoire de Huck et de Jim sur le radeau, cela suffirait pour nous comprendre, comprendre qui nous étions. Twain savait quelle histoire il voulait raconter, il savait pourquoi il la racontait, et ça a fonctionné du feu de Dieu. Il y a plus de vérités sur l’Amérique, sur le concept de race, et sur le meilleur aspect de l’esprit américain dans ce bouquin que dans des millions de livres d’histoire.

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