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Les notices rouges d'Interpol, arme de Vladimir Poutine contre ses opposants politiques

En quelques mois, plusieurs militants des droits de l’homme et opposants politiques ont été arrêtés dans des Etats européens à la demande de la Russie. Les ONG dénoncent l’usage abusif de Vladimir Poutine de ce que l'on a la (mauvaise) habitude d'appeler des «mandats d'arrêt internationaux».

Vladimir Poutine, le 13 octobre 2014. REUTERS/Vasily Maximov/Pool
Vladimir Poutine, le 13 octobre 2014. REUTERS/Vasily Maximov/Pool

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Mercredi 4 mars 2015, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi de Mouktar Abliazov, rendant définitif l'avis favorable à l'extradition du Kazakh vers la Russie ou l'Ukraine. Voici l'article que nous avions publié en octobre 2014 quand la cour d'appel de Lyon avait également autorisé cette extradition.

Dans la petite salle de la cour d’appel de Lyon, le témoin surprise n’est pas passé inaperçu. Le 17 octobre, le talentueux Me Mignard –l’avocat et ami de François Hollande–, a dégainé sur l’échiquier sa pièce maîtresse: Garry Kasparov, ennemi public numéro un du président russe Vladimir Poutine. Ce jour-là, l’ancien champion du monde d’échecs est venu soutenir l’oligarque kazakh Moukhtar Abliazov, menacé d’extradition vers la Russie, dénonçant «une chasse à l’homme politique».

Moukhtar Abliazov, ancien ministre de l’Energie au Kazakhstan et principal opposant du régime corrompu de Noursoultan Nazarbaïev, a été arrêté le 31 juillet 2013 dans le sud de la France. Il est accusé d’avoir détourné près de 5,4 milliards de dollars entre 2005 et 2009, alors à la tête de la banque kazakhe BTA Bank. Sur fond d’affaire complexe et de scandale politico-judiciaire, comme l’a expliqué Mediapart, la Cour de cassation a annulé le 9 avril 2014 l’extradition du milliardaire, renvoyant la décision à la cour d’appel de Lyon. Trois pays le réclament et ont émis une «notice rouge» à l’agence mondiale de police Interpol: la Russie, le Kazakhstan et l’Ukraine.

Ce 24 octobre, la cour d'appel de Lyon a décidé d'autoriser l'extradition de l'opposant, vers la Russie et l'Ukraine, suivant en cela l'avis du parquet.

«Une arme» pour Poutine

Le 17 octobre, Garry Kasparov nous avait confié, en marge de l’audience:

«Les notices rouges sont une arme judiciaire pour des poursuites politiques.»

Les «notices rouges», ces avis de recherche internationaux, diffusés à la demande d’un Etat membre et vérifiés par Interpol, se sont multipliés ces derniers mois. Quitte à laisser passer quelques abus par des régimes autoritaires, bien que l’article 3 de la Constitution d’Interpol interdise «toute intervention dans des questions ou affaires présentant un caractère politique, militaire, religieux ou racial».

Pourtant, en l’espace de quelques années, plusieurs opposants politiques ou militants des droits de l’homme ont été arrêtés dans des pays de l’Union européenne, à la demande de la Russie de Vladimir Poutine. Les motifs d’accusation liés aux affaires –fraude fiscale, escroquerie ou blanchiment d’argent–, sont souvent invoqués par le Kremlin pour atteindre des opposants politiques. «C’est complètement classique», confirme Alexis Prokopiev, militant EELV et président de Russie-Libertés. «Les accusations basiques en Russie pour les opposants sont soit d’ordre financier, soit de trouble à l’ordre public.»

Si le cas de Moukhtar Abliazov n'est pas e seul. D’autres affaires, plus litigieuses, ont été dénoncées avec force par les organisations de défense des droits de l’homme. Ainsi de Petr Silaev, un activiste antifasciste de 28 ans, qui a été bloqué six mois en Espagne l’année dernière, sur la base d’une notice rouge émise par la Russie. Ou d’Ilya Katsnelson, citoyen américain, et ancien dirigeant d’une compagnie de transports en affaires avec le milliardaire Mikhaïl Khodorkovski, une figure de l’opposition à Vladimir Poutine. L’homme a été détenu 50 jours dans une prison de haute sécurité en Allemagne, avant de trouver refuge au Danemark, qui refusa l’extradition en 2009. Encore aujourd’hui, la notice rouge court toujours, et reste consultable sur le site internet d’Interpol.

Un militant français arrêté en Bulgarie

C’est le cas le plus récent et le plus emblématique. Le 21 octobre, Sofia a rejeté la demande d’extradition de Nikolay Koblyakov, un défenseur des droits de l’homme franco-russe. Accusé d’escroquerie, il a été arrêté le 29 juillet 2014 en Bulgarie, sur la base d’une notice rouge d’Interpol. Emise le 1er avril, il aura fallu attendre presque trois mois et un voyage en Bulgarie –dont le gouvernement est soupçonné de liens étroits avec la Russie–, pour que l’activiste soit arrêté. Une notice rouge d’Interpol n’obligeant à rien un Etat membre de procéder à l’arrestation, la France avait manifestement choisi de ne pas suivre les recommandations de la Russie et d’Interpol.

2.200 des 7.622 notices rouges publiées sur le site Internet fin 2010, proviennent de pays où les libertés civiles sont bafouées

 

Sur le fond de l’affaire, Nikolay Koblyakov est accusé par une société russe, Stankoimport, d’escroquerie sur le territoire français. Cette même société a pourtant été déboutée par la cour d’appel de Paris en mai 2012.

Contacté par Slate depuis Sofia avant l'audience, Nikolay Koblyakov a crié son innocence, et rappelé les charges contre lui:

«Les soi-disant faits ont eu lieu sur le sol français en 2004-2005. Aucune plainte pénale n’a été déposée en France. Plusieurs années plus tard, la société russe, Stankoimport, s’est opposée devant une cour civile en France, mais elle a été déboutée dans sa demande. En gros, il n’y a pas de vrai crime derrière les charges contre moi.»

Né en Russie, Nikolay Koblyakov est citoyen français et réside à Paris. Il possède une entreprise d’aide aux personnes âgées, qu’il essaye de développer en Europe de l’Est, raison pour laquelle il voyageait à Sofia. Il est également un militant actif de l’association française Russie-Libertés, qui lutte pour les droits de l’Homme et la démocratie en Russie. L’association s’est notamment illustrée par des prises de position en faveur des Pussy Riot ou de la journaliste Anna Politkovskaïa. Le 16 octobre, plusieurs ONG, dont Amnesty International et l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), ont publié dans Libération une lettre ouverte au ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius. Cosignataire, le président de Russie-Libertés Alexis Prokopiev expliquait à Slate avant l'audience de Sofia, «ne pas savoir si Nikolay Koblyakov est innocent ou coupable. Mais s’il est extradé en Russie, il risque un procès inéquitable, des mauvais traitements et une décision arbitraire de la justice».

Des pays autoritaires friands de notices rouges

A l’automne 2013, deux ONG, Fair Trials International et Open Dialog Foundation, ont publié des rapports critiques et détaillés sur l’utilisation abusive des notices rouges d’Interpol par des régimes autoritaires.

Même si, en théorie, les notices rouges n’ont aucune valeur juridique, la légitimité d’Interpol, qui représente 190 polices nationales à travers le monde, fait que dans une grande majorité des cas ses avis sont suivis par les Etats membres. Jago Russel, directeur de Fair Trials International, qui a rencontré les dirigeants d’Interpol au siège mondial de Lyon, a alerté fin 2013 qu’«Interpol a un rôle important à jouer dans le combat contre le crime organisé, mais, quand il est instrumentalisé, son système d’avis de recherche peut avoir un impact humain dévastateur».

Capture d'écran du site d'Interpol

Si Interpol ne met pas en ligne toutes les notices sur son site internet (le pays émetteur choisit de rendre public ou non une notice), une simple recherche par nationalité permet de confirmer que les régimes autoritaires sont très friands des avis de l’agence policière. Ainsi, la Russie émet actuellement 160 demandes de notices rouges (plafond sur le site), comme les Etats-Unis, mais aussi comme l’Azerbaïdjan ou le Vietnam, suivis de près par le Tadjikistan (148) ou la Libye (103).

A titre de comparaison, la France ne recherche actuellement que 11 fugitifs, contre 5 pour l’Allemagne.

En 2011, dans une vaste enquête sur les notices rouges, le Consortium international des journalistes (ICIJ) explique que si, en 2010, les Etats-Unis arrivent en tête sur le nombre de demandes de notices rouges, la Russie et la Biélorussie se classent respectivement 4e et 5e. Les journalistes d’investigations ajoutent que 2.200 des 7.622 notices rouges publiées sur le site Internet fin 2010, proviennent de pays où les libertés civiles sont bafouées (classement de l’ONG Freedom House).

+183% en 5 ans

Fin 2013, réagissant au rapport de Fair Trials International, le Secrétariat général d’Interpol a pourtant vanté «un système efficace, bien établi, pour identifier et s’intéresser aux requêtes potentiellement politiques». Le Français Jean Frayssinet, membre de la Commission de contrôle des fichiers d’Interpol, expliquant même à Slate que «les choses s’améliorent avec le  nouveau système pour les notices rouges, I-Link», justifiant qu'«il y a plus de plaintes car il y aussi plus de communication des ONG autour des notices rouges qu’avant».

Sous anonymat, un agent d’Interpol confirme que des mots-clefs tels que «journaliste», «ministre», «militaire» ou «politique» sont détectés automatiquement par l’agence mondiale de police à Lyon, qui vérifie minutieusement chaque notice rouge. En cas de doute, on «flag» la notice, pour la mettre en attente. «Nous allons évidemment être plus attentifs à une notice émise par l’Iran que par la France», confie ce même agent.

Mais le manque de moyens humains d’Interpol, associé parfois à un manque d’informations du pays émetteur, peut rendre la tâche très difficile. De plus, sous l’impulsion de son dynamique Secrétaire général américain, Ronald K. Noble, Interpol a considérablement multiplié le nombre de notices en quelques années. Entre 2008 et 2013, le nombre de notices rouges est ainsi passé de 3.126 à 8.857. Soit une augmentation de 183% en 5 ans.

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