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Pauvre Russie: le plus grand pays de la Terre ne sait pas qui il est, ni ce qu’il veut être

L’imprévisibilité russe n’est pas qu’une arme tactique dans sa «guerre non linéaire» contre l’Ukraine, c’est aussi la manifestation d’une faiblesse profonde qui taraude le pays depuis 1991.

Un soldat russe derrière le drapeau de son pays lors des Jeux paralympiques de Sotchi. REUTERS/Alexander Demianchuk.
Un soldat russe derrière le drapeau de son pays lors des Jeux paralympiques de Sotchi. REUTERS/Alexander Demianchuk.

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Que va faire Vladimir Poutine demain? A-t-il lâché pour de bon les milices séparatistes du Donbass? Va-t-il continuer à terroriser les Tatars? Prépare-t-il une nouvelle action dans le sud-est de l'Ukraine, ou à la frontière de Transnistrie? Combien de soldats russes et d’agents du GRU, les services de renseignement de l'armée russe, opèrent aujourd’hui en Ukraine?

L’imprévisibilité tactique est l’arme la plus redoutable du Kremlin. Depuis le début de la révolution de Maidan, elle use les nerfs des Ukrainiens et de tous ceux qui, dans le monde, ont compris que l’avenir de l’Europe se joue en Ukraine. Chacun s’endort chaque soir en se demandant ce qu’il lira sur internet le lendemain matin. Le philosophe ukrainien Constantin Sigov a raison de dire que nous devons lutter contre cette tyrannie de l’immédiat, vivre et penser la renaissance du pays et ses relations avec ses voisins dans une temporalité large. Mais l’imprévisibilité russe n’est pas qu’une arme tactique dans sa «guerre non linéaire» contre l’Ukraine, c’est aussi la manifestation d’une faiblesse profonde qui taraude la Russie depuis 1991.

Le plus grand pays de la terre par la superficie ne sait pas qui il est ni ce qu’il veut être. Vladimir Poutine est sans doute une intelligence aiguë mais étroite, qui ramène le monde réel à la vision qu’en ont les services secrets, mais il a su à sa manière exprimer le problème existentiel de la Russie et laisser espérer qu’il allait le résoudre, en fusionnant dans sa personne le nationalisme russe –à la fois à la mode slavophile et à la mode stalinienne– et l’impérialisme eurasiste, la nostalgie victimaire («On vit mal et personne ne nous aime») et l’agressivité impériale («Nos missiles ont dix ans d’avance sur ceux des Américains»).

Cet URSS 2.0 est une parodie

Ce cocktail idéologique unit les contraires: les Tsars et les bolchéviques, l’orthodoxie russe et le néo paganisme slavo-aryen, le conservatisme moral de l’Eglise et la prédication révolutionnaire d’Alexandre Douguine, qui est une sorte de fascisme New Age. Sa seule cohérence, comme jadis le totalitarisme, est dans la construction d’un ennemi mortel à tout faire: l’Occident et ses cinquièmes colonnes, responsables de tous les maux.

Tout cela ressemble à une parodie: l’URSS 2.0 (ainsi que les partisans de Poutine définissent parfois leur projet) n’est pas l’URSS –c’est-à-dire une grande puissance–, c’est plutôt un État qui est en train de sortir du jeu international (c’est ce que veut dire rogue State, imparfaitement traduit par «État voyou») tout en rêvant d’être une puissance. Ridicule mais redoutable, comme nous le rappelle le sang versé en Ukraine depuis février dans cette guerre non linéaire.

Comment la Russie en est-elle arrivée là? La réponse est à la fois simple et compliquée. La réponse simple, c’est que la Russie est malade de son absence d’examen de conscience sur le communisme. Le régime soviétique était un régime criminel et il a perdu en 1991, perdu non pas seulement politiquement face à son rival occidental, mais perdu moralement, défait par la dissidence ou, dit autrement, par l’idéal européen de la civilisation.

L’Allemagne a pu renaître et redevenir un pays normal après 1945 parce qu’elle a fait cet examen de conscience, il est vrai imposé par une défaite militaire dévastatrice, parce qu’il y a eu d’abord le procès de Nuremberg, puis les procès de la justice allemande contre les criminels nazis, puis le travail d’histoire et de mémoire de toute une société. On peut discuter tel oubli, tel monument, tel programme scolaire, mais l’Allemagne s’est sauvée.

Amnésie puis réhabilitation du passé soviétique

La Russie, elle, s’est immédiatement enfoncée dans l’amnésie puis la réhabilitation du passé soviétique, grotesque à force de mauvaise foi et d’inculture. Le procès du communisme n'a pas eu lieu. Tant qu’elle traînera cette amnésie et ce déni, la Russie sera malheureuse et dangereuse, ce ne sera pas la Russie mais le zombie de l’URSS.

En 1991, des manifestants avaient voulu abattre la statue de Felix Dzerjinski, fondateur de la Tcheka, dont le buste orne le bureau de Vladimir Poutine. Les autorités leur demandèrent de ne pas abattre la statue de 11 tonnes sous prétexte que sa chute risquait de provoquer des dégâts. Les manifestants acceptèrent et attendirent donc gentiment qu’une grue enlève la statue et la dépose dans un parc de Moscou. Aujourd’hui, la statue va être restaurée (pour plus de 500.000 euros) et pourrait même retrouver la place de la Loubianka.

Restauration: le mot est trop faible pour décrire la noyade de la Russie dans le passé soviétique. Le temps de la dissidence est revenu, la culture, la liberté, la grandeur russes se sont réfugiées dans quelques grandes âmes minoritaires et persécutées, des écrivains, des artistes, qui ne sont pas tous des laquais comme Valery Guergiev, des historiens et militants de la mémoire qui continuent leur travail malgré les entraves et les menaces du pouvoir.

Pourquoi la Russie se refuse-t-elle à cet examen de conscience de la tragédie soviétique? Rester soviétique n’est pas un choix pour l'Homo sovieticus et ce n’est pas non plus une fatalité, c’est une peur. La peur de qui ne sait pas qui il est ni qui il veut être. Quelles que soient les versions de l’identité russe (et donc de ses frontières, de ses droits, de sa vocation), elles sonnent faux. Les Russes veulent-ils être une nation ethniquement homogène ou un empire multinational, fondé, au choix, sur la prison des peuples ou «l’amitié entre les peuples» (cela revient au même de toutes les façons), veulent-ils entrer dans le concert des nations européennes ou incarner une civilisation alternative, une réponse à la crise de la démocratie libérale?

Relire Soljenitsyne

Soljenitsyne, grand-Russe chauvin et écrivain génial, a bien exprimé ces tourments dans ses derniers écrits, où il plaidait en même temps pour une affirmation agressive de l’empire (en particulier en Ukraine) et pour le rejet des ambitions impériales qui ont toujours été funestes pour la Russie («d’inutiles objets extérieurs»), c’est-à-dire pour un repli sur soi-même afin de régénérer la culture russe à l’abri du cours du monde, «bâtir une Russie morale», en tournant le dos aussi bien à la catastrophe soviétique qu’à la décadence occidentale.

«Notre peuple va-t-il être ou ne pas être?», le mot «russe» devra-t-il être rayé des dictionnaires dans un siècle?, se demande Soljenitsyne. Chez lui, comme chez Thomas Mann dans sa période pangermaniste, il y a une sorte de lucidité au milieu de l’exaltation de «l’Union des peuples slaves de l’est», une lucidité qui lui fait voir les contradictions du projet russe, son oscillation entre nation normale et empire religieux («Les visées d’un grand empire et la santé morale d’un peuple sont incompatibles. […] Nous ne devons pas chercher à nous étendre large, mais à conserver notre esprit national dans le territoire qui nous restera»), comme elle lui fait voir la dangereuse naïveté des lieux communs sur la bonté et le sens communautaire russes, même s’il y cède quand même. L’Ukraine est bien sûr le point le plus aveugle de la lucidité dans l’aveuglement de Soljenitsyne, aussi sa lecture est-elle parfois pénible. Mais nous devrions surmonter la colère et la déception pour le lire et le relire encore afin de comprendre le malaise russe, de trouver le moyen de briser le sortilège qui enferme aujourd’hui la Russie dans ses rêveries agressives et la ramener dans le concert des nations.

La force de Poutine ne tient pas seulement à son culot et à son cynisme d’espion, elle vient aussi de sa capacité à être la voix du malaise existentiel et géopolitique russe et à faire espérer une sortie par la force du marasme russe. Mais ce malaise montre la faiblesse au cœur de l’agressivité russe, les points sur lesquels nous devons, nous Européens, ouvrir un dialogue avec les Russes qui aspirent réellement à une désoviétisation.

Ils ne sont pas un peuple entier comme les Ukrainiens, seulement quelques individus, mais l’avenir est avec eux. Les sanctions politiques et économiques sont nécessaires, elles seront efficaces si elles sont massives et persévérantes, mais il ne faut pas oublier un autre genre de mesure: le procès du communisme soviétique, qui ne peut advenir que de l’intérieur de la Russie.

Cet article est originellement paru en ukrainien et en anglais dans l'hebdomadaire ukrainien Ukrainski Tyzhden.

 

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