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Le drame de Kobané pourrait nous permettre de mieux connaître les Kurdes de Turquie

La communauté internationale n'a pas réagi en 1988 quand une attaque chimique de Saddam Hussein a tué des milliers de Kurdes. Elle est restée silencieuse pendant la répression sanglante menée par la Turquie. Cette fois-ci, elle semble un peu se mobiliser.

Des Kurdes de Turquie regardent la ville de Kobané où les combats font rage, le 17 octobre 2014. REUTERS/Kai Pfaffenbach
Des Kurdes de Turquie regardent la ville de Kobané où les combats font rage, le 17 octobre 2014. REUTERS/Kai Pfaffenbach

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«Ce qui se joue à Kobané est passablement décisif pour les Kurdes de Turquie», avertit Jean-François Pérouse, directeur de l’Institut français d’études anatoliennes (Ifea) à Istanbul. En refusant de laisser passer armes et combattants pour renforcer la résistance kurde de Kobané face à l’organisation de l'organisation de l'Etat islamique, c’est aussi la colère de «leurs» Kurdes (15% à 20% des quelque 76 millions d’habitants) que les autorités turques affrontent.

Pourquoi? Le processus de paix, mené depuis deux ans par Hakan Fidan, le numéro 1 du renseignement turc, avec Abdullah Öcalan, le chef emprisonné du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), ne serait-il plus à l’ordre du jour? La violence entre police turque et militants kurdes l’aurait-elle emporté? Et le chaos régional pourrait-il s’étendre à la Turquie? Explications et analyses avec Jean-François Pérouse.

1.Kobané concerne autant les Kurdes de Turquie que ceux de SyrieVrai

Située à la frontière entre la Syrie et la Turquie, Kobané est devenue le symbole de la résistance kurde à l’Etat islamique (EI). De nombreux combattants kurdes qui meurent en ce moment à Kobané sont citoyens de Turquie, et ils sont enterrés en Turquie. Dès le 6 octobre, le mouvement kurde, partis, associations, communautés plus ou moins proches du PKK,  appelait à «descendre dans la rue pour Kobané».

«Les morts sont kurdes avant d’être turcs ou syriens, précise bien Jean-François Pérouse. La résistance de Kobané réactive ainsi les liens entre Kurdes de part et d’autre de la frontière alors que les constructions nationales syriennes et turques, avec leurs politiques d’arabisation et de turquification ont tenté de nier ces liens.»

L’instauration de trois cantons autonomes kurdes au nord de la Syrie à partir de la fin 2012 (leur proclamation a eu lieu en janvier 2013), a tout de suite été soutenue par le PKK organiquement lié au PYD (Parti syrien de l’union démocratique). Selon Jean-François Pérouse, qui suit la question kurde sur place en Turquie depuis 1999, «cette expérience est érigée en modèle par le mouvement kurde de Turquie qui réfléchit au type de pouvoir local qu’il pourrait mettre en place à son tour en Turquie, a contrario de ce qui se passe dans la région autonome du Kurdistan irakien. Là-bas, sous la présidence de Massoud Barzani, les intérêts turcs sont très présents, et le gouvernement d’inspiration économique libérale est moins enclin à remettre en cause les structures d’autorités tribales et masculines».

2.Le processus de paix est fini, la guerre est de retourVrai et faux

Vrai, parce qu’avec les exécutions sommaires, les assassinats de policiers et les représailles par tirs à balles réelles qui ont déjà fait 46 morts et 682 blessés, selon l’organisation des Droits de l’Homme (IHD), on croit revivre les années sombres de la guerre entre l’armée turque et le PKK (débutée en 1984, elle aurait fait 45.000 morts). Les combats ont repris dans des foyers d’affrontements endémiques bien connus (Bingöl, Diyarbakir, Dersim, Silopi, Hakkari) tandis que le gouvernement stigmatise de nouveau les Kurdes, sujet à une sorte de réflexe étatique anti-kurde.

Mais «faux aussi», nuance l’auteur de La Turquie en marche (éditions de La Martinière, 2004) «parce que l’idée de négocier reste malgré tout admise dans l’opinion publique qui en a vu les effets concrets avec un cessez-le-feu presque respecté. C’est un changement qui semble irréversible. Et le PKK ne remet pas en cause l’idée de trouver une solution au sein de l’Etat turc, dans les limites territoriales de la Turquie. S’il est de nouveau soupçonné de séparatisme, c’est qu’il y a au sein de la population turque une vraie peur, liée à l’enseignement de l’histoire nationale qui fait toujours une place aux scenarii du pire»

3.Abdullah Öcalan perd la mainVrai

Toujours emprisonné, le chef du PKK Abdullah Ocalan, avec lequel les renseignements turcs négocient depuis deux ans, reste une icône. Il conserve une aura très importante sur l’ensemble des Kurdes qui se reconnaissent dans le mouvement kurde en Turquie et à l’étranger.

Néanmoins il ne faut pas oublier, rappelle Jean-François Pérouse que «c’est presque malgré Öcalan lui-même, car il  n’est pas un homme libre. Il est totalement à la merci des renseignements turcs même s’il peut désormais communiquer gratis par WhatsApp avec certains députés kurdes. La stratégie militaire du PKK se définit sans faire appel à lui. Öcalan est l’objet de sollicitations et d’instrumentalisation tout azimut et on note un décalage de plus en plus grand entre son envergure abstraite et son emprise sur le terrain».

Ainsi même si Öcalan prône le calme, les jeunesses du PKK (YDG-H) ont, mercredi 14 octobre, lancé un appel à l’insurrection.

4.Face aux Turcs, les Kurdes de Turquie ne font qu'unFaux

«L’idée d’une “communauté kurde de Turquie” est simpliste et fausse», avertit le directeur de l’Ifea.

Il y a d’abord le prolétariat kurde qui bénéficie de la plus grande visibilité. Issus de l’immigration forcée des régions du sud-est vers les grandes villes de l’ouest de la Turquie durant les  années de guerre, ces Kurdes sont  employés –souvent non déclarés– dans le bâtiment et dans le textile. Mais il y a aussi des Kurdes de classe moyenne, parfaitement intégrés au système économique et politique turc.

«Si on note de grandes différences parmi les Kurdes de Turquie, en fonction de leur religion et de leur système idéologique, on les voit parfois reconverger sur un certain nombre de mots d’ordre, de valeurs, de revendications culturelle et linguistique et pour une reconnaissance dans la Constitution.»

5.Les Kurdes n'ont pas leur place au gouvernementFaux

Au Parlement, le groupe AKP (Parti de la justice et du développement, islamo-conservateur, au pouvoir depuis 2002) compte plus de 70 députés et le gouvernement 5 ou 6 ministres ouvertement kurdes, c'est-à-dire que s’il le faut, à certains moments, ils emploient la langue kurde.

«L’AKP est décomplexé par rapport à la “différence kurde”, ce n’est plus un tabou pour ce parti, analyse le chercheur. Il l’a assimilé et sait l’instrumentaliser à son profit. En réactivant les réseaux, les confréries et les néo-confréries, l’AKP a très bien su utiliser les liens religieux (entre musulmans sunnites) pour relativiser les différences ethniques, culturelles et linguistiques avec les kurdes. Ce que n’ont pas su faire les autres partis.»

Résultat: l’AKP est le seul autre parti représenté dans les régions kurdes du sud-est du pays où l’autre parti présent, le HDP-DBP/BDP (Parti pour la Paix et la Démocratie), qui défend une solution politique pour la question kurde, a remporté la presque totalité des municipalités.

«La réussite de l’AKP est d’avoir fait accepter et banaliser la perspective d’une négociation avec le PKK. C’est un tabou qui a sauté: on s’est assis à la même table que les terroristes.»

6.L'image des Kurdes pourrait sortir renforcée du drame de KobanéPas faux

Les Kurdes de Turquie (et de Syrie) ont trouvé une tribune presqu’inespérée à Washington et à Bruxelles. Pourtant inscrit sur la liste des organisations terroristes aux Etats-Unis et en Europe, le PKK est sorti de la marginalité.

A la faveur de ces événements (et de leur courage à se battre contre les djihadistes de l’EI?), les Kurdes font naître un mouvement d’empathie au sein de la communauté internationale. Celle-ci ne s’est vraiment mobilisée ni en 1988 lorsque une attaque à l’arme chimique perpétrée à Halabja par Saddam Hussein avait causé la mort de milliers de Kurdes, ni contre la répression très violente («une sale guerre qui ne disait pas son nom») subie par les Kurdes de Turquie pendant presque trente ans.

«C’est  horrible à dire, conclut Jean-François Pérouse, mais Kobané est peut-être l’occasion pour les Kurdes de se faire reconnaître comme un acteur sur la scène internationale pour les affaires moyen-orientales. Et peut-être seront-ils les premiers bénéficiaires de l’effondrement des frontières héritées de la Première Guerre mondiale et de ses lendemains.»

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