Culture

Tony Gatlif: «Mon cinéma n’est pas populiste. Pas populaire non plus»

Pour son dix-septième film, «Geronimo», un «West Side Story» très contemporain, Tony Gatlif a accordé à Slate un entretien tablette.

Geronimo, Films du Losange
Geronimo, Films du Losange

Temps de lecture: 11 minutes

Le Gadjo Dilo du cinéma français sort ce 15 octobre Geronimo, son dix-septième long-métrage. Tragédie d’un mariage forcé, cinéma des corps en mouvement, pulsation musicale mise en image, le nouveau film de Tony Gatlif, dont Slate est partenaire, délaisse un temps la facture documentaire du monde gitan que le réalisateur dépeint depuis plus de trente ans sans perdre une once de la vitalité et de la poésie qui caractérisent son travail. 

Parler avec Tony Gatlif, c’est accepter de passer du coq à l’âne, des anars à Claude Sautet, de Delon à Garcia Lorca. Si le cinéaste ne répond pas toujours aux questions qu’on lui pose, la passion qui l’anime emporte tout sur son passage. La déferlante Gatlif peut commencer.

En 1965, Tony Gatlif rencontre un acteur qu’il admire: Michel Simon. C’est lui qui lui met le pied à l’étrier théâtral. Souvenirs d’une rencontre déterminante.

 

Michel Simon, c’était un monstre. C’est notre instituteur qui nous faisait découvrir ses films. Il nous montrait des films populaires de grands réalisateurs comme Renoir, Vigo, Chaplin. Je suis allé le voir dans Du vent dans les branches de sassafras au théâtre Gramont sur les grands boulevards. Je pensais que c’était un cinéma parce qu’il y avait des photos sur les murs, avec des cow-boys et des indiens. J’étais sûr d’aller voir un western. Ca aurait été génial un western avec Michel Simon. Quand les rideaux se sont ouverts j’ai compris que c’était une pièce de théâtre. Un saloon, des portes battantes, des cactus derrière les fenêtres. Et des cris d’indiens qui lançaient des flèches dans le saloon. Là, Michel Simon arrivait sur scène habillé en cow-boy et il disait, je me rappelle très bien «encore ces saloperies!». J’ai été fasciné par ça. Quand on a envie de faire les choses, on les fait. Je sentais qu’il y avait quelque chose de possible avec lui. Aller le voir pour moi, c’était comme aller voir un parent. J’ai donc tenté ma chance dans les loges à la fin de la représentation. J’ai attendu que tout le monde soit parti et alors il m’a demandé ce que je voulais et je lui ai dit: «je veux faire l’indien». Il était un peu anar sur les bords alors ma venue absurde a dû lui plaire.

Tout est politique

«Personne ne devrait s’étonner que des cinéastes se rencontrent: il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas». C’est par l’entremise de ce dicton gitan que Guy Debord, le père des situationnistes prend contact en 1987 avec le réalisateur. Mais l’ombre du cinéaste philosophe plane sur Gatlif depuis Les Princes (1982).


Debord est resté longtemps dans la clandestinité pour moi. À l’époque, on était en montage des Princes. Un jour, au milieu du montage, la production a coupé les vivres faute de pouvoir payer le laboratoire et la salle. On s’est retrouvés avec les bobines du film sur le trottoir. Pendant 15 jours, on ne savait pas si le film se ferait. Un ami a fait lire le scénario à Gérard Lebovici, le patron d’Artmedia. C’était l’homme à connaître pour un jeune réalisateur. Il a décelé quelque chose d’anar dans le scénario qui lui a plu et il a insisté pour que je lui montre le film. Je pensais que c’était du temps perdu, qu’un producteur comme lui ne pouvait pas aimer un cinéma comme le mien. Je lui ai projeté le film à contre cœur et il a été frappé par ce qu’il a vu. Il m’a dit: «ce film, je le veux! Ici, c’est chez toi», et il m’a donné les moyens de le terminer. À la sortie du film, il l’a projeté au tout Paris. Il en était fier. Ce que je ne savais pas c’est que Guy Debord était derrière. Ils avaient conscience tous les deux de tenir un genre de cinéma qui leur plaisait et ils voulaient m’embarquer dans l’aventure. Ils ont commencé à faire des affiches jaunes, qu’ils voulaient placarder partout dans la ville avec des slogans: «les princes ne paient pas d’impôts», «les princes ne vont pas à l’école», «les princes ne trahissent pas leur famille», «les princes ne votent pas socialistes»

Je n’étais pas franchement client de Claude Sautet. Des bourgeois qui vont en Normandie préparer des grillades…

On était en 1982, et moi j’avais dansé, un an avant, place de la Bastille pour la victoire de Mitterrand. J’étais tellement heureux que la gauche, le peuple, prenne enfin le pouvoir. Alors ce slogan, c’était inacceptable pour moi. Quand je croisais cette affiche dans la rue, j’avais honte, je me cachais derrière mes potes. À ce moment-là, je ne connaissais pas encore l’implication de Debord.

Les Princes, c’était un petit film, [Gérard] Darmon n’était pas connu, et ça montrait la pauvreté. Au début des années 1980, on avait honte des pauvres. On construisait des ZUP pour les évacuer loin de Paris, loin des gens, loin des regards! Mais on a fait 500 000 entrées. Lebovici, qui pensait que Les Princes méritait plus de reconnaissance, m’a poussé à écrire un nouveau scénario. J’avais un projet de film, La Violente, en tête. Mais j’ai toujours eu des problèmes avec les scénarii, ça me barbe. La construction froide et calculée d’un scénario m’enlève tout goût à la création, j’avais besoin de quelqu’un pour m’aider dans cette étape. Gérard Lebovici a décidé de me présenter Claude Sautet. 

Je n’étais pas franchement client de son cinéma. Des bourgeois qui vont en Normandie préparer des grillades et s’engueuler les uns avec les autres… Mais je reconnaissais que c’était un bon constructeur d’histoires. Quand je lui ai  dit que je voulais faire un film anar, il m’a demandé ce que cela signifiait. Je lui ai dit les anars, ce sont des gens qui sont contre, contre le gâchis humain, contre le gâchis social.... On a travaillé pendant un mois mais notre duo ne fonctionnait pas. Il m’apportait que des trucs des années 50, des braquages à l’ancienne… Mais je me souviens qu’un jour on a vu Gérard [Lebovici], qui passait nous voir régulièrement et ce jour-là il est parti du bureau pour ne jamais revenir. Il a été assassiné dans un parking… C’était un homme fort, que j’aimais beaucoup. Il m’avait proposé un livre qui pouvait m’intéresser: L’instinct de mort de Jacques Mesrine. Je l’ai lu mais et c’était pas mon truc. Dès les premières pages, il parle de comment il a appris à tuer, d’abord des animaux puis après comment il tuait des arabes, avec plaisir. Pour moi, c’était un assassin. Jamais je n’aurais fait un film comme ça. Gérard pensait que j’étais sensible à ça, parce que Baader par exemple, j’avais sa photo sur le mur. Et comme Mesrine se prenait un peu pour Baader… Finalement, ce projet ne s’est jamais fait et avec la mort de Gérard, on a abandonné le scénario de La Violente qui n’allait nulle part puis je suis passé à autre chose.

Qu’est qu’on a fait au bon dieu par exemple ne parle pas du peuple, il parle de crétins

Pour moi, le cinéma doit avoir un sens du peuple. Je suis issu d’un instituteur qui nous a projeté des réalisateurs issus du peuple, qui parlaient au peuple. Aujourd’hui, le peuple n’existe plus. On a du populisme qui achète des choses brillantes, qui regarde une télé brillante. Mon cinéma n’est pas populiste. Pas populaire non plus. Les comédies populaires qui se foutent de la gueule du peuple, je déteste. Qu’est qu’on a fait au bon dieu par exemple ne parle pas du peuple, il parle de crétins. Ce n’est pas un film populaire. Ce n’est pas le peuple que j’aime. C’est pas mon univers.

Pour revenir à Debord, j’ai fini par le rencontrer on s’est vus jusqu’à sa mort. Il était formidable. Il me donnait des conseils d’adaptation de livres. Il aurait aimé que je fasse un livre d’André Breton, l’histoire d’un cochet qui trimballe des morts. Il aimait énormément le cinéma. Mais on parlait aussi de politique, de tout en fait. Il avait une force dans le regard, une intelligence. Moi j’étais un enfant par rapport à lui…

«Je suis gitan. J’existe. Nous existons». L’appartenance à cette communauté a guidé nombre des films de Gatlif. Comment s’est manifesté ce besoin de dire, de montrer une culture sous-représentée au cinéma? Le cinéma selon Gatlif ne peut-il être que politique?

 

 

Aujourd’hui, plus que jamais, j’aime les gitans et tous ceux qui les aiment.

Aujourd’hui, plus que jamais, j’aime les gitans et tous ceux qui les aiment. Dans les années 1980 avec Les princes et plus tard Latcho Drom, on a commencé à faire des films avec un groupe qui se nommait «Nous voulons parler». Il y avait Mario Maya, un immense danseur de flamenco, des grands guitaristes et moi pour le cinéma. On voulait faire des films pour faire connaître la nation gitane, la culture gitane. On me disait les gitans viennent de Bohème. Je disais: «Les gitans? De Bohème? Quelle connerie!» J’étais furieux que personne ne connaisse vraiment le monde gitan. Quand tu connais pas, tu mets les fantasmes. Alors, on s’est un peu fédérés. L’art c’est la meilleure façon de parler d’un peuple. L’art, c’est comme un grand avocat. Mais il faut être excellent. Pour défendre un innocent il faut être le meilleur avocat.

Pour parler du Gitan, j’ai croisé Delon quand il préparait le film. Les gitans eux-mêmes aiment bien ce film-là. Ce personnage, c’est un héros. Il volait des banques pour donner à manger à son peuple. Une sorte de Robin des bois. J’ai croisé Delon aux studios de Boulogne. C’est un mec qui n’aimait personne. Quand il traversait la cafeteria, la tête droite, il disait bonjour à personne et moi il me saluait et m’invitait carrément à boire un café dans son bureau. Il m’avait vu dans un film où je jouais un dur. C’était un mec bien à l’époque. En tout cas, on n’a jamais bien montré les gitans. J’ai fait un documentaire Latcho Drom mais même Gadjo Dilo c’est un documentaire. Ce n’est pas une fiction. C’est un documentaire sur un mec, Romain Duris, que j’ai parachuté dans un monde vrai. Et j’ai filmé.

Récit fondateur qui cristallise les enjeux tragiques d’un amour impossible, Romeo et Juliette paraît irriguer narrativement Geronimo, comme West Side Story, qui s'inspirait déjà de Shakespeare. Peut-on parler de source, de référence?

 

Geronimo c’est un film contemporain, d’aujourd’hui. A partir du moment où il touche à une histoire d’amour impossible, d’une jeune fille de 16 ans qui s’enfuit de sa famille parce qu’elle ne veut pas qu’on la marie de force, elle crée un problème qui va être impossible à régler. Parce que quand on parle de mariage forcé dans une communauté comme les Turcs, ou comme dans presque tous les pays d’Afrique du Nord ou l’Afghanistan, quand on s’en va et qu’on est contre sa famille, on est amenés à être tués. Le crime d’honneur en réponse à un déshonneur. En racontant cette histoire, je vais forcément rencontrer West Side Story, Romeo et Juliette et surtout Noces de sang (Boda de Sangre) de Garcia Lorca. Forcément, on touche à ces problèmes-là. Et pour le titre, si une jeune femme arrive dans un film et qu’elle s’appelle Geronimo, son nom véhicule toute la légende de cet indien extraordinaire qui s’est battu pour son peuple, qui a été malmené, dont la famille a été tuée, les siens exterminés. C’est l’exemple même du courage et de la volonté, celle d’aider les autres, son peuple.

Dans Geronimo, la danse et la musique ont encore une fois une place déterminante. Les battles hip hop auxquelles est convié le spectateur s’apparentent à un dialogue, elles semblent un exutoire à la violence sourde qui ronge les personnages. Quant à la musique, elle imprime un rythme, une pulsation inimitable. Le motif du mouvement est-il une métaphore du nomadisme gitan? La musique incarne-t-elle la grammaire invisible du cinéaste?

 

Ah… Mitsou. C’est une tzigane.  Sa musique est incroyable. Pour moi, la musique c’est le ciment qui rattache les humains. Au départ, quand je débute un nouveau projet de film, on écrit le scénario et en même temps j’écris la musique. En parallèle. On ne peut pas séparer mes histoires et la musique. Depuis trois films, je travaille avec Delphine Mantoulet (Liberté, Transylvania, Exils). Elle est très forte. C’est une jeune femme qui a fait son stage de musique du temps de la nouvelle musique indienne, à l’époque de Nitin Sawhney. Elle a vécu à Londres et a travaillé dans des maisons de disques anglaises. Elle a une immense culture de la musique moderne. 

Chez les intellos, la vie bouillonne pas. Ils aiment pas la vie les intellos.

L’union de la musique et de la danse, ça a donné Vengo, un drame musical. Parce que Vengo c’est un personnage qui a perdu sa fille et qui se laisse aller dans la fête, on appelle ça la juerga en Andalousie. Il se noie dans la bringue et dans la bringue il y a toujours le flamenco, la musique pour oublier. 

C’est vrai que ce mélange me situe très à part dans le milieu du cinéma français. Évidemment je me sens français, très français. A l’étranger on me présente comme cinéaste français, je dis oui! Je fais partie des cinéastes français mais dans ma façon de faire, dans mes origines, je suis complètement à part. J’ai cette façon de filmer qui est celle du corps, de la musique, de la passion, de la vie. La vie dans mes films est bouillonnante. Mais chez les intellos, elle bouillonne pas. Ils aiment pas la vie les intellos, sauf Debord. Il a écrit sur la vie, le vin, la fête, les femmes. Comme quoi il y a intellos et intellos.

La poésie de Geronimo explose lors des séquences avec Nil, la mariée révoltée. La tenue de la jeune fille (sa robe de mariée) contraste avec les décors dans lesquels elle évolue créant une dimension onirique. Quelle serait la définition du beau selon Gatlif?

 

La beauté au cinéma, ça n’existe pas

Au début de Geronimo, la jeune fille s’enfuit le long des murs d’usine. Elle s’enfuit! Le film commence comme des vannes qui s’ouvrent. A partir de ce moment là, rien ne peut plus arrêter ces vannes. Cette fille qui s’enfuit c’est la vague qui déferle. Les rues sont couvertes d’eau, tout est recouvert d’eau. Ça dure cinq jours et le 5e jour, il y a l’éducatrice qui se jette dans la fournaise, dans ce feu lancé par ces jeunes pour éviter le drame. C’est par son audace et son courage qu’elle arrive à faire quelque chose. Il n’y a qu’avec l’audace et le courage qu’on arrive à créer des choses. 

La beauté au cinéma, ça n’existe pas. Les jeunes que j’ai choisis, je ne les ai pas pris pour leur beauté. Ils sont devenus beaux. On en a beaucoup parlé avec Céline [Sallette, qui incarne Geronimo]. La beauté vient de soi-même. Quelqu’un de très moche, par son intérieur, il y a un moment où il devient beau. Je pense que l’intérieur crée de la beauté ou de la laideur. Quand on croit à son travail, on jette des ondes. Ce qu’il en résulte est beau, laid ou moche, ça dépend de ce que vous mettez dedans. Des gens sont véritablement moches parce qu’ils n’arrêtent pas de dire du mal des autres, d’être aigris, d’écrire des choses vilaines sur le monde. Et forcément ils sont très moches.

Geronimo

De Tony Gatlif, avec  Céline Sallette, Rachid Yous, David Murgia, Nailia Harzoune

Sortie le 15 octobre | Durée: 1H44. 

VOIR SUR ALLOCINÉ

 

Slate est partenaire du film.

 

cover
-
/
cover

Liste de lecture