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L'Europe donne une piètre image d'elle-même

Le prélude à l’installation de la future Commission européenne est laborieux. Le potentiel de confiance envers l’équipe de Jean-Claude Juncker est entamé avant même qu’elle soit en place.

Jean-Claude Juncker en juillet 2014. REUTERS/Vincent Kessler
Jean-Claude Juncker en juillet 2014. REUTERS/Vincent Kessler

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Qui veut faire pourrir l’Europe? Après l’actuelle Commission Barroso qui, par son manque de hardiesse, aura tôt fait de plonger dans les oubliettes de l’Histoire européenne, on aurait pu espérer que la relève aurait impulsé une dynamique nouvelle en rassemblant les énergies pour consolider la construction de l’Union. On peut y croire encore… Mais la transition commence de façon plutôt laborieuse.

Des erreurs de casting qui tournent au jeu de massacre

A force d’avoir voulu jouer les contre-emplois dans les affectations des futurs commissaires délégués à Bruxelles par chaque pays membre, le Luxembourgeois Jean-Claude Junker, qui dirigera la Commission à partir du 3 novembre, n’est parvenu qu’à dresser les députés européens contre ses choix à l’occasion des auditions publiques. Le casting ne passe pas, les parlementaires se transforment en procureurs. Drôle de spectacle pour le citoyen lambda qui assiste ainsi à la mise en cause de la légitimité de personnalités chargées d’élaborer des politiques qui le concernent au quotidien.

Organiser un grand oral qui soit aussi un examen de passage devant les élus européens, l’exercice est incontournable dans une démocratie. Les parlementaires sont dans leur rôle. Mais que cet exercice tourne au jeu de massacre à cause de l’inadaptation de certaines personnalités à leur portefeuille, voilà qui atteint très directement la crédibilité de la Commission dans son action à venir.

Les responsables politiques sont-ils à ce point prisonniers d’une bulle qu’ils ne peuvent plus imaginer les réactions des citoyens face à un tel spectacle, ou bien ne sont-ils tout simplement plus habités par leur fonction? N’aurait-on pu faire l’économie de ces grands déballages avec un casting plus pertinent? Moins décapant peut-être mais aussi moins sujet à polémiques? 

L’Europe ne peut fonctionner sans consensus. Elle a déjà bien du mal à progresser; pas besoin d’en rajouter.

Le résultat est là: avant même d’être installée, la future Commission européenne est déstabilisée alors même que la sortante est absente des grands débats géopolitiques du moment. Voilà bien du grain à moudre pour les eurosceptiques de tous poils, qui ne s’attendaient peut-être pas à ce qu’on leur serve sur un plateau autant de motifs de se défier de l’Union européenne.

Un commissaire sur cinq en délicatesse

Passe encore que le président de cette Commission, Jean-Claude Junker, ait été un chantre de la concurrence fiscale lorsqu’il dirigea la Grand Duché du Luxembourg. On le voit mal mettre en place des coordinations nouvelles pour lutter contre ce dumping fiscal qu’il laissa se développer du temps où il présida l’Eurogroup. Toutefois, pas de procès d’intention: son champ de compétence à la tête de la Commission ira bien au-delà du seul domaine fiscal. Sera-t-il un homme de rupture?

Mais, avec des affectations de portefeuilles qui pouvaient passer pour des provocations, l’équipe de 27 membres (non compris son président) que Jean-Claude Junker a présentée au Parlement européen ne pouvait que susciter des levées de boucliers. Plus d’un futur commissaire sur cinq a été provisoirement recalé à l’issue de son premier grand oral, mis en difficulté par la méconnaissance de ses dossiers ou à cause d’un profil inadapté au poste.

Le commissaire hongrois Tibor Navracsics, appelé à défendre la citoyenneté alors qu’il fit partie d’un gouvernement liberticide, a essuyé un tir de barrage. Le commissaire espagnol Miguel Arias Cañete, nommé à l’énergie et au climat alors qu’il a partie liée avec l’industrie pétrolière, a été soupçonné de conflit d’intérêt avant que sa déclaration financière soit finalement validée.

La commissaire tchèque Věra Jourová, chargée de la justice, son homologue slovène Alenka Bratušek, responsable du marché de l’énergie, et la commissaire roumaine Corina Creţu affectée à la politique régionale, ont été retoquées à cause de prestations peu convaincantes et d’une connaissance approximative des dossiers. Le commissaire britannique Jonathan Hill placé aux services financiers et aux marchés de capitaux, est suspecté d’être trop impliqué auprès de la City et de certains lobbies au regard de ses dossiers.

Et le commissaire français Pierre Moscovici, chargé de l’économie et des finances, devant faire appliquer au niveau européen des principes dont il s’est affranchi au niveau national, a été poussé dans ses retranchements: sanctionnerait-il la France si elle persistait à transgresser les règles budgétaires? Sa crédibilité est entamée: il a été contraint de passer un test de rattrapage par écrit avant d'obtenir son certificat d'aptitude. En fait, les parlementaires de gauche n'ayant pas délivré de carton rouge à l'Espagnol, la droite n'a pas jugé bon de retoquer le Français.

L’image donnée est d’autant plus exécrable que, sous couvert d’équilibre des forces et des influences, les cartes qui vont être rebattues vont donner le sentiment que des tractations se déroulent au Parlement bien loin de l’intérêt des citoyens, mais seulement pour que les grands groupes –le PPE à droite et le PSE à gauche– ne perdent rien de leur pouvoir au sein-même de la Commission, en fonction de l’appartenance des commissaires.

Ainsi, le sort de tel commissaire est-il lié à celui de tel autre pour de simples raisons d’équilibres politiciens. La transparence, qui est une condition au feu vert du Parlement pour que la Commission puisse être installée et commence à travailler, ne s’apparente pas à cette cuisine fort éloignée d’un idéal démocratique.

Une politique budgétaire à la carte: l’option interdite

Sans compter qu’au même moment, le débat sur l’austérité en Europe bat son plein avec les discussions budgétaires qui s’engagent dans tous les pays. Quelle place pour le curseur de la rigueur, afin d’enrayer la croissance de la dette publique sans étouffer la consommation? On s’affronte, notamment en France. Les promesses ne valent plus que pour ceux qui les écoutent, et en tout cas pas pour tous. Comment, dans ces conditions, restaurer la confiance et l’envie d’Europe?

Et pour ajouter à la cacophonie, alors que Bruxelles pourrait menacer Paris d’un rappel à l’ordre pour ne pas tenir ses engagements sur la réduction de ses déficits, le ministre français des Finances et des Comptes publics Michel Sapin conteste aux instances européennes le pouvoir de censurer le budget français.

Il est vrai que ce n’est pas en infligeant une amende de plusieurs milliards d’euros que l’Europe ramènerait plus vite la France dans les rails budgétaires, au contraire… Mais il ne peut y avoir de politique à la carte dans une Union européenne qui, du coup, n’aurait plus de ligne claire. Faut-il réviser les dogmes, déplacer les curseurs, renforcer les butoirs pour les membres qui dérapent?

L’Europe a besoin d’élan pour se régénérer. Le piètre spectacle qu’elle donne à l’occasion du changement de Commission ne laisse guère augurer d’une relance de l’idéal européen.

Si les responsables politiques persistent à ignorer que la foire d’empoigne dans laquelle ils semblent se complaire n’en finit plus de discréditer les institutions, les europhobes n’auront même plus besoin de torpiller l’idée européenne: elle se désintégrera d’elle-même, victime de ceux qui ont pour mission de la transformer en réalité.

A moins que, justement, il faille déceler dans ces remises en question les prémices d’une dynamique nouvelle...

 

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