Médias / Économie

La mort de la télévision est programmée

Le petit écran pourrait bien être la prochaine victime de la crise de la publicité.

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Deux nouveaux ouvrages de marketing vont réjouir tous ceux qui adorent détester la pub. Le premier soutient que la publicité telle que nous la connaissons est en voie de disparition. Le second nous engage à aller tous danser la Carmagnole sur sa tombe.

Dans The Chaos Scenario, Bob Garfield, critique de pub pour le magazine Advertising Age et co-présentateur de l'émission On the Media, diffusée sur la National Public Radio (NPR), estime que les liens séculaires qui unissent les annonceurs et les supports de contenu vont connaître un réajustement brutal. Cela n'est pas nouveau, mais le fait est que, selon Garfield, les grandes agences de pub et groupes de médias n'ont pas totalement pris la mesure de l'évolution en cours. (En particulier les grandes chaînes généralistes américaines [CBS, ABC, NBC et Fox, les fameux networks], qui ont, jusqu'à présent, moins essuyé les plâtres que la presse.) Garfield affirme par ailleurs que ces bouleversements finiront par avoir de douloureuses répercussions sur le contenu; il n'y a qu'à voir le coup fatal porté à la presse locale, dont la manne publicitaire véhiculée par les petites annonces et les annonces immobilières a irrémédiablement migré vers Internet. Eh bien, notre télévision chérie devrait bientôt connaître le même sort.

Il existe aujourd'hui des centaines de chaînes câblées et une infinité de contenus captivants sur le Net. Résultat: l'audience télévisée s'effrite. En 2008, note Garfield, une série vedette à diffusion hebdomadaire telle que The Mentalist pouvait être regardée par 3,2% de la population américaine. Il y a cinquante ans, une série vedette telle que Gunsmoke [Police des plaines] était suivie chaque semaine par trois fois plus d'Américains. De nos jours, les grandes agences de pub ont bien plus de mal à dégoter un foyer de spectateurs suffisamment important pour garantir une nette hausse des ventes. Pour Garfield, les acteurs les plus concernés par ce mouvement inéluctable peinent donc à vouloir s'y adapter.

Même si elles ne sont plus autant regardées qu'auparavant, les grandes chaînes généralistes restent les principaux foyers de spectateurs. Cela leur a permis de conserver leurs recettes publicitaires en augmentant le tarif facturé par spectateur, tout en touchant un public moins large. Mais cela ne va pas durer. L'issue fatale, selon Garfield: un cercle vicieux dans lequel l'audience télévisée se fragmentant, les annonceurs vont arrêter de payer des fortunes pour les spots télévisés, tarissant ainsi le financement des émissions, entraînant par là même une baisse de qualité des contenus, et in fine érodant encore plus vite les taux d'audience.

Je ne suis pas sûr d'être d'accord sur le lien entre qualité des émissions et audience. Pas quand je constate qu'un programme tel que The Bachelorette [adaptation féminine de l'émission de télé-réalité The Bachelor] fait un carton. (Garfield pourrait rétorquer que même ce type d'insanités requiert des budgets conséquents, qui ne seront bientôt plus tenables.) Il me semble toutefois logique de penser que les publicitaires refuseront un jour de payer des sommes faramineuses pour toucher des tranches de la population de plus en plus minces. Ils finiront, et c'est d'ailleurs déjà le cas, par trouver d'autres usages à leur argent.

Ce qui implique qu'il n'y aura plus personne pour régler la note de vos programmes de qualité préférés, sauf s'ils sont diffusés sur une chaîne du câble telle que HBO, financée par les abonnements et non par la publicité; ou sur le Net, disons sur YouTube, après avoir été confectionnés avec des bouts de ficelle, sans le recours à des sponsors au porte-monnaie bien garni. Pour l'instant, la première option est plus plausible que la deuxième. S'il est indéniable que l'on trouve d'excellents contenus à tout petit budget sur la Toile - et ce sera sûrement de mieux en mieux - on ne peut pas dire qu'ils fassent encore le poids face à une série comme The Wire [Sur Écoute]. Ou comme The Mentalist. (Une blague que j'ai entendue récemment: Qu'est-ce qu'un film amateur qui retient l'attention plus de 20 minutes ? La vidéo coquine d'une célébrité.)

Si tout cela vaut avis de gros temps pour l'industrie de la télévision, la tempête pourrait frapper tout aussi durement les grandes agences de pub, en ce qu'elle menace la raison d'être des traditionnels spots télé de 30 secondes, qui constituent la substantifique moelle des annonceurs depuis un demi-siècle. Le conseil du Dr Garfield: la publicité devra délaisser la création d'image et l'exploitation de l'émotion pour favoriser le contact online avec le consommateur, en analysant ce qu'il aime et ce qu'il n'aime pas (à travers les blogs et les commentaires déposés sur les sites), et en fournissant des informations fonctionnelles à ceux qui le souhaitent.

Cette approche, que Garfield qualifie de «marketing personnalisé» pourrait se révéler plus efficace. Mais elle génère beaucoup moins d'argent. Pour illustrer le propos, notre expert en publicité cite le cas récent du parc d'attraction Six Flags, qui avait décidé d'offrir 45 000 billets promotionnels pour fêter son quarante-cinquième anniversaire, confiant à son agence de pub le soin d'en organiser la bonne distribution. Autrefois, l'agence aurait consacré beaucoup de temps et de moyens à la création de spots radio ou d'affiches, et à l'achat d'espaces qui auraient touché le plus grand nombre. Mais, consciente de la nouvelle donne du marché, l'agence s'est contentée de faire passer une petite annonce sur le site spécialisé Craigslist. Les billets sont partis en cinq heures. D'une efficacité redoutable, mais, comme l'un des responsables de l'agence se l'est ensuite demandé: que facture-t-on au client pour une telle opération?

Ce trouble des dirigeants des agences de pub ferait sans nul doute le bonheur de Carrie McLaren et Jason Torchinsky, éditeurs de Ad Nauseam: A Survivor's Guide to American Consumer Culture [«Jusqu'à l'écoeurement: guide du survivant à la culture de consommation américaine»]. Nombre des textes de cet ouvrage sont repris de Stay Free! [«Restez libres !»], gazette devenue site Web lancée par McLaren en 1993, qui a pour thème fondateur l'immense suspicion, à la limite de la peur primaire, quant aux intentions du marketing de s'immiscer dans les moindres recoins de notre vie.

Personnellement, je me lasse assez vite de la ritournelle obsessionnelle anti-consumériste. (C'est à vous que je m'adresse, Casseurs de pub.) Cependant, Ad Nauseam nous livre son cheval de bataille paranoïaque avec une agréable touche d'humour. Le livre commence par retracer l'évolution du message publicitaire, depuis la suffisance guindée et verbeuse du 19éme siècle aux réclames scientistes des années 1920 à 1940, jusqu'à la disparition du texte et de l'argumentaire en faveur de l'image et de l'émotion.

Une autre partie de l'ouvrage tourne en ridicule ces repositionnements de marque aussi soudains que radicaux, racontant par exemple comment Marlboro a d'abord ciblé les femmes avant de se créer une image rugueuse et virile. L'on découvrira également des chapitres peu glorieux de l'histoire du marketing, comme celui où Coca-Cola a réussi à persuader [la chaîne de restaurants italiens] Olive Garden de ne plus servir de carafes d'eau gratuites, afin de faire payer davantage de boissons non alcoolisées aux clients.

Le livre veut secouer les esprits, faire prendre conscience que le consumérisme imprègne tellement notre vie qu'il est urgent de prendre du recul pour mieux le remettre en question. Comme l'écrit McLaren en préface, après des décennies de marketing élaboré et omniprésent, «nous en sommes arrivés à croire que la pub fait partie de l'air que nous respirons.»

The Chaos Scenario comme Ad Nauseam divertiront les férus de marketing en même temps qu'ils fourniront de bonnes armes aux ennemis jurés de la pub. L'un et l'autre s'opposent pourtant dans leur finalité. Prenons l'exemple d'un récent billet du blog officiel de Google, qui révèle comment la gentille vidéo amateur d'une entrée à l'église en musique lors d'un mariage dans le Minnesota a fait doubler le taux de clics normalement enregistré sur les pubs de YouTube, tout en dopant fortement les ventes d'un morceau de R&B vieux d'un an. Tandis que les éditeurs d'Ad Nauseam y verront sûrement les dernières turpitudes du monstre Publicité, qui va jusqu'à se repaître d'innocentes vidéos de mariage, Bob Garfield considérera certainement que c'est là un pas dans la bonne direction.

Seth Stevenson contribue régulièrement à Slate.

Article traduit par Chloé Leleu

Image de Une: Reuters

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