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La guerre contre l'organisation Etat islamique est celle de toutes les ambiguïtés

Etats-Unis, pays arabes, France, Iran, Syrie, Russie... Tout le monde place des intérêts différents –et parfois provisoirement convergents– dans ce conflit.

Des combattants de l'Armée du Mehdi (chiite) lancent des roquettes contre l'organisation Etat islamique, le 12 septembre 2014 près de Tikrit en Irak. REUTERS/Ahmed Jadallah.
Des combattants de l'Armée du Mehdi (chiite) lancent des roquettes contre l'organisation Etat islamique, le 12 septembre 2014 près de Tikrit en Irak. REUTERS/Ahmed Jadallah.

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Le paradoxe, dans la guerre contre l'organisation Etat islamique, veut que les puissances qui l’ont indirectement suscité ou directement aidé cherchent aujourd’hui à la détruire.

C’est le cas des monarchies du Golfe, qui ont financé avec des ressources publiques ou des fonds privés les djihadistes les plus extrémistes. L’Arabie saoudite, le Qatar, les Emirats arabes unis, se rendent brusquement compte qu’ils ont aidé à enfanter un monstre prêt à se retourner contre eux. 

Il va falloir des actions au sol

C’est le cas aussi des Etats-Unis, qui paient dix ans après le prix d’une aventure en Irak, fruit de l’utopie néoconservatrice qui voulait faire du «Grand Moyen-Orient» une vitrine de la démocratisation. Da’ech est l’héritier des rebelles sunnites qui se sont dressés contre l’occupation américaine et le gouvernement de Bagdad mis en place par les Etats-Unis. Barack Obama se voit ainsi contraint de réparer les dégâts provoqués par son prédécesseur, George W. Bush, alors qu’il avait été élu en 2008 pour terminer les deux guerres dans lesquelles son pays était impliqué, en Irak et en Afghanistan.

Beaucoup d’observateurs pensent, à tort ou à raison, qu’il paie aussi le prix de ses hésitations d’il y a un an. Après l’usage par Bachar el-Assad d’armes chimiques contre les populations civiles, le président américain a ignoré la «ligne rouge» qu’il avait lui-même fixée. Il a renoncé à frapper le régime de Damas malgré les conseils de certains de ses collaborateurs et la disposition de la France de participer à une campagne aérienne. Peu soucieux de se retrouver pris à nouveau dans le bourbier moyen-oriental, il s’est laissé convaincre par le Premier ministre britannique David Cameron qui, suivant la décision de la Chambre des communes, a refusé de s’en prendre directement à Bachar el-Assad.

Rien ne dit que des bombardements aériens sur les positions officielles syriennes auraient renforcé l’Armée syrienne libre (ASL), bras armé de l’opposition modérée au point d’empêcher l'organisation Etat islamique de s’assurer l’hégémonie sur le front des anti-Assad. Il n’en reste pas moins que les djihadistes ont profité des atermoiements des Occidentaux, qui ont longtemps hésité à livrer des armes à l’ASL, la laissant à la merci à la fois des forces d’Assad et des extrémistes islamistes.

Les erreurs du passé ne sauraient justifier le refus d’agir

 

Les erreurs du passé ne sauraient justifier pour autant le refus d’agir. Les bombardements de la coalition à laquelle, pour la première fois depuis 1991 et la libération du Koweït, se sont joints des Etats arabes, sont nécessaires pour stopper la série de succès militaires enregistrés par Da’ech en Syrie et en Irak. Qu’ils ne soient pas suffisants n’est pas une raison pour en minimiser la portée. Ils doivent être complétés par des actions au sol.

Pour le moment, la coalition compte sur les peshmergas kurdes et sur l’armée irakienne en voie de recomposition, aidée par des milices chiites renforcées par des gardiens de la révolution iraniens, pour faire le travail. Bien des experts militaires, y compris le chef d’état-major des armées américain, le général Dempsey, pensent que ce ne sera pas suffisant. Les pays de la coalition, les Américains en premier lieu, devront envisager, tôt ou tard, d’envoyer des troupes, au-delà des conseillers et des «formateurs» qui se trouvent déjà sur place. C’est une hypothèse que Barack Obama préfère ne pas envisager, mais il n’aura peut-être pas le choix.

L’emploi de la force doit s’accompagner d’un effort politique qui n’implique pas seulement la reconstruction de structures étatiques dans les pays concernés, mais aussi une redistribution des cartes dans l’ensemble de la région. Celle-ci concerne les Etats-Unis et leurs alliés, essentiellement les pétromonarchies sunnites du Golfe, l’Iran et la Russie.

La cas iranien

Des intérêts «objectifs» rapprochent les adversaires d’hier qui, pour la plupart, le sont toujours. L’Arabie saoudite et l’Iran se disputent l’hégémonie dans le golfe arabo-persique mais se retrouvent face à un ennemi commun, sous la forme de Da’ech. Les Etats-Unis et les autres membres permanents du Conseil de sécurité, y compris la Chine et la Russie, imposent depuis près de dix ans des sanctions à l’Iran pour tenter de le dissuader de poursuivre un programme nucléaire militaire. Face à l’Etat islamique, l’Iran est dans le même camp que les Occidentaux.

Des deux côtés, on prend officiellement grand soin de ne pas transformer ces intérêts «objectifs» en une forme de connivence. Mais David Cameron et le président Hassan Rohani se sont rencontrés à New York. C’était le premier entretien depuis la révolution islamique de 1979 entre un chef de gouvernement britannique et un président iranien. L’Iran «fait partie de la solution» en Irak, a déclaré David Cameron.

Quant à Barack Obama, il a invité les Iraniens à saisir l’occasion pour régler le contentieux nucléaire. Toutefois, les Occidentaux ne veulent pas laisser entendre qu’un marchandage pourrait avoir lieu entre la négociation nucléaire et la situation en Irak. Au contraire, les Iraniens cherchent à tirer profit du rapport de force.

Le dilemme syrien

La Syrie pose un dilemme différent. Les Américains, et quatre pays arabes, ont commencé à bombarder des positions de Da’ech de l’autre côté de la frontière irakienne. Ils l’ont fait officiellement sans demander l’autorisation de Damas. Dans un premier temps, la France avait d’ailleurs refusé de participer des frappes en Syrie pour des considérations de droit international –qui n’avaient pas été évoquées en 2013 quand François Hollande était partisan de «punir» le régime de Bachar el-Assad pour l’utilisation d’armes chimiques–, et pour ne pas risquer de renforcer Assad. La position française est en train d’évoluer.

Mais les objections à une intervention sur la Syrie persistent. En frappant un des groupes qui luttent contre le régime de Damas, les Occidentaux courent en effet le risque de donner de l’air aux forces armées officielles syriennes. C’est pourquoi ils annoncent dans le même temps un renforcement de l’aide militaire accordée à l’opposition modérée, sans toutefois être sûr que cette aide suffira à renverser le rapport des forces sur le terrain.

Tout se passe comme si tout le monde acceptait qu’Assad fasse partie d’un éventuel compromis

 

D’autre part, Bachar el-Assad cherche à saisir l’occasion pour se présenter comme un partenaire de la communauté internationale et par là-même pour asseoir sa légitimité. Dans un premier temps, il a proposé ses services à la coalition. Son offre ayant été refusée, il a dénoncé d’éventuels bombardements sur Da’ech en Syrie comme une violation du droit international. Quand les bombardements ont commencé, il a changé de langage et affirmé que les Américains avaient averti son gouvernement de leurs intentions. Par cette déclaration, il se posait en interlocuteur des Etats-Unis. La Maison Blanche a démenti que Damas ait été averti, mais tout laisse à penser que des contacts discrets ont été pris, du moins par l’intermédiaire de l’Irak aux Nations unies.

Bachar el-Assad, qui a été réélu à la présidence en juin et qui continue de bénéficier du soutien de la Russie –et de l’Iran–, n’est plus menacé d’être chassé du pouvoir par les Occidentaux. Il y a quelques mois, Américains et Européens exigeaient son départ du pouvoir comme condition à une solution politique à la guerre civile, qui a fait quelque 200.000 morts. Il n’en est plus question et tout se passe comme si tout le monde acceptait qu’Assad fasse partie d’un éventuel compromis.

Alors que le régime de Damas a interprété les frappes américaines contre Da’ech en Syrie comme un soutien à ses propres actions militaires contre l’opposition, son tuteur russe a dénoncé la politique des Etats-Unis. Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a insisté sur les responsabilités de Washington dans la situation en Irak et sur les violations du droit international, en 2003 au moment de l’intervention contre Saddam Hussein comme aujourd’hui.

Et Moscou?

La Russie ne fait pas partie de la coalition internationale. Sans approuver ouvertement l’intervention, comme elle l’avait fait en 1990-1991 quand les Américains avaient mené une coalition pour la libération du Koweït avec le feu vert du Conseil de sécurité, elle la critique mais ne cherche pas à s’y opposer. Elle a envoyé quelques avions Mig et leurs pilotes au gouvernement irakien pour participer à la lutte contre Da’ech. Elle n’a pas intérêt à voir l'organisation Etat islamique se développer alors que le Kremlin doit faire face à un soulèvement des musulmans qui se poursuit dans le Caucase du nord et que de nombreux radicaux islamistes venus de la Fédération de Russie se battent aux côtés des djihadistes.

Elle ne veut pas se retrouver aux côtés des Américains avec lesquels les tensions sont fortes, notamment depuis la crise ukrainienne. Cependant ni Moscou, ni Washington, ni les capitales européennes ne font un lien entre les différents dossiers internationaux. Au contraire, tout le monde fait très attention à maintenir un découplage entre l’Ukraine, la Syrie et la lutte contre le radicalisme islamiste.

Poutine peut espérer que la Russie tire profit de la redistribution des cartes

 

La Russie a marqué des points au cours des derniers mois. Il y a un an, elle a désamorcé le conflit qui menaçait entre les Occidentaux et Bachar el-Assad à propos des armes chimiques tout en obligeant Barack Obama à reculer. Elle a annexé la Crimée sous des protestations occidentales purement verbales et elle s’est taillé un fief dans le sud-est de l’Ukraine, qu’elle peut utiliser pour faire pression sur le gouvernement de Kiev. Et malgré les sanctions américaines et européennes, elle a poussé l’Union européenne à ajourner la mise en œuvre de l’accord d’association entre Bruxelles et Kiev.

Vladimir Poutine observe les manœuvres américaines (et européennes) au Moyen-Orient. Il a intérêt à contenir Da’ech, qui menace son allié syrien de même que l’Iran, avec lequel les relations sont plus complexes. Mais en faisant preuve de prudence et en envoyant des signaux contradictoires, il peut espérer que la Russie tirera profit de la vaste redistribution des cartes au Moyen-Orient.

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