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Sociétés traditionnelles: la leçon de vie du professeur Diamond

Après ses deux grands ouvrages «De l’inégalité parmi les sociétés» et «Effondrement», Jared Diamond, tout à la fois géographe, physiologiste, spécialiste des oiseaux et biologiste évolutionniste, s’interroge sur ce que peuvent nous apprendre à nous, Occidentaux du XXIe siècle, les différentes sociétés humaines traditionnelles.

Des danseurs de Papouasie-Nouvelle Guinée. REUTERS/David Gray
Des danseurs de Papouasie-Nouvelle Guinée. REUTERS/David Gray

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Le monde jusqu'à hier: Ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles

Jared Diamond

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Huit ans après le retentissant Collapse (Effondrement), qui a définitivement fait compter l’auteur comme l’une des plus importantes voix sur les défis environnementaux, Jared Diamond élargit une problématique sur laquelle le livre se concluait. L’auteur y synthétisait les enseignements des effondrements de sociétés passées, dont les causes étaient liées pour l’essentiel à des facteurs environnementaux et aux réponses inappropriées qui ont été apportées face aux problèmes qu’ils ont posé. En quoi ces exemples passés peuvent-ils nous guider dans nos comportements présents, alors même qu’à une échelle bien plus vaste et inédite, celle de la Terre entière, nous devons faire face à des défis climatiques qui pourraient d’ici quelques dizaines d’années remettre profondément en question nos modes de vie?

Avec Le monde jusqu’à hier, le problème soulevé est encore plus vaste: les sociétés traditionnelles peuvent-elles nous montrer d’autres voies dans nos vies quotidiennes, à un niveau tant personnel que collectif?

«Ce livre a pour sujet potentiel tous les aspects de la culture humaine, de tous les peuples dans le monde, au cours des 11 000 dernières années.»(p.38)

D’un aéroport l’autre

Comme dans ses précédents livres, Diamond immerge le lecteur dans l’une des situations qu’il a rencontré au cours de ses nombreux voyages en Nouvelle Guinée, où il a séjourné durant des années: fin avril 2006 dans la salle d’enregistrement de l’aéroport de Port Moresby. La foule reflète la diversité humaine de l’île, l’une des plus grandes au monde qui compte par exemple sur son territoire relativement réduit 1.000 des 7.000 langues pratiquées aujourd’hui. Les uns ressemblent à s’y méprendre à des Occidentaux, habitués qu’ils sont aux aéroports, téléphone mobile en main et habits de marques mondialement connues. Parmi eux, certains n’auraient porté qu’un pagne en herbes séchées quelques dizaines d’années plus tôt. D’ailleurs, les autres n’en sont à l’évidence pas si loin, malgré leur adoption des tenues occidentales classiques. Un grand-père semble «aussi hébété et déconcerté que les ancêtres sur les clichés de 1931». Les uns viennent des hautes terres de l’île, restées pendant des centaines d’années isolées et recélant sans doute encore aujourd’hui quelques tribus n’ayant eu aucun contact avec des Occidentaux. D’autres au contraire viennent des côtes et des différentes îles, sont familiers depuis longtemps du contrôle d’un gouvernement centralisé, ont de fréquents contacts avec les étrangers et ne sont pas moins à l’aise qu’un New-Yorkais dans l’aéroport.

Certains amis de l’auteur, aujourd’hui chercheurs dans des universités et parfaitement intégrés au monde moderne, lui ont avoué avoir fabriqué durant leur enfance les derniers outils de pierre et connue la vie telle qu’elle s’est déroulée durant des siècles pour leurs ancêtres. Les différences entre les années 30 où ont été présentés aux yeux du monde les Néo-Guinéens des photographies d’alors et ceux de la salle d’enregistrement sont frappantes, aussi bien au niveau des simples apparences qu’au niveau plus profond des comportements, de la spiritualité, de la culture. L’inimaginable pour eux, par exemple en termes de voyages, de vie en collectivité ou d’éducation des enfants, est devenu l’ordinaire.

Mais est-ce ainsi pour le mieux? Telle est la question que l’observateur est en droit de se poser, surtout si comme beaucoup d’occidentaux cultivés, il a entendu parler des différentes sociétés traditionnelles qui exercent encore une certaine fascination. Ce n’est pourtant pas ainsi qu’entend amener la chose le professeur Diamond. Il remarque plutôt qu’après avoir longtemps pensé, au cours de ses voyages, qu’en fin de compte, les Hommes avaient finalement tous quelque chose de commun, et donc étaient d’une certaine façon tous pareils, ils ne sont décidément pas tous identiques. Ils adoptent des conduites face a des choses aussi universelles que le besoin d’éducation des enfants, la vieillesse, la rencontre d’inconnus ou encore le danger résolument diverses.

Intention et division de l’ouvrage

L’ouvrage se veut avant tout sinon un hymne, du moins un regard avisé sur la diversité humaine. Rien n’est plus étranger à son intention que de croire, comme une première lecture hâtive pourrait le faire penser, qu’il s’agit d’un éloge des sociétés dites «primitives». Si tel était le cas, il s’agirait, sous des allures pseudo-scientifiques, d’une réactivation contemporaine du mythe du «bon sauvage» aussi faux que raciste. A la différence des précédents livres, Diamond assume le fait qu’il veut montrer plutôt que démontrer.

Le Monde jusqu’à hier n’a en effet pas pour objectif de soutenir une thèse sur l’évolution des sociétés, mais entend montrer que pour un certain nombre d’attitudes fondamentales données, les réponses apportées par les peuples à travers le globe ont été et sont encore radicalement différentes, les unes pouvant légitimement inspirer les autres, ou faire reprendre conscience de leur fausse évidence et de leur part de mystère. Entre autres sujets qu’il convient d’aborder, l’on retrouve par exemple l’éducation des enfants, le rapport aux personnes âgées, la conduite à adopter face aux dangers, les langues et le multilinguisme, la résolution des conflits.

Face à ces vastes thématiques, Diamond prend le parti de diviser l’ouvrage en cinq moments:

•    L’organisation de l’espace telle qu’elle est pratiquée par les sociétés primitives, si différente de celle admise en Occident qui s’incarne dans les Etats. De la première découle l’impossibilité pour un individu de connaître la moindre région un peu éloignée de la sienne, tandis que de la seconde dépend la possibilité de se déplacer en avion à l’autre bout du monde.

•    La résolution des conflits dans un cadre ni étatique ni centralisé. Certaines sociétés savent le faire de manière non violente et avec réparation, quand d’autres n’y parviennent que sous forme de vendetta. Ces modes de résolution offrent un contraste saisissant entre les attitudes adoptées dans les sociétés d’une taille telle que chacun se retrouve forcément de manière répétée face à la personne qu’il a lésé ou ses proches, et les vastes sociétés constituées en Etats où le problème se pose de manière différente. Les premières doivent résoudre rapidement et efficacement les problèmes en insistant sur le rétablissement des relations, tandis qu’en Occident prime l’établissement des torts qui peut être d’une longueur infinie.

•    Le cycle de vie humain, et tout particulièrement l’enfance et la vieillesse. D’une société à l’autre, les pratiques en matière d’éducation peuvent aller de la plus grande permissivité à la répression la plus dure, certaines des unes et des autres pouvant aussi bien nous éblouir que nous horrifier. Concernant les personnes âgées, là encore les gammes de comportement sont très étendues. Diamond montre que le facteur environnemental pèse sur ces choix: en milieu hostile, les nomades sont parfois obligés d’abandonner ou de tuer les vieillards. L’indignation face à ces pratiques peut-être considérée comme chose facile;

Et pourtant, que dire face à d’autres sociétés qui «leur assurent une vie plus satisfaisante et productive que ne le font la plupart des sociétés occidentalisées»(p. 45)?

Se pencher su la question semble d’autant plus crucial au vu de l’accroissement de la longévité qui va chez nous de pair avec un accroissement de l’isolement et de l’apparente inutilité du 3ème âge, et a fortiori du 4ème.

•    Les dangers et les conduites adoptées face à eux. Diamond met ici en avant une attitude qu’il a largement observée chez les peuples néo-guinéens qu’il dénomme la «paranoïa constructive». Elle consiste à savoir déceler, à partir d’un sens aiguisé de l’observation, les multiples petits dangers qui peuvent survenir dans des situations qui, répétées des milliers de fois, peuvent devenir de vraies nuisances et jusqu’à parfois causer la mort. Les différentes réponses apportées par les sociétés primitives aux situations dangereuses relativisent nos propres manières de percevoir le danger et mettent en lumière le fait que nos réponses sont la plupart du temps totalement irrationnelles.

•    Le dernier moment de sa réflexion s’attarde sur trois sujets s’inscrivant dans la vie quotidienne humaine: la religion, la diversité des langues et la mort. Diamond prend ici le contrepied de nombreux préjugés. Par exemple, beaucoup d’Américains pensent qu’une langue unique pour l’humanité serait un grand bienfait, alors qu’au contraire le multilinguisme développe de remarquables capacités cognitives. De même, nous sommes nombreux à voir dans le diabète, les maladies cardio-vasculaires ou encore le cancer les maux et les causes de décès «normaux» des individus vieillissants, alors qu’au contraire il s’agit de maladies presque exclusivement liées au mode de vie occidental. Quand des sociétés entières s’occidentalisent et voient comme par magie leurs taux de diabétiques et de cardiaques exploser, d’autre individus prennent conscience de ces faits et ont accru leur longévité et leur qualité de vie en modifiant leur comportement en conséquent.

«Si c’est maladies nous tuent, c’est donc de notre plein gré».(p.45)

Cependant, il importe de garder à l’esprit le caractère non-idyllique des sociétés primitives. La guerre traditionnelle y est proportionnellement plus meurtrière que nos deux guerres mondiales, puisque par exemple, dans le cadre d’un conflit entre Dani, les 125 tués dans un massacre de juin 1966 sur les 2 500 membres reviendraient à non pas 100 000, mais à 4 millions de Japonais tués par la bombe d’Hiroshima. Rares sont ceux en Occident qui prônent la mise à mort des vieillards encombrants, la grêle de coups que peuvent recevoir dans certaines tribus les enfants désobéissants ou les maladies des climats chauds et humides dont souffrent bien des membres des tribus africaines, sud-américaines ou néo-guinéennes.

Los Angeles: ce que ces sociétés nous apprennent

Après plusieurs mois passés en Nouvelle-Guinée, Diamond revient dans sa ville de Los Angeles et se réjouit: il va manger à sa faim, ne risquera plus sa vie à chaque excursion au-delà d’un rayon de 2 kilomètres, n’aura plus besoin de bien fermer la bouche sous une douche pas peur d’avaler de l’eau et d’attraper une dysenterie,  et vivra deux fois plus longtemps que bien des Néo-Guinéens qu’il a pu rencontrer. Bien sûr, l’air est pollué; mais n’est-ce pas là le prix à payer? Pas uniquement: la vie programmée et la contrainte des horaires, les contacts avec autrui plus distants et souvent interrompus par une sonnerie de téléphone, la solitude au milieu de la foule, des enfants rivés à leurs écrans et des adulte ne se distrayant que devant la télé ou en jouant en ligne, des personnes âgées dans des mouroirs…Et si le monde d’hier avait beaucoup à nous apprendre?

Il nous apprendrait d’abord à prendre conscience des bienfaits de nos modes de vie, que nous dénigrons trop facilement. Mais nous pourrions aussi en tirer des bénéfices sans remettre radicalement en cause ces avantages. Abandonner la salière, par exemple, est un premier pas vers moins de risques de maladies cardio-vasculaires; apprendre à nos enfants à être rapidement bilingue, de même qu’apprendre à estimer de manière plus réaliste les dangers, reste de l’ordre du possible. Par contre, d’autres changements, par exemple au niveau de l’éducation des enfants, semblent requérir l’engament de la société dans son ensemble, dans un projet tel que celui de réformer l’école.

Mais au final, Diamond n’entend pas conclure sur un florilège de bonnes pratiques des sociétés anciennes plus ou moins facilement intégrables dans nos vies quotidiennes, à titre individuel ou collectif. Il a conscience de sa notoriété et sait qu’au-delà de chaque lecteur pris isolément, qui retirera à n’en pas douter quelque bénéfice de l’ouvrage, personnages influents et autres «think tanks» sauront reprendre, avec l’œil de décideurs et de politiciens, ce qu’ils jugeront réalisable à l’échelle de la société. Encore une fois, toute la particularité du livre réside dans la volonté non pas de démontrer une thèse à toute force, mais de montrer. Il surprendra ainsi nombre des lecteurs d’Effonfrement ou de De l’inégalité parmi les sociétés par son côté plus narratif et son pragmatisme bien plus poussé.

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