Culture

«Fonds perdus» de Thomas Pynchon: le grand roman étrange du 11-Septembre

Une épopée allant de l’ère dot-com à la fin de l’Histoire, par l'un des plus remarquables et insaisissables romanciers américains.

Le 15 septembre 2001 au matin, à Manhattan. REUTERS/Chief Brandon Brewer-U.S. Coast Guard
Le 15 septembre 2001 au matin, à Manhattan. REUTERS/Chief Brandon Brewer-U.S. Coast Guard

Temps de lecture: 10 minutes

Le 17 septembre 2013, douze ans et six jours après les atrocités du 11-Septembre, Thomas Pynchon nous livrait un roman d’une précieuse monstruosité, étrange et d’une richesse étincelante, perle noire engendrée par une huître impénétrable à tout autre plongeur qui se serait aventuré aux tréfonds de notre âme immortelle. Si ce n’est là, à la fin de l’Histoire, alors quand? Si ce n’est Pynchon, qui d’autre alors? 

En lisant Fonds perdus (Bleeding Edge), qui vient d'être traduit en français, en étant secoué par la beauté de sa tristesse ou par les saccades de son hilarité, vous allez peut-être trouver le livre sur le 11-Septembre dont vous ignoriez totalement avoir besoin. Qui d’autre que Pynchon est capable de mettre sur la sellette les péchés du pouvoir tout en balançant au pécheur des torgnoles pleines de tendresse? Qui d’autre est capable de trouver un nom comme Joie de Beavre pour baptiser un club de strip-tease du Queens? [«beaver», castor en argot anglais, désigne le sexe féminin, ndt]? Vers qui se tourner quand un hurlement tombe du ciel?

Fonds Perdus

de Thomas Pynchon

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Le pavé déjanté L'arc-en-ciel de la gravité (1973) traitait de la mort collective et de l’immortalité de l’âme individuelle dans le cadre d’une comédie bouffonne et radioactive qui était dans le même temps un grandiose chant funèbre. Parvenir à produire un tel roman—un roman de rien moins que 760 pages par-dessus le marché, qui réussissait à n’être totalement incompréhensible que par intermittence—est clairement une prémisse nécessaire à l’écriture d’une farce détective improbable sur le 11-Septembre, alternant condamnation sincère du complexe militaro-industriel et plaisanteries sur des flics mangeurs de beignets. 

S’exprimer ainsi sur notre singularité est justement la singularité de Pynchon. Fonds perdus dégage comme un sentiment d’inéluctabilité parce que depuis le début, depuis V. (1963), Pynchon décrit l’Histoire comme une farce tragique. Au début, le héros de V. part pour New York avec une serveuse méditerranéenne dont l’ambition se cantonne aux rudiments du rêve américain—avoir «de quoi manger, des vêtements chauds, des maisons toujours chaudes et tout entières»[1].

Dans le captivant chef-d’œuvre Mason & Dixon (2001), il cartographie notre pays et notre cosmos dans un trait d’esprit qui suppose que passer en revue le territoire empêche tout accès à la sublimité de la terra incognita, «troquant tous les subjonctifs contre des modes déclaratifs, réduisant les Possibilités à des Simplicités qui servent les fins des gouvernements —arrachant au Royaume du Sacré ses Frontières l’une après l’autre, et les transformant en ce monde nu et mortel qui est notre Foyer, et notre Désespoir[2]

Un roman nécessaire

Fonds perdus n’est pas un livre aussi majeur que ces trois-là. Il entre davantage dans la catégorie de Vineland (1991)—une étude de lieu et d’humeur parano grillée à la beuh et défoncée au genre, aux explorations de personnages vaguement plafonnées, marquée par une charmante indifférence pour ces snobs qui trouvent à redire à sa sensibilité métapopulaire et, dans sa dernière ligne droite, chargée d’un certain flegme à mesure que s’entremêlent les fils narratifs de ses sous-intrigues saugrenues. 

Mais il m’apparaît comme un roman nécessaire, un de ceux que l’histoire de la littérature attendait depuis qu’elle s’est mise au lit au soir d’un certain innocent 10 septembre avec un exemplaire des Corrections et est restée éveillée bien après minuit à lire Franzen jusqu’aux petites heures du jour de publication de son roman. Telle que je m’en souviens, l’histoire de la littérature s’est ensuite endormie pour se réveiller au son d’un répondeur en panique criant des questions insolites et s’est retrouvée très vite sur un toit de Brooklyn avec des gens qui contemplaient le «panache terminal» (comme l’appelle Pynchon) de l’autre côté du fleuve —«depuis un lieu en sécurité, sécurité en laquelle ils ne croyaient plus».

Ce nouveau livre vous en donne plus encore, empreint qu’il est à la fois de beaucoup d’humour qui tache et de nuances subtiles, plus la beauté du désespoir et puis aussi une autre chose appelée «DESPAIR»—le «Disgruntled Employee Simulation Program for Audit Information and Review», un de ces acronymes trop jouissifs dont il a le secret et auxquels le romancier ne se donne même pas le peine de faire semblant de résister.

Nous nous introduisons dans l’univers des mécontents, parce que le personnage principal de Fonds perdus est une enquêtrice qui prête parfois l’oreille aux lanceurs d’alerte. Elle détecte également des messages envoyés sur d’ésotériques fréquences ultrasons. Maxine Tarnow —à qui ses aspirations et son culot donnent une tangibilité aussi immédiate que charmante— est une inspectrice des fraudes habitant son Upper West Side natal. Elle est l’unique propriétaire de l’agence Filés-Piégés depuis qu’elle a perdu son habilitation d’enquêtrice anti-fraude à la suite de quelques prises de bec autour de conflits d’intérêts. Affranchie du droit, elle gagne correctement sa vie en enquêtant sur des détournements de fonds, associant cynisme et idéalisme comme n’importe quel détective privé en trench et chapeau mou, et lorsque le livre débute, au printemps 2001, elle dégote de nombreux clients sur Silicon Alley, quartier jonché de débris de bilans après l’éclatement de la bulle Internet. 

On ne connaît pas l’âge exact de Maxine mais elle est assez vieille pour être l’accablante mère juive de deux garçons au seuil de l’adolescence —et assez vieille pour ne pas se laisser aller à badiner avec les hommes qu’elle fréquente depuis sa séparation d’avec son mari Horst Loeffler, luthérien du Midwest, «sentimental comme un silo à grain». Au premier acte, nous faisons connaissance avec le Beretta de Maxine, souvent rangé non pas dans un étui mais dans son sac à main Kate Spade.

L’alerte qui déclenche l’intrigue attire l’attention de Maxine sur des activités louches qui ont cours dans une entreprise de sécurité informatique appelée hashslingrz (à mon avis, en invoquant les lois de la fiction, un procureur devrait pouvoir inculper le PDG milliardaire de l’entreprise uniquement parce qu’il porte un nom d’ultra-méchant: Gabriel Ice). En mobilisant gambettes et téléphone et en faisant travailler ses antennes et son popotin, Maxine découvre que hashslingrz possède davantage de membres qu’une déesse de la destruction hindoue —des doigts dans une foule de pots à confiture virtuels, des mains dans un certain nombre de sacs HTTP, des tentacules qui se déroulent pour allonger de l’argent à des entrepreneurs fantômes, faire passer la monnaie à de mystérieux émirs via l’hawala, jouer au bonneteau avec des sociétés-écrans, gratter le dos de criminels bien organisés et échanger des poignées de main secrètes avec des opérateurs clandestins de l’Establishment. Maxine découvre les preuves flagrantes d’un crime obscur, insidieux et omniprésent. 

Si on lui demandait directement, Pynchon décrirait le crime systématique d’Ice comme une bricole appelée «économie mondiale», une force contre laquelle le livre entretient une petite flamme bleue et courroucée. Un activiste revêche fulmine que «le capitalisme tardif est un racket pyramidal à une échelle globale». Un gangster russe juge que Doom sur Game Boy est le «capitalisme post-tardif devenu dingo». Le narrateur décrit un New-York des années 1980 affligé des fléaux du sida, du crack, «sans oublier le putain de capitalisme tardif». Fonds perdus semble écrit dans l’idée qu’Oussama ben Laden agissait au nom de la main du marché, invisible et répugnante.

Est-ce que Maxine va tout au fond des choses? Non —il n’y a pas de fond à atteindre, mais au fil de ses traques nous découvrons plusieurs facettes de la «viande-sphère» (par opposition à la sphère Internet) que fut Gotham, avec ses confortables troquets servant de la cuisine hautes-calories et sa classe moyenne bien réelle. Oui, Pynchon peut être un tantinet rasoir lorsqu’il discourt sur ce que Giuliani et Goldman Sachs ont fait à New York. Il fait parfois penser à ces excentriques harnachés de sacs de chez Zabar [épicerie chic new yorkaise, ndt] lorsqu’il qualifie Times Square «d’enfer Disney», discutant du «fantasme taré des Hamptons» que sont les loisirs de riches, et se répandant en invectives contre l’insipidité de l’Upper East Side. On se dit que les gens sophistiqués ont fait la paix avec ces quartiers de New York —et puis on finit par éventuellement se demander si cette sophistication paisible ne les désigne pas comme étant partie du problème.

Une vision fascinante des nouvelles technologies

Sa vision du monde des nouvelles technologies est fascinante. S’il ne se lance pas dans une analyse sociale balzacienne à grande échelle de la Silicon Alley, il se répand à la Fitzgerald dans les passages qui décrivent le sacrifice rituel de l’innocence sur l’autel de l’ambition boursière, et également dans la description d’une soirée dot-com qui se déroule le samedi 8 septembre. Le thème en est «1999» et les invités font semblant d’y croire que la bulle n’a pas déjà explosé. Le romancier imagine que les convives partent au son de la chanson Closing Time de Semisonic, mais il évoque l’énergie discordante de la fin de cette époque comme si c’était plutôt le premier album des Strokes qu’il faisait tourner[3]:

«La nerdistocratie d’hier et de demain, avec lenteur et apparemment à contrecœur, se déverse dehors, dans le long septembre qui les accompagne virtuellement, depuis l’avant-dernier printemps, et n’a fait que continuer à s’aggraver. Ils reprennent leurs figures de la rue pour ça. Des figures déjà victimes d’un assaut silencieux de quelque chose situé dans l’avenir, une espèce d’An 2000 de la semaine de travail que personne n’imagine tout à fait, la foule s’égaille lentement dans les légendaires petites rues, les euphories commencent à se dissiper, s’évaporent comme les voiles de brume avant les luminosités de l’aube, une mer de tee-shirts que personne ne lit, une clameur de messages que personne ne reçoit, comme si c’était l’authentique historique de texte des nuits dans l’Alley, les coups de gueule auxquels il faut réagir et qui ne doivent pas rester lettre morte, les livraisons kozmo à trois heures du matin pendant les séances de programmation, les festivals de déchiquetage de papier toute la nuit, les compagnons de lit qui allaient et venaient, les groupes dans les clubs, les chansons dont les refrains accrocheurs se tiennent encore en embuscade dans les moments d’oisiveté, les boulots alimentaires avec des réunions à propos de réunions et des patrons à la masse, les chapelets irréels de zéros, les business models qui changent d’une minute à l’autre, les bringues des start-ups chaque soir de la semaine, et en si grand nombre les jeudis qu’on n’arrive pas à suivre, lesquelles parmi ces figures revendiquées par l’époque dont elles ont célébré toute la nuit l’achèvement —lesquelles parmi elles sont capables de voir dans l’avenir, parmi les microclimats du binaire, étendant partout sur terre leur œuvre de câblage via la fibre noire, les paires torsadées et aujourd’hui le sans-fil à travers des espaces privés et publics, n’importe où parmi les reflets incessants des aiguilles dans les cyber-ateliers clandestins, dans cette tapisserie intranquille immensément cousue et décousue au service de laquelle tous à un moment ou à un autre ils se sont trouvés assis, de plus en plus estropiés —jusqu’à la forme du jour imminent, une procédure en attente d’exécution, sur le point d’être révélée, un résultat de recherche sans instructions quant à la manière de le chercher?»

Pynchon est férocement loufoque dans certains détails de son analyse de fin de partie de cette folie dot-com. Je dois souligner à l’intention des plus jeunes qu’il ne commet aucune hyperbole lorsque, dans un dialogue évoquant les excès festifs de l’apogée de l’époque dot-com, il fait dire à l’un des contacts de Maxine: «Cette fois-là, toutes les nanas à poil, ils les avaient mises dans le monte-charge, recouvertes de donuts Krispy Kreme...»

Naturellement et merveilleusement, le romancier —toujours partant pour parler de communication et laisser flotter les sous-entendus lorsqu’il rassemble des connaissances sur les systèmes d’information et les communautés de renseignements— s’arrange plus loin pour que Maxine reçoive des enregistrements et des fichiers mystérieux livrés par un messager à vélo licencié par kozmo.com, ce grand modèle de crétinerie de la bulle susmentionnée, dont le business model promet une heure gratuite de livraison d’achats impulsifs.

Une métaphysique magnifiquement cohérente

Et puis, il y a DeepArcher. Parmi les contacts et les collaborateurs de Maxine —qui comprennent des sociétés de capital-risque noyautées par la mafia, des hackers malheureux, des maîtres Zen autodidactes, des crétins WASP de Langley [où se trouve le siège de la CIA, ndt], des petits copains de potes à One Police Plaza [siège de la police à New York, ndt] et un séduisant sadique venu d’une agence secrète américaine sans foi ni nom—, il y a une mère de l’école de ses enfants, fraîchement débarquée de Californie. 

A Palo Alto, son mari et son partenaire commercial ont développé un monde parallèle, un logiciel utopique —«un sanctuaire virtuel où se réfugier pour échapper à toute la palette des inconforts du monde réel»— appelé DeepArcher. Il existe dans les tréfonds du Web, en-deçà de la vigilance des robots, un dédale digne d’un jeu d’aventures fait de chemins qui descendent indéfiniment et qu’il est impossible de remonter. Sur l’écran d’accueil, le personnage de l’archer fixe un abîme qui n’est pas une absence mais «une obscurité qui palpite de cette lumière qui existait avant que la lumière fût inventée… l’incommensurable incréé». Lorsque Maxine envoie son avatar s’y plonger, les Pynchoniens invétérés se rappelleront peut-être un rêve que Benny Profane, le personnage de V., fait peu de temps après son arrivée à Manhattan: «Descendant une rue, la nuit, où rien ne vivait que son propre champ visuel.»

Que s’y trouve-t-il? À la fois tout et rien, une métaphysique magnifiquement cohérente et aisément déchiffrable, selon les critères pynchoniens (je veux dire ce livre est Bizarre mais c’est là qu’est la Vérité). Le sentiment de l’espace du non-espace de DeepArcher donne un avant-goût des ondes que ressent Maxine lorsqu’elle traverse sur la pointe des pieds la cave de la cachette d’Ice à Long Island (qui est peut-être connectée à une installation gouvernementale ultrasecrète). Et naturellement, il rime avec la chute libre collective de notre conscience dans l’avenir. Et surtout, il suggère l’état crépusculaire où s’épanouit Pynchon, rêves lucides qui saignent dans l’obscure «réalité» et le cauchemar de l’Histoire.

Kaddish pour l’ancien New York

C’est ainsi que Fonds perdus récite le Kaddish pour l’ancien New York et fait mijoter un fantasme noir qui dénonce la mentalité de l’Amérique future. Il a le goût d’un adieu et le poids d’une œuvre complète dans le sens où il insiste pour conduire le lecteur averti à d’autres endroits du corpus de Pynchon, depuis ses premiers soliloques sur l’entropie et l’harmonie et les rencontres avec l’infini. 

Ces toboggans hélicoïdaux de références et ces thèmes récurrents en pointillés nous ramènent tout particulièrement à Vente à la criée du lot 49 (1966), qui était jusqu’à aujourd’hui l’œuvre recommandée pour aborder Pynchon —introduction relativement directe au maître du labyrinthique, avec ses faits bruts et ses intuitions d’un autre monde. Le personnage principal de ce livre-ci s’appelle Œdipa Maas (encore une femme qui décode les messages codés de l’Homme), et le nouvel ouvrage nous repousse inlassablement et ostensiblement vers un certain coup de téléphone crucial reçu par Œdipa[4]:

«Elle ne s’était pratiquement pas couchée de la nuit, après encore un autre coup de téléphone à trois heures du matin, la sonnerie lui avait donné des battements de cœur par sa brusquerie, surgissant ainsi de nulle part, l’inertie de l’appareil se changeant soudain en hurlement strident.»

Il est très souvent 3 heures du matin dans le monde de Fonds perdus. La terreur y est plus présente que jamais, et le lecteur plus que jamais en quête de rudiments de confort —de quoi manger, des vêtements chauds, des maisons toujours chaudes et tout entières.

[1] Extraits de V., traduction de Minnie Danzas, Seuil. Retourner à l'article

[2] Extraits de Fonds Perdus, traduction Nicolas Richard, Seuil. Retourner à l'article

[3] Extraits de Mason & Dixon, traduction Christophe Claro et Brice Matthieusseent, Seuil. Retourner à l'article

[4] Extraits de Vente à la criée du lot 49, traduction Michel Doury, Seuil. Retourner à l'article

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