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Obama s’en va-t-en guerre

La stratégie de destruction de l’Etat Islamique proposée par le président américain est parfaitement raisonnable. Mais tout pourrait aller de travers.

Barack Obama, le 11 septembre 2014. REUTERS/Saul Loeb/Pool
Barack Obama, le 11 septembre 2014. REUTERS/Saul Loeb/Pool

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Il y a quelque chose qui relève de la tragédie chez le président Obama. Alors qu’il a la ferme intention de tracer une nouvelle voie —se tourner vers le Pacifique, mettre un terme à une longue décennie de guerre, renforcer l’identité nationale dans son pays— les régions les plus délabrées et dysfonctionnelles du Vieux continent ne cessent de se rappeler à son bon souvenir.

Aujourd’hui, dans la plus cruelle des ironies, les circonstances le ramènent dans le pays où il a le moins envie de mettre les pieds, la zone de guerre qu’il a passé le plus clair de son premier mandat à quitter: l’Irak.

«Nous ne nous laisserons pas entraîner dans une nouvelle guerre au sol en Irak», a-t-il insisté lors de son discours télévisé de mercredi soir. Cette fois, ce sera une guerre où d’autres —principalement des soldats irakiens— se battront sur le terrain, tandis que des conseillers américains concevront les plans de bataille et que les pilotes américains feront pleuvoir bombes et missiles sur les ennemis.

Pourtant, il serait tout à fait compréhensible d’avoir été traversé par un accès de frayeur en l’entendant débiter son discours. Je ne serais moi-même pas étonné que le président ait poussé un gros soupir en l’écrivant.

Ceci dit, la politique qu’il a esquissée —sa stratégie consistant à «affaiblir et, à terme, détruire» le groupe terroriste de l’Etat Islamique (EI)— est aussi raisonnable et a autant de chances de fonctionner que n’importe quelle autre.

On note deux nouveaux éléments importants dans cette stratégie: tout d’abord, les frappes aériennes ne seront plus restreintes aux régions où l’EI présente une menace pour le personnel américain. Les cibles de l’EI pourront désormais être mitraillées et bombardées dans tout l’Irak, et ces frappes seront coordonnées avec des attaques au sol par des soldats irakiens, des miliciens ou des peshmergas kurdes.

Ensuite, ces frappes aériennes viseront des djihadistes de l’EI non seulement en Irak mais également de l’autre côté de la frontière, en Syrie. Un haut responsable souligne que cet aspect de la stratégie n’est pas aussi ouvert que le discours d’Obama ne le laisse entendre. Obama est tout à fait conscient que les frappes aériennes ne suffisent pas à elles seules à assurer la victoire. Elles doivent être synchronisées avec des attaques au sol. Et pour l’instant, aucune force militaire n’est capable de battre l’EI sur le terrain en Syrie.

Par conséquent, en tout cas au départ, les frappes américaines en Syrie seront concentrées le long de la frontière irakienne afin d’empêcher les djihadistes de l’EI d’aller et venir entre les deux pays ou de chercher un refuge sûr —un peu à la manière des drones qui tiraient dans le nord-ouest du Pakistan pour ne pas que les talibans qui s’étaient battus en Afghanistan y trouvent refuge.

Cependant, ces frappes aériennes finiront par s’étendre à tout le territoire syrien. Une autre facette de la stratégie d’Obama (et il l’a soulignée dans son discours) consiste à former et à équiper l’Armée syrienne libre, les miliciens les plus modérés combattus à la fois par l’EI et par le président syrien Bachar el-Assad (ils seront entraînés par des forces spéciales dans une base en Arabie saoudite). Une fois formés et armés, les membres de l’Armée syrienne libre retourneront en Syrie et —avec l’aide de frappes aériennes américaines— reprendront leur territoire des mains de l’EI.

Le plan d’Obama appelle aussi une vaste coalition de pays européens, arabes et musulmans à se joindre au combat. L’EI est un mouvement sunnite extrémiste, il est donc absolument vital d’impliquer des nations à prédominance sunnite—pour montrer qu’il ne s’agit pas d’une guerre américaine ou sectaire sunnites contre chiites (c’est pour cette raison qu’Obama répugne à inclure l’Iran ou la Syrie de Bachar, deux régimes chiites, dans l’alliance. Eux aussi détestent profondément l’EI, mais les Saoudiens et les autres dirigeants sunnites pourraient choisir de ne pas entrer en lice s’ils ont l’air de soutenir l’Iran. Les arrangements conclus en coulisses avec l’Iran et la Syrie sont une tout autre paire de manches).

Obama, qui n’est pas du genre à exagérer, a exprimé très clairement dans son discours que les djihadistes de l’EI ne représentaient pas encore une menace aussi grande qu’al-Qaida il y a 13 ans, à la veille des attentats contre le World Trade Center. Mais ils sont en train de tout saccager, d’amasser des fortunes, de se procurer de véritables arsenaux et sont dirigés par des cadres compétents (dont beaucoup étaient des généraux de Saddam Hussein), tout en manipulant les sentiments anti-chiites (et anti-occidentaux) des radicaux sunnites.

Si on les laisse s’emparer de l’Irak et de la Syrie, on peut légitimement se demander si la Jordanie et l’Arabie saoudite ne seront pas les prochaines sur la liste. En outre, ils recrutent également des djihadistes européens, à qui leurs passeports permettent de traverser le continent et d’entrer aux Etats-Unis. Il est évident qu’ils représentent une menace. Cela ne peut pas et ne doit pas être exclusivement le combat de l’Amérique; mais le fait est que les Etats-Unis sont le seul pays capable de coordonner la coalition —de fournir les renseignements, la logistique et les frappes aériennes précises— nécessaire à la victoire.

Ce qui peut faire que cela tourne mal

La cause est donc juste, et le plan d’Obama semble raisonnable, nuancé même. Qu’est-ce qui pourrait aller de travers? Eh bien, comme le sait quiconque a étudié la région (et les prédictions cavalières faites à maintes reprises par les Occidentaux qui y partent à la guerre), tout.

Obama a dit très clairement que cette bataille nécessitait la participation active des Saoudiens, des Turcs et des Européens. Mais les rôles et les missions de chacun n’ont pas encore été définis; les engagements ne sont pas gravés dans le marbre. Le plan a une chance de réussir en Irak parce que le nouveau gouvernement formé par Haïder al-Abadi semble comprendre tout le monde et est accepté à la fois par les chiites et les sunnites, pour le moment en tout cas —mais le moindre attentat contre une mosquée ou un marché pourrait le réduire à néant, et alors que se passerait-il? Est-ce que les Américains auront l’air de conseiller et de lancer des bombes au nom d’un régime chiite? Les autres nations sunnites vont-elles reculer, craignant qu’on ne les y associe?

Pour ce qui est de la Syrie, difficile de savoir comment tout cela va finir. Si l’Armée syrienne libre n’arrive pas à s’organiser, malgré tous ses efforts, est-ce qu’Obama se retirera de ce terrain-là pour se concentrer de nouveau sur l’Irak—ou sera-t-il tenté par l’escalade et intensifiera-t-il à lui seul les frappes aériennes? Obama déteste la surenchère (et c’est tant mieux) mais il a annoncé que cette guerre allait durer un certain temps; on a récemment entendu ses conseillers parler d’au moins trois ans. A quelle étape le prochain président ou la prochaine présidente reprendra-t-il ou elle le combat? Pour faire une analogie avec le Vietnam (à ne pas pousser trop loin, on est d’accord), sera-t-il ou elle le Lyndon B. Johnson du John F. Kennedy d’Obama? (JFK n’avait envoyé que des conseillers au Vietnam, et refusé de déployer des forces de combat).

En attendant, Obama prend les meilleures décisions possibles dans la mesure de ce que permet le chaos qui règne au Moyen-Orient. Et peut-être va-t-il y arriver. Mais toute tragédie s’empêtre dans les nobles causes et les bonnes intentions; sans elles, ce ne serait pas des tragédies d’ailleurs, juste des farces. Cette bataille n’est pas une farce. Il va falloir d’immenses efforts politiques, une diplomatie subtile et une gigantesque dose de  chance pour éviter la tragédie. Cela vaut la peine d’essayer.

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