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«Et je ne pense pas seulement à la Crimée.» Par cette petite phrase, Vladimir Poutine avait surpris ses interlocuteurs. Mais depuis, ceux-ci l’avaient oubliée. C’était en 1994 à Saint-Pétersbourg. Une fondation allemande, la Körber Stiftung, créée par un industriel qui avait combattu en Ukraine avec la Wehrmacht et voulait désormais consacrer sa fortune au dialogue Est-Ouest, avait organisé une conférence sur les relations avec la Russie.
Vladimir Poutine était lors adjoint au maire de l’ancienne capitale russe, Anatoli Sobtchak, un des chefs de file des réformateurs. Il était peu connu et, en bon agent secret, il gardait une part de mystère. Dans la liste des participants à cette conférence, au milieu des diplomates, politologues, journalistes, historiens, son nom était suivi de l’expression: «date de naissance inconnue».
L'obsession de la diaspora russe
Le protocole de la conférence note que Poutine a longtemps gardé le silence. Puis, brusquement, il prend la parole:
«Quant aux problèmes des populations russophones de l’ex-Union soviétique, je voudrais faire remarquer que ce ne sont pas elles qui ont envahi les anciennes républiques de l’URSS mais le pouvoir soviétique qui les a envahies. En ce sens, les Russes sont des victimes de la puissance soviétique au même titre que les autres peuples qui ont peuplé l’URSS […] N’oubliez pas que dans l’intérêt de la sécurité générale et de la paix en Europe, la Russie a renoncé volontairement à des territoires gigantesques au profit des ex-républiques de l’URSS, y compris des territoires qui historiquement ont toujours appartenu à la Russie. Et là, je ne pense pas seulement à la Crimée ou au nord du Kazakhstan mais aussi à la région de Kaliningrad. La conséquence, c’est que brusquement 25 millions de Russes vivent maintenant à l'étranger et la Russie ne peut tout simplement pas permettre –ne serait-ce que dans l’intérêt de la sécurité en Europe– que ces gens soient arbitrairement abandonnés à leur sort.»
Trois ans après la fin de l’Union soviétique, la situation de ces minorités russes dans les Etats baltes, en Ukraine, au Kazakhstan ou en Moldavie, n’était en effet pas réglée. Les Etats baltes obligeaient par exemple les russophones à apprendre leur langue pour obtenir la citoyenneté locale. Mais, depuis, elles sont pour la plupart intégrées –c’était une des conditions d’entrée dans l’Union européenne–, sauf dans la région moldave de la Transnistrie où un pouvoir de type soviétique s’est installé à l’ombre de le la 14e armée russe.
Pourtant, cette diaspora russe est une sorte d’obsession pour Vladimir Poutine.
En 2005, il déclarait que la fin de l’URSS était «la plus grande catastrophe stratégique du XXe siècle», et il ajoutait:
«Celui qui ne la regrette pas n’a pas de cœur, celui qui la regrette n’a pas de cerveau.»
Sans doute est-ce aussi la raison pour laquelle celui qui se présente comme l’homme fort, à tous les sens du terme, de la Russie, écrase une larme quand il entend l’hymne russe, comme ça a été récemment le cas lors d’une visite officielle en Mongolie. Il est vrai aussi que la musique de l’hymne russe n’est autre que la mélodie de l’ancien hymne soviétique, que Poutine a fait rétablir après que Boris Eltsine l’avait changée.
Il y a donc de la nostalgie chez le président russe. Mais pas seulement. Le projet géopolitique est présent depuis une vingtaine d’années chez Poutine, comme en témoigne son intervention de 1994, que le journal Frankfurter Allgemeine am Sonntag vient d’exhumer. Déjà à l’époque, il pensait à la Crimée, «et pas seulement» à elle. La protection des russophones «où qu’ils soient» était une de ses priorités. Ses déclarations n’avaient pas attiré alors d’attention particulière. Il n’était qu’un personnage de deuxième rang et personne, à l’époque, ne pensait qu’il serait un jour en mesure de transformer ses obsessions en une politique.
Toutefois, on aurait pu accorder plus d’importance à des signes plus récents montrant que l’annexion de la Crimée et l’intervention dans le sud-est de l’Ukraine ne sont pas des décisions de dernière minute, prises dans la hâte pour répondre à une situation imprévue. Au contraire, elles ont été soigneusement préparées, même si le moment de leur mise en œuvre a été dicté par les circonstances.
En septembre 2013, une répétition de la Crimée
En 2012, Vladimir Poutine a nommé un nouveau chef d’état-major, le général Valery Guerassimov, qui fin janvier 2013, soit plus d’un an avant le conflit en Ukraine, a prononcé un discours, officiellement consacré aux «nouvelles tâches de l’état-major», mais en réalité destiné à exposer la conception russe de la guerre «non-linéaire», ce que les Américains appellent la guerre «hybride».
La frontière entre la guerre et la paix tend à disparaître; les guerres modernes ne sont plus déclarées; les objectifs ne peuvent pas être atteints seulement par les armes, mais par des mesures politiques, économiques, humanitaires, par la désinformation, a déclaré le général Guerassimov. Les actions militaires doivent avoir un caractère caché, avec utilisation de forces spéciales plutôt que d’unités officielles. Exactement le schéma employé en Crimée et dans le sud-est de l’Ukraine.
Les forces russes s’étaient spécialement entraînées. En septembre 2013, Moscou a organisé les manœuvres «Zapad-13» (Ouest-13) à Kaliningrad, à la frontière occidentale de la Russie qui jouxte les Etats baltes et en Biélorussie. Ces manœuvres ont mobilisé officiellement 12.900 hommes, en dessous du seuil qui aurait entraîné la présence d’observateurs occidentaux, selon les accords de l’OSCE. Mais le nombre de soldats impliqués était sans doute trois fois plus élevé.
Le thème était la défense du territoire contre des groupes armés illégaux. Ces groupes étaient censés venir de la Lituanie pour aider des compatriotes ethniques opprimés en Biélorussie (il n’y a pas de minorité lituanienne en Biélorussie). «Les unités russes qui selon le scenario des manœuvres jouaient le rôle des agresseurs ont répété l’intervention à laquelle on a assisté en Crimée et dans le Donbass», remarque le spécialiste américain de la Russie Stephen Blank, du Strategic Studies Institute. C’était le même bataillon. A la fin de ces manœuvres, Vladimir Poutine a officiellement félicité les participants.
C’est une des grandes faiblesses des Occidentaux face à la politique révisionniste de la Russie: ils ne prennent pas pour argent comptant ce que dit le président russe, qui ne cache pas ses véritables intentions, et ils ne font pas assez attention à ce qui paraît d’abord des rodomontades avant de devenir une réalité tragique et menaçante.