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Moscou redessine avec Pékin la carte des grandes alliances mondiales

Au-delà des grands accords dans l’énergie qui structurent leur nouvelle coopération, la Russie et la Chine prennent ensemble du recul par rapport à l’Occident sur fond de crise ukrainienne. L'union eurasiatique de Vladimir Poutine commence à prendre forme.

Vladimir Poutine et Xi Jinping, le 21 mai 2014 à Shanghai. REUTERS/Mark Ralston/Pool
Vladimir Poutine et Xi Jinping, le 21 mai 2014 à Shanghai. REUTERS/Mark Ralston/Pool

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Alors que les Européens durcissent les sanctions contre Moscou, Vladimir Poutine ouvre de nouveaux horizons aux exportations russes du côté de l’Asie. Avec un interlocuteur privilégié: Pékin.

Au départ, il y a l’énergie

La stratégie du président russe a été engagée il y a déjà plusieurs années. Par exemple, des accords ont été signés entre les deux partenaires dès 2009, tant dans le secteur pétrolier que dans le domaine gazier.

Toutefois, les évènements en Ukraine ont accéléré le resserrement des liens entre les deux capitales, notamment à l’occasion du voyage du président russe à Shanghai les 20 et 21 mai 2014. Les négociations butaient sur les prix de vente du gaz, mais la pression des évènements avec la crise ukrainienne a favorisé le débouclage du dossier. Pour lever les obstacles à l’extension des précédents accords, Moscou s’est engagé à annuler l’impôt sur le gaz exporté à la Chine alors que Pékin a proposé d’annuler sa taxe d’importation.

La voie était alors ouverte pour la signature du faramineux contrat prévoyant la livraison de gaz russe à la Chine pendant trente ans, portant sur 38 milliards de m3 par an à partir de 2018, et éventuellement plus ensuite jusqu’à 60 milliards de m3 par an. Soit une valeur totale de 400 milliards de dollars.

Un succès pour Moscou alors que, déjà, l’entreprise pétrolière Rosneft a conclu plusieurs accords entre 2009 et 2013 avec la Chine pour lui fournir 665 millions de tonnes de pétrole en 25 ans, bénéficiant au passage de crédits chinois pour développer l’infrastructure ad hoc.

Pour la Russie qui puise 70% du total de ses exportations dans les débouchés des ses hydrocarbures, ces accords préfigurent une réorientation des partenariats privilégiés de Moscou vers la Chine, le plus gros consommateur d’hydrocarbures au monde et aussi le plus gros importateur.

A titre de comparaison, en 2011 sur un total de 150 milliards de m3 de gaz exportés par la Russie, l’Europe occidentale en a absorbé 86 milliards dont 34 milliards pour la seule Allemagne. Dès 2018, la Chine devrait donc devenir le premier client de Gazprom, l’entreprise russe gazière. Certes, Pékin ne prendra pas la place de l’Europe; pas entièrement. Mais le poids que représentera la Chine permet à Moscou de desserrer l’étau européen.

La faute à l’Occident

Stratège et manipulateur, Vladimir Poutine s’est d’ailleurs bien gardé de jouer l’Europe contre la Chine de façon trop visible, ménageant les opinions publiques et appelant même à un nouvel accord-cadre entre la Russie et l’Union européenne malgré la situation ukrainienne. «Le groupe russe Gazprom produit actuellement environ 450 millions de milliards de m3 de gaz par an mais il peut en produire 650 milliards. Il y a assez de gaz» pour l’Europe et la Chine, a déclaré le président russe au Forum économique de Saint-Pétersbourg, après la signature de l’accord russo-chinois.

Ainsi, en cas de restrictions des importations en Europe de l’ouest, le président russe renvoie-t-il la responsabilité d’éventuels préjudices pour les consommateurs européens sur leurs gouvernements. Passant, bien sûr, la situation ukrainienne sous silence.

Valentina Matvienko, présidente du Sénat russe, a affiché une position identique, affirmant que la coopération avec l’Asie Pacifique et le partenariat stratégique avec la Chine n’étaient pas conçus au détriment des relations avec l’Europe, alors qu’elle appelait par ailleurs à un boycott de six mois du Conseil de l’Europe par la Russie pour protester contre les sanctions prises après l’annexion de la Crimée.

Et la diplomatie russe continue de marteler le même message par la voix du ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, présentant le développement des relations vers l’Asie «en supplément et non en remplacement de notre politique d’approfondissement du partenariat avec l’Europe et l’Occident. Il serait dommage que les pays occidentaux choisissent eux-mêmes une telle politique à l’encontre de la Russie. Notre mouvement vers l’est s’avérerait alors, à notre grand regret, un remplacement de l’approfondissement du partenariat avec l’Europe et nos partenaires occidentaux», a-t-il déclaré, renvoyant les conséquences du bras de fer sur l’Ukraine comme étant de la seule responsabilité des capitales occidentales.

Le ton de Moscou vis-à-vis de l’Europe apparaît donc bien moins radical que vis-à-vis de Washington, accusé de briser délibérément le partenariat avec Moscou. Mais les leaders russes n’en ont cure: ce que les Etats-Unis ne fourniront plus à la Russie dans le domaine de l’énergie dans le cadre des sanctions, la Chine y pourvoira.

Pékin et Moscou, une même idée de l’ingérence

Moscou mise d’autant plus sur l’appui de Pékin que les deux présidents Vladimir Poutine et Xi Jinping ont, en mai dernier, insisté sur la nécessité de conjuguer leurs efforts pour lutter contre les tentatives de certains Etats et blocs de s’ingérer dans les affaires internes d’un pays tiers, rapportait l’agence Ria Novosti.

Pékin, qui n’aime pas que d’autres capitales s’intéressent de trop près à la situation de certaines de ses provinces comme le Tibet, a d’ailleurs condamné les sanctions prises par les Etats-Unis et l’Union européenne à l’encontre de la Russie à propos de l’Ukraine. Aussi, pour compenser les effets de l’embargo décrété par Moscou sur les produits agricoles européens, la Chine s’est engagée à élargir sa coopération également dans ce domaine, afin qu’il n’existe aucune ambiguïté sur le parti adopté par Pékin.

Ainsi les deux capitales profitent-elles de leurs accords commerciaux dans l’énergie pour élargir le champ de leur coopération, non seulement dans des secteurs civils comme l’aéronautique avec un projet de co-entreprise pour concurrencer Boeing et Airbus dans les avions longs courriers, mais aussi dans l’industrie de défense avec la production en Chine de l’hélicoptère militaire russe MI-26.

Les deux capitales ont aussi manifesté à plusieurs reprises de volonté de briser ensemble l’hégémonie du dollar dans les transactions internationales. Et pour insister sur la réorientation des diplomaties russe et chinoise, Vladimir Poutine et Xi Jinping ont prévu deux nouvelles rencontres avant la fin de l’année 2014.

Le resserrement des liens entre Moscou et Pékin structure d’autant plus la stratégie de Vladimir Poutine qu’il s’inscrit dans le projet plus large du président russe d’une Union eurasiatique impliquant l’ouverture de la Russie à d’autres partenaires de la région Asie-Pacifique. Un projet qui constitue l’axe prioritaire de la politique russe du XXIe siècle exprimé dès 2011, et que Vladimir Poutine ne conçoit qu’en entraînant les anciennes républiques soviétiques dans son sillage.

On comprend mieux pourquoi la crise ukrainienne constitue une étape du nouveau positionnement de la Russie pour devenir plus asiatique et moins européenne. Et pourquoi la coopération entre Moscou et Pékin est de nature à amener la Chine, au-delà même des dossiers énergétiques, à évincer l’Union européenne (elle a déjà pris la place de l’Allemagne, selon la presse russe) comme premier partenaire de la Russie. Ce qui, pour Bruxelles et l’UE toute à ses divisions, serait un véritable échec un quart de siècle après la chute du mur de Berlin.

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