France / Société

L'inimaginable retour de la voiture en ville

Après avoir tout mis en oeuvre pour limiter la voiture en ville, de nombreuses communes veulent à nouveau attirer les automobilistes. Un revirement particulièrement évident depuis les dernières élections municipales.

Paris, avril 2007. REUTERS/Charles Platiau
Paris, avril 2007. REUTERS/Charles Platiau

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«Les véhicules mécaniques (…) sont devenus à la fois une gêne pour la circulation et l’occasion de dangers permanents. Ils ont, de plus, introduit dans la vie citadine de nombreux facteurs nuisibles à la santé.»

Depuis ce constat formulé par le célèbre architecte Le Corbusier en 1933, la critique de l’invasion des villes par la voiture n’a jamais cessé. Et l’explosion du parc automobile conjugué à la montée des préoccupations environnementales n’a rien arrangé. Au point que, depuis quarante ans, toutes les villes ont, peu ou prou, adopté des mesures pour exclure ou limiter la voiture en ville.

Une tendance irréversible? Pas si sûr. Depuis quelques mois, la voiture a de nouveau le vent en poupe. Beaucoup d’élus de villes moyennes, constatant la perte d’attractivité de leurs centres villes, misent sur le retour des automobilistes pour redynamiser un commerce local mis à mal par la multiplication des zones commerciales en périphérie. Un vrai revirement après plusieurs décennies de politiques favorables aux modes de transport alternatifs…

Réduire la place de la voiture en ville: une constante depuis quarante ans


L’incursion de la voiture en ville pose problème depuis l’origine. Alors que la France ne compte que quelques milliers de véhicules au début du siècle, les polémiques vont déjà bon train. On accuse pèle-mêle la voiture de polluer et de dégager des odeurs nauséabondes, d’être bruyante et, bien entendu, dangereuse. Peu de temps après que les premiers panneaux de signalisation ont fait leur apparition, les architectes imaginent déjà des solutions radicales.

Réserver des voies à la circulation de transit, l’idée est avancée dès 1922 par Le Corbusier dans le cadre d’un projet de cité idéale de 3 millions d’habitants. Pour prévenir la congestion du centre, l’architecte dessine deux autodromes traversant sa ville du nord au sud et d’est en ouest, sur de vastes passerelles de béton raccordées aux rues par des rampants. Présenter des autoroutes survolant la ville comme une solution satisfaisante a de quoi laisser sceptique. Mais l’idée d’une dissociation entre des voies de transit indépendantes et des voies courantes est lancée  et se traduit par la généralisation de rocades autour des grandes villes dans les années 1970.

En France, la première section du boulevard périphérique de Lyon date de 1958, celle de Rennes de 1967 et celle du Mans de 1968. Alors que la majorité des grandes villes sont dotées de rocades, voire de périphériques –Paris en compte désormais deux avec l’A86–, quelques-unes s’y sont mises plus récemment, comme Besançon en 2003. Seule exception encore notable: Marseille, plongée dans ses travaux depuis plusieurs décennies.

Peut-on aller jusqu'à imaginer une ville sans voiture?

 

La rocade n’est pas une solution miracle pour autant. La plupart des rocades françaises sont aujourd’hui confrontées, à leur tour, aux ralentissements et aux embouteillages: de fait elles sont devenues presque toutes incomplètes et ont besoin d’être élargies. Un objectif qui ne semble pas près d’être atteint si on considère le montant financier des travaux, et les oppositions radicales que les projets d’élargissement ou de nouveaux tronçons suscitent désormais partout…

Limiter l’accès de la voiture au centre-ville, c’est le choix de plusieurs capitales nationales ou régionales. Le cas le plus emblématique est celui de Londres, avec son péage urbain mis en place en 2005. Depuis cette date, toutes les voitures individuelles sont soumises à un droit de circulation pour pénétrer dans le cœur londonien: il faut payer 10 à 15 euros par jour. Avec cette taxe routière, les automobilistes ont dû se rabattre vers le vélo ou les transports en commun pour rejoindre le centre de Londres. En 2010, le maire Boris Johnson a enfoncé le clou en y créant plus de 8.000 vélos en libre service.

D’autres grandes villes européennes ont adopté la même démarche, comme Athènes, pionnière de la circulation alternée dès 1982, ou encore Rome qui a imposé un permis spécial pour entrer dans le centre historique en 1989.

Mais peut-on aller jusqu’à envisager une ville sans voiture? C’est le projet que la municipalité de Hambourg a dévoilé au début de l’année. Un projet trop ambitieux? Sans doute. Car face aux réactions provoquées par cette annonce, la ville s’est empressée de démentir son intention de chasser la voiture hors de ses murs. Elle a précisé vouloir développer un réseau vert qui serait exclusivement réservé aux piétons et aux cyclistes. Mais même révisé, un tel projet mérite sans doute d’être nuancé.

Décourager les automobilistes? Plutôt que de se lancer dans l’instauration d’un péage ou d’une circulation alternée, c’est la voie qu’a empruntée Paris depuis la première élection d’un maire socialiste. En dix ans, 20.000 places de stationnement ont disparu au profit des piétons, des deux roues, des Vélib’, des Autolib’ et des couloirs de bus. Résultat: la circulation a diminué de 25% dans la capitale depuis dix ans.

Pour les syndicats d’automobilistes, comme 40 Millions d’automobilistes, la situation multiplie les bouchons, aggrave la pollution et pénalise ceux qui travaillent à Paris du fait des encombrements. Mais au niveau politique, droite et gauche sont unanimes pour continuer de donner la priorité aux modes de déplacement alternatifs. Il est vrai que 60% des Parisiens n’ont pas de voiture et que 60% des déplacements dans Paris intra-muros se font à pied! La maire actuelle, Anne Hidalgo, peut donc songer sans courir de risque politique à augmenter les tarifs de stationnement et à généraliser les zones 30 sur tout le territoire –à l’exception des boulevards et des avenues.

60%

La proportion de Parisiens qui n'ont pas de voiture

Le phénomène n’est du reste pas spécifiquement parisien. Les «zones 30» ont connu un développement exponentiel partout en France, dans les rues les plus commerçantes et à proximité des écoles. Mâcon a même inauguré des «zones 20» dans son hypercentre. En plus d’une sécurité renforcée, leur rôle est aussi de développer les déplacements à vélo en dissuadant des automobilistes peu satisfaits de rouler aussi lentement.

Interdire l’accès de la voiture à certaines rues est enfin une autre piste, plus radicale, formulée très tôt par les architectes de l’entre-deux-guerres pour limiter les désagréments de la voiture en ville.

Dès les années 1960, cette idée se traduit par le développement de l’architecture sur dalle. Mais le concept a fait long feu avec la fin des Trente Glorieuses. Au lieu de créer du lien social, les dalles sont devenues le ferment de l’insécurité, comme à Aulnay-sous-Bois, Sevran ou La Courneuve. Quant à Epinay, une des villes symboles de l’urbanisme de dalle, elle a vu la plupart de ses logements dépréciés, et beaucoup de bureaux et de commerces fermer. En réalité, le fait d’avoir rejeté la voiture dans ces grands ensembles semble avoir entraîné un déficit en équipements de loisirs et en services de proximité. Car justement, l’accessibilité et la mobilité jouent un rôle central dans l’animation d’un quartier.

L’aménagement de rues entièrement piétonnes au cœur de la ville a en revanche connu un succès indéniable. Après la Seconde Guerre mondiale, certaines villes allemandes en partie détruites, comme Munich et Francfort, en avaient déjà fait une spécialité, avec la création de grandes artères piétonnières au milieu des commerces et des monuments historiques du centre, où trottoirs, caniveaux, revêtement de macadam, feux et plaques de signalisation disparurent du paysage. En France, la piétonisation du grand quartier commerçant Montorgueil-Les Halles, à Paris au début des années 1990, est un autre exemple bien connu.

Plus récemment, la ville de Pau a investi, en 2005, 7 millions d’euros dans la construction d’un parking souterrain et l’achat de dalles en pierre naturelle, pour constituer un itinéraire piétonnier dans le centre historique. Mais ces derniers mois, fait révélateur, Pau a complètement viré de bord. La municipalité de François Bayrou vient de revoir son plan de circulation pour faire entrer davantage d’automobiles dans le centre-ville, et des pistes cyclables ont été supprimées.

Marche arrière toute depuis les dernières municipales

Dans la foulée des élections municipales, un revirement de politique à l’égard de la voiture semble se dessiner. Et Pau n’est pas la seule à vouloir inciter les automobilistes à revenir en centre ville. A Angers, Narbonne ou Montauban, l’heure n’est plus au tout piéton. A Nantes, le président de la CCI souligne «qu’il y a une clientèle à fort pouvoir d’achat qui n’utilise que sa voiture. On ne veut donc pas la bannir, mais être sur une piétonisation intelligente qui permette l’accès au centre à tous».

Reflet d’une politique de droite plus favorable aux automobilistes, conséquence de la crise économique ou de la concurrence accrue des zones commerciales de périphérie? Sans doute un peu tous ces facteurs mais une tendance inimaginable il y a peu se dessine: la présence des automobilistes est de nouveau souhaitée dans les centres-villes. Pour parvenir à inverser la tendance qui tend à les exclure depuis quarante ans, deux objectifs sont plus particulièrement visés: réduire les tarifs de stationnement et faciliter la circulation automobile.

Réduire les tarifs de stationnement en centre-ville s’impose pour un nombre croissant de villes comme une nécessité évidente. Si la multiplication des places payantes a bien fonctionné dans les grandes métropoles, attractives et déjà suffisamment pourvues en parkings comme en transports en commun, 70% des déplacements dans les villes moyennes (de 20.000 à 100.000 habitants) sont réalisés en voiture, contre 50% dans les agglomérations, selon des études régionales menées par les Observatoires des Transports. La pompe aspirante que sont devenues les zones commerciales de périphérie grâce à leurs parkings gratuits contribue fortement à remettre en cause la limitation de l’offre de stationnement en centre-ville.

A Angers, le nouveau maire Christophe Béchu a décidé de rendre partout la première heure de stationnement gratuite pour «casser l’image d’un centre-ville inaccessible», comme s'en félicite le président des Vitrines d'Angers. Cette gratuité du stationnement, encore impensable il y a quelque temps, est une idée qui fait son chemin dans les villes moyennes. Dans le Calvados, Hérouville-Saint-Clair (20.000 habitants) a même instauré la gratuité totale.

L'erreur des villes moyennes a été de vouloir imiter les grandes agglomérations

 

Mais comme souvent la question du financement pose problème. La première heure de stationnement gratuite à Angers, par exemple, représentera dans l’immédiat un manque à gagner d’au moins 800.000 euros pour la mairie. En fait, étant donné les contraintes budgétaires actuelles, les municipalités souhaitent surtout expérimenter l’idée progressivement.

Faciliter la circulation automobile dans le centre est un autre volet de la nouvelle politique actuelle. Une volonté là encore souvent incarnée par les nouveaux maires. Quitte à revenir sur des réalisations ou promesses de l’ancienne municipalité. C’est le cas par exemple à Saint-Etienne, dont le nouveau maire Gaël Perdriau vient de réviser le Plan de déplacements urbains au profit des automobilistes: certaines zones piétonnes vont redevenir des «zones 30», deux nouveaux axes de circulation perpendiculaires feront leur apparition au cœur de la ville, et plusieurs pistes cyclables seront supprimées malgré la colère du groupe écologiste. A Carcassonne, sous la pression des commerçants, on a également mis fin à l’interdiction de circuler dans les zones piétonnes du centre, en dehors du samedi matin, jour de marché.

Plus largement, malgré leurs difficultés financières, les villes moyennes n’hésitent plus à consacrer une part importante de leurs dépenses dans la modernisation de l’équipement routier. Avec toujours, en point de mire, l’idée d’une reconquête future du centre-ville.

Une commune comme Carhaix, en Bretagne, vient ainsi de lancer un grand programme de rénovation de sa rue principale, particulièrement dégradée et mal éclairée, avec pour objectif affiché «d’inciter davantage de commerçants à occuper les locaux vides de la rue». De même, la mairie d’Orthez a concentré tous ses investissements récents dans la remise en état des 25 grandes rues du centre-ville.

Pour ces villes, il faut absolument favoriser le passage et donc fluidifier le trafic, quitte à subir une surcharge financière à court terme. C’est dans cette optique que Nevers a récemment modifié son plan de circulation, très contesté, car auparavant un tiers des rues seulement donnait accès à l’hypercentre. Le double-sens a donc été rétabli dans une quinzaine de rues afin que le cœur de la ville regagne en accessibilité.

Une chose est sûre: la taille des villes est une composante trop souvent négligée. Le problème que rencontre aujourd'hui une majorité de communes vient de ce qu'elles ont voulu imiter les grandes métropoles sans en avoir les moyens, tout en sous-estimant un point important: si à l'origine, les grandes agglomérations ont voulu limiter l'accès de la voiture, ce n'était pas tant pour y rendre la vie des piétons plus agréable ou l'air moins pollué, mais pour éviter l'asphyxie de la circulation automobile. Seulement, pour les villes moyennes, ce problème-là est devenu beaucoup moins crucial que celui de la crise de leurs centres-villes. Ce qui explique cette tendance lourde au rééquilibrage entre voitures et piétons.

D’ailleurs, certaines municipalités ne suivent pas cette tendance, confirmant que rien n’est encore gravé dans le marbre. Ainsi Noyon vient d’opter pour une piétonisation intégrale de son centre historique, sous la pression de ses restaurateurs qui désiraient revaloriser leurs terrasses et les rendre plus accueillantes. Paris, de son côté, poursuit son combat contre les automobilistes après l’élection d’Anne Hidalgo. Quant aux grandes métropoles de l’ouest, comme Nantes, Bordeaux ou Toulouse, elles ne jurent que par le développement des «mobilités douces» et vont élargir leur offre, déjà conséquente, de pistes cyclables au détriment de la route. Des options différentes qui montrent que le «tout automobile» des années 1970 n’est pas près de réapparaître en France.

Alors, la place de choix soudain redonnée à la voiture annonce-t-elle une politique nouvelle et durable d’envergure nationale, ou n’est-ce qu’un simple effet de la crise des centres urbains dans quelques villes? Alors que les élus prennent des positions différentes sur le sujet, seul l’avenir répondra à cette question.

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