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Lettre ouverte à un jeune gamer énervé par «l'affaire Zoe Quinn»

Quelques règles de bon sens à garder à l'esprit face au scandale sexiste qui secoue actuellement la communauté du jeu vidéo.

«Depression Quest».
«Depression Quest».

Temps de lecture: 8 minutes

L’Internet regorge d’imbéciles. Je sais que tu n’en fais pas partie. Je t’écris pour te concéder un certain mérite, pour te donner quelques conseils et t’offrir un peu d’espoir. 

Je t’écris au sujet du scandale entourant la créatrice de jeu vidéo Zoe Quinn et le journalisme vidéoludique ce scandale qui agite les internautes depuis quelque temps.

Résumons l’affaire. Un ex-petit ami revanchard de Zoe Quinn balance plusieurs paquets de linge sale sur un blog. Il l’accuse d’être une menteuse manipulatrice prête à tout pour faire sa propre pub. Il publie des captures d’écran de discussions en ligne mélodramatiques censées prouver ses dires.

Il accuse notamment Quinn d’avoir couché avec un journaliste de Kotaku, un site américain spécialisé dans le jeu vidéo. Un journaliste qui aurait assuré une couverture favorable à son jeu Depression Quest et qui l’aurait aidé à en faire la promotion –accusation des plus controversée et portée sans la moindre preuve, et qui a pourtant eu le don d’irriter la communauté des fans de jeux vidéo. Communauté fortement juvénile (je ne dirai pas «immature», mais le fait est qu’une grande partie de tes camarades ont moins de vingt ans), déjà échaudée par une presse vidéoludique de plus en plus commerciale et axée sur le modèle du «piège à clics».

Flame wars et autre trolling ont suivi, prenant une telle ampleur que les modérateurs de la section jeux vidéo de Reddit interdisent désormais purement et simplement aux utilisateurs d’aborder le scandale Zoe Quinn, effaçant les messages par centaines. Twitter est (comme de bien entendu) entré en éruption; sur le site The Escapist, le fil de discussion consacré au sujet atteint pratiquement 400 pages; le forum de discussion (et «trou du cul d’Internet») 4chan déborde de haine et de théories du complot.

Le créateur de jeu vidéo Phil Fish, connu pour sa sensibilité à fleur de peau, a défendu Zoe Quinn. La riposte ne s’est pas faite attendre: son propre site a été piraté, ses données personnelles (jusqu’à son numéro de Sécurité sociale) ont été dévoilées et il a (à nouveau!) claqué la porte du secteur vidéoludique. Lorsque le critique de jeu vidéo John Bain (alias TotalBiscuit) a demandé à tout le monde de se calmer un peu, on l'a fait taire à grand renfort d’accusations de misogynie.

Cette affaire n’est qu’un triste cercle vicieux fait de haine et d’insultes: le harcèlement qui vise Zoe Quinn et ses jeux leur donne plus d’exposition médiatique, et les harceleurs y voient la preuve du bien-fondé de leurs actes. Voilà plusieurs fois, cette année, que la créatrice est victime de ce phénomène.

Mais j’imagine que tu fais partie des jeunes gamers raisonnables –ceux qui ont l’impression de ne pas parvenir à se faire entendre au cœur de cette zizanie. J’imagine que tu n’es pas particulièrement enchanté d’être mis dans le même sac que les trolls injurieux, les ados rageurs, les militants masculinistes, les pickup artists et le jeune meurtrier Elliot Rodger (voire pire).

Rendre aux gamers ce qui est aux gamers

Je commencerai donc par rendre aux gamers ce qui est aux gamers. Le fait de soutenir le projet «Women Making Video Games for Charity» sur le site de financement participatif Indiegogo était une superbe idée. Lorsqu’on m’a dit que les gamers de 4chan avaient levé 13.000 dollars pour le projet, je me suis dis que c’était tout bonnement fantastique. Certains diront que les gamers de sexe masculin agissent simplement par malveillance; que tu soutiens la cause des créatrices de jeu vidéo parce que les organisateurs de cette campagne de financement ne portent pas Zoe Quinn dans leur cœur (selon eux, elle aurait tout fait pour saboter leur projet).

Laisse-les dire. C’est une cause juste, et faire une bonne action pour de mauvaises raisons, c’est tout de même faire une bonne action. Si vous êtes ouverts et généreux, et que vos actes finissent par ouvrir les portes du secteur vidéoludique à un plus grand nombre de femmes, ce problème s’évanouira peu à peu. Les utilisateurs de 4chan ont déboursé une belle somme pour soutenir un projet visant à développer la création féminine dans le jeu vidéo, et ce simple fait m’a laissé sans voix: merci.

Ceci étant dit, je dois te demander quelque chose. Arrête de critiquer Zoe Quinn sur Internet. Tu peux t’en prendre aux hommes. Attaquer les jeux en eux-mêmes. Mais laisse les femmes tranquilles, même si tu penses qu’elles méritent d’être critiquées. 

Je sais que cette demande est injuste,  jeune gamer. Bon nombre de personnes –mais pas toi!– vont bien au delà de la simple critique. Ces adolescents (ou ces adolescents attardés) harcèlent Quinn, la menacent, piratent ses comptes et vont même jusqu’à l’appeler à son domicile et jusqu’à faire circuler des photos dénudées. Mais ils ne peuvent entendre raison (certains le feront peut-être lorsqu’ils auront quitté le lycée), contrairement à toi. Je pense (et cela fait peut-être de moi un optimiste) qu’il y a beaucoup plus de toi que d’eux sur Internet, et que ta voix devrait être entendue plus souvent; le monde en a besoin.

La publicité et le copinage sont éphémères

J’ai bien conscience que tu n’as pas de problèmes avec les femmes en elles-mêmes. Pense à Kim Swift, la géniale créatrice qui fut chef de projet sur le légendaire Portal, ou à Corrinne Yu, programmeuse ayant travaillé sur le moteur graphique utilisé dans la série Halo. Tu réalises, j’en suis sûr, que ta vie serait meilleure si le secteur vidéoludique comptait plus de femmes comme elles. Swift a déjà expliqué à quel point il était difficile d’être une femme dans le petit monde du jeu vidéo; prendre Quinn pour cible reviendrait à faire fuir la prochaine Kim Swift. Tu perdrais au change. La publicité et le copinage sont éphémères; les bons jeux sont éternels.

Je sais que tu as la rage. Tu es jeune, tu adores les jeux vidéo et détestes la corruption grandissante du secteur, tout cet argent et ce matraquage publicitaire, la presse vidéoludique plombée par son «manque de code éthique uniforme» (pour citer Erik Kaim, journaliste au magazine Forbes). Pour vous, la presse vidéoludique n’est qu’une clique superficielle; ses journalistes n’ont pas acquis leur position par le mérite, mais par leur réseau, leur carnet d’adresse, leurs aptitudes sociales. Ces soupçons sont sans doute en partie fondés. Le népotisme est partout, le monde est ainsi fait –et vous avez l’impression de passer complètement inaperçus à côté de ces gratte-papiers.

Kotaku appartient au groupe Gawker Media, dont l’histoire ressemble fort à un épisode de la série Gossip Girl. Tu vois que Kotaku (qui ne compte que deux femmes, une journaliste et une rédactrice en chef adjointe) promeut le jeu de Zoe Quinn, et tu penses qu’ils en disent du bien parce qu’ils la connaissent (ou peut-être même parce que certains de ses membres ont couché avec elle). Tu es indigné, parce que ce sont eux qui instrumentalisent les femmes, et pas n’importe quelles femmes: leurs amies, les membres de leur petit cercle de privilégiés.

Et lorsque tu dénonces ce favoritisme, ils ont le culot de te prendre de haut? Kotaku joue les moralisateurs, alors qu’il ne se gêne pas pour traiter les développeurs de jeu vidéo d’ignorants, pour nous mettre des images d’anime ecchi d’exploitation sous le nez (sans parler d'un autre anime dont les thèmes comprennent l’inceste entre mineurs autour d’une histoire de brosse à dents et une affaire de harcèlement sexuel d’adolescentes de douze ans)? C’est un peu fort de café, je le reconnais.

Privilégie l'approche stratégique

Je sais ce que tu désires plus que tout: un monde sans hypocrisie, sans favoritisme, sans cercles de privilégiés. Ce n’est pas un but impossible à atteindre. Mais il faut privilégier l’approche stratégique, comme l’expliquent certains fans de jeux vidéo sur 4chan et The Escapist:

«En essayant de clouer Zoe au pilori, on s’écarte de tâches utiles: mettre nos idées en commun pour développer des jeux vidéo plus ouverts à la différence […] ce qui serait beaucoup plus productif que le fait de déblatérer au sujet de la vie sexuelle d’une femme en particulier. Il faut qu’on arrête de se concentrer sur Zoe et qu’on se concentre sur les journalistes. […] Il ne faut pas mettre Zoe au centre du problème.

Vous dites que l’intégrité journalistique est au cœur du problème. Trouver de nouvelles raisons de détester Zoe Quinn ne vous aidera pas à étayer cette théorie.»

J’ai lu de nombreux commentaires de ce type, et leurs auteurs ont parfaitement raison: ne faites pas de Quinn la cible à abattre. La journaliste vidéoludique indépendante Sarah Auseil est d’accord: «Quinn n’est pas, et ne devrait absolument pas, être au centre de cette tempête», écrit-elle. Demande des comptes aux journalistes; pas à Quinn.

Le rédacteur en chef de Kotaku, Stephen Totilo, a pris l’affaire très au sérieux: il a mené l’enquête pour déterminer si Quinn avait bénéficié d’une couverture médiatique indûment favorable et a amendé les codes de déontologie de son site (ses journalistes n’ont plus le droit de soutenir financièrement les développeurs de jeux vidéo). Autrement dit, les acteurs de l’industrie sont bel et bien à l’écoute, et tes inquiétudes sont bel et bien légitimes.

«Insultes, harcèlement, misogynie»

Il est beaucoup plus difficile d’être une femme qu’un homme dans ce secteur. Et, pour être franc,  si Quinn n’était pas sanctionnée pour les péchés réels ou supposés qu’elle a pu commettre, ce ne serait pas un drame (difficile de prétendre qu’elle n’a pas été sanctionnée lorsque l’on voit ce qu’elle est en train de vivre). Sarah Auseil, encore elle:

 «Je suis une femme du secteur du jeu vidéo, et à tous les niveaux, j’ai dû faire face aux insultes, au harcèlement, à la misogynie. Je pourrais vous parler des menaces de viol, des photographies de pénis, des confrontations physiques avec des types, des personnes qui exigent que je prouve que je suis une "vraie joueuse", mais ça, c’est le pain quotidien des femmes. […] Vous n’êtes pas obligées d’aimer cela, vous n’êtes pas obligées de vous en soucier, mais vous devez accepter que c’est un fait –nous pouvons toutes attester de sa véracité.»

C’est à cause de cette agressivité omniprésente, jeune gamer, que les «adultes» de la maison (et je mets bien ce terme entre guillemets) doivent mettre fin aux hostilités sans ménagement; en l’occurrence, en privant les enfants de leurs jouets. Malheureusement, en l’occurrence, cela signifie que l’être mûr et réfléchi que tu es se retrouve dans le même panier que les enfants turbulents. Voilà pourquoi les modérateurs effacent tout fil de discussion consacré à l’affaire Quinn sur Reddit; pourquoi le simple fait de mentionner son nom sur le site de streaming vidéoludique Twitch.tv a pour conséquence directe de fermer la chaîne en question.

C’est déprimant d’être censuré au même titre que les salauds, je le sais bien. Mais s’il fallait établir une hiérarchie des victimes, les femmes «gagneraient» à tous les coups. Comme l’écrit la journaliste vidéoludique Jenn Frank, «la VÉRITÉ, c’est qu’être une femme dans le monde du travail, ou sur Internet, etc., c’est VRAIMENT PAS SIMPLE». La critique vidéoludique féministe Anita Sarkeesian, souvent victime de harcèlement, a récemment reçu des «menaces très inquiétantes» visant sa famille – et elle se contente de parler de jeux vidéo. Même les membres du Tea Party et les socialistes américains ne s’abaissent pas ce genre de pratiques lorsqu’ils s’affrontent.

Surveille ta propre communauté

Voici maintenant une suggestion plus complexe à mettre en œuvre: surveille ta propre communauté. Lorsqu’un membre impétueux d’Anonymous a «révélé» l’identité du tueur de Michael Brown (qui s’est finalement avérée fausse), de nombreux membres du collectif l’ont dénoncé publiquement et sans prendre de gants. Tu dois faire de même. Lorsque les membres les plus puérils et les plus odieux de la communauté des gamers harcèlent une femme sur Internet, tu devrais leur rappeler leur véritable but et leur dire qu’ils sont en train de se mettre des bâtons dans les roues. Souviens-toi que tu parles à un enfant, au sens figuré si ce n’est au sens propre. Si tu rappelles à l’ordre ta propre communauté, les modérateurs de Reddit et de Steam n’auront pas à le faire. Ce n’est pas une tâche de tout repos, mais c’est bel et bien possible. L’auto-organisation communautaire est l’un des miracles de la civilisation humaine.

Pour être honnête, le jeu de Zoe Quinn, Depression Quest, est loin d’être passionnant –du moins lorsqu’on le compare à des jeux moins médiatisés (Blood and Laurels d’Emily Short, Rose and Time de Sophie Houlden ou Jinxter, de Georgina Sinclair, Anita Sinclair et Michael Bywater –prenez des notes, journalistes de Kotaku!). Mais face à des atrocités comme Dungeon Keeper, Rambo ou SimCity, je ne peux pas dire qu’il m’agace particulièrement.

Ceci dit, je sais ce qu’il représente pour toi: la contamination de la scène indépendante par la publicité à outrance et le népotisme –le type de mentalité qui pollue chaque facette de nos vies dominées par le capitalisme. Mais pense à l'effet Streisand, dont tu parles souvent: sur Internet, plus on essaie de cacher quelque chose, plus on attire l’attention sur lui. Garde cela en tête, et laisse tomber l’affaire Quinn. Mieux vaut agir de façon constructive que maudire Depression Quest.

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