Culture

Vivement Valéry!

La récente biographie que Benoît Peeters vient de consacrer à l'auteur du «Cimetière marin» tombe à pic: auteur demeuré très secret, il n’entraîne pas derrière lui beaucoup de monde.

<a href="http://de.wikipedia.org/wiki/Paul_Val%C3%A9ry#mediaviewer/Datei:Choumoff_-_Paul_Val%C3%A9ry.jpg">Paul Valéry</a> / Pierre Choumoff via Wikimedia <a href="http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Choumoff_-_Paul_Val%C3%A9ry.jpg">CC</a>
Paul Valéry / Pierre Choumoff via Wikimedia CC

Temps de lecture: 10 minutes

Valéry, Tenter de vivre

par Benoît Peeters

 

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La récente biographie que Benoît Peeters vient de consacrer à Paul Valéry tombe à pic: auteur demeuré très secret, il n’entraîne pas derrière lui beaucoup de monde. Qui se dirait aujourd’hui valéryen?

La forme de son œuvre –mot que lui-même répugnait à accoler à ses multiples travaux ou essais– ne se prête ni à la doctrine, ni à un système qu’on pourrait enseigner ou transmettre, son (rare) esprit préférant se communiquer par des chemins subtils, ou curieux, que cet ouvrage contribuera peut-être à éclaircir. Car qui tire encore profit de ses textes, qui en cultive le goût? «Cet oubli de Valéry me désole, tant il me paraît injuste», écrit Peeters.

Mais, d’abord, s’agit-il d’une biographie? On connaît les objections que Valéry lui-même éleva contre l’idée de «raconter une vie» ou d’en faire un récit; ennemi du roman, genre envers lequel il confessa sa totale inaptitude, il ne pouvait que railler cette entreprise d’un récit ou roman plus «vrai» que d’autres, où l’on s’épuiserait à expliquer (à déplier?) un auteur en comptant ses chaussettes, en énumérant ses maîtresses…

La monumentale (et précieuse) biographie publiée par Michel Jarrety[1] dispensait d’autre part de doublonner. Peeters a donc tressé le chronologique avec le thématique, sans s’astreindre à une pointilleuse continuité. Chemin faisant, en revanche, son propre essai met vivement en lumière les paradoxes et les déchirements, les ravages, d’une personnalité exceptionnelle, quoique intempestive, donc quelques raisons de l’étudier, ou de l’aimer, particulièrement, aujourd’hui.

Singulier rapport avec la vie

«Le vent se lève, il faut tenter de vivre»: en empruntant pour sous-titre ce décasyllabe du Cimetière marin (auquel le dernier film d’animation de Hayao Miyazaki vient également de rendre hommage), l’essai de Benoît Peeters dit d'emblée l’essentiel. Précocement marqué par Rimbaud, Poe et Mallarmé, Valéry sait que nous ne sommes pas au monde ou que «la vraie vie est ailleurs», à laquelle il s’efforce d’atteindre. Ce que nous croyons avoir (et savoir) n’est rien, ce que nous cherchons est tout: la chasse étant infiniment supérieure à la prise, il nous faut constamment –sous peine d’enlisement, de stagnation– relancer en nous la culture du virtuel, de l’élan, de l’esquisse, qui stimuleront toujours plus que l’œuvre faite ou aboutie.

«Moi, l’incertain», Valéry eut toute sa vie la passion de coïncider avec la nature naturante (plutôt que «naturée»), avec la littérature raturante ou avec un esprit in statu nascendi, seule façon d’éprouver cette vie qui se dérobe comme substantif et ne se donne que dans l’effort (dans l’essor) du verbe vivre, comme le développe de son côté François Jullien (Pour une philosophie du vivre). Ou Aragon («Que toute démarche de mon esprit soit un pas, non une trace», mais aussi «Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard…»). Car nous ne coïncidons ni avec nous-mêmes ni avec cette vie qui nous tire, qui nous attend toujours en avant. Le labeur ou la longue étude des Cahiers «entre la lampe et le soleil », repris chaque matin plus de cinquante années durant, désignent assez, il me semble, ce qui fut le grand œuvre de Valéry le sagace, l’exact ou le juste: cette passion proprement ascétique d’aiguiser sans répit sa conscience ou son esprit, lesquels ne sont pas des choses et n’existent que par cette opiniâtre tension.

Celui que son tour d’esprit rapproche, en France, de Wittgenstein, chercha donc, à travers l’œuvre, à se transformer lui-même, et surtout pas à se transposer: si Valéry refusa au premier degré de se raconter, il ne cessa, au fil tranchant de sa plume, de s’exercer, de s’éduquer. Essais, poèmes, réflexions et maximes aussi éclatantes qu’éclatées, tout lui était moyen en vue de cette fin unique et autotélique, cultiver l’art de mieux penser ou, si l’on veut, apprendre à vivre.

Le secret, l’abstraction, la réflexivité (bien attestée dans le thème récurrent du Narcisse ou dans le titre, «Psyché», que lui suggéra Pierre Louÿs pour La Jeune Parque), constituent donc les maîtres-mots d’une activité décousue et souvent déroutante; voué aux élans, aux amorces: «l’homme qui ne finit jamais», écrit Peeters, se savait lui-même virtuel ou, comme il s’en ouvrit à Mallarmé, comparable à «un être qui eût les plus grands dons –pour n’en rien faire, s’étant assuré de les avoir».

De la difficulté de vivre une vie vouée à penser

Ce projet pose une question cruciale: Valéry fut-il ce surhomme nietzschéen, ou ce sur-vivant au sens augmentatif, à la vie orageusement couronnée d’éclairs et d’extases («J’adore les éclairs»), ou ne connut-il au contraire qu’une existence médiocre et rabougrie, son espionnage obstiné de la vie revenant à ne pas la vivre? On se rappelle sa célèbre objection au cogito de Descartes, «Tantôt je pense et tantôt je suis» (non citée par Peeters): faut-il choisir entre ces deux verbes? Ne court-on pas le risque de tuer sa vie à force de la ruminer ?

Sans la formuler en ces termes, le livre de Peeters pivote sur cette alternative et reprend donc, avec brio, en la confrontant au bilan d’une vie, LA question inlassablement débattue et à soi-même posée par le sphinx des Cahiers: comment bien penser sans doute, mais surtout, à quoi bon penser?

Peu d’auteurs auront, comme Valéry, exalté dans la pensée rigoureuse (appuyée sur les nombres, les rythmes du poème et l’étude des sciences exactes) un garde-fou, ou la sauvegarde exaspérée d’un homme menacé par la folie, le vertige amoureux et le suicide. Il ne s’exerce pas seulement à la poésie pour contenir une société ou un réel également abrutissants, ou pour mieux saisir les lois du langage, les jeux du rêve et de l’inconscient… Sa grande affaire, depuis la fameuse et terrible «nuit de Gênes» du 4 octobre 1892, est de conjurer par la froide analyse le ravage d’une pulsion érotique qui faillit l’engloutir.

«Un grand amour, malheur insigne»… Pour n’avoir pas à le revivre, il se cuirassera en M. Teste et tentera de se faire (de se croire) «l’Ennemi du Tendre». D’où une série d’embarras bien retracés par Peeters, qui émaillent une comédie qu’on dirait écrite par Molière sous le titre «L’Esprit et les fâcheux», quand le monde, ou les femmes (et notamment les femmes du monde), ou une profession détestable, ou une famille aussi aimée que vécue à la diable, ou «le spectre du Pognon absent» (car le diable, toute sa vie le poète l’a tiré par la queue), s’interposent et viennent parasiter l’entretien «entre ma tête et moi».

Qu’est-ce qui domina cette vie si finement évoquée, les joies de l’esprit, le brasier intellectuel dont témoignent tant de belles pages –parmi les plus fortes, proses ou poèmes, que compte la langue française? Ou, au bilan, une incurable tristesse? La chambre exigüe de l’Hôtel de la Paix, rue Royer-Collard, puis celle «sale et seule» de l’hôtel Henri-IV, sa vie de rond-de-cuir au ministère de la Guerre (1897-1900), son mariage convenablement bourgeois, mais somme toute conclu sans passion évidente, puis son poste de secrétaire auprès d’Edouard Lebey, qui accapare sa compagnie de 1900 à 1922 sans lui laisser exercer les responsablilités qu’il escomptait à l’agence Havas, dessinent une existence grise, sans panache.

Valéry la supporte sans doute en miroir de celle de Mallarmé, qui végéta comme professeur d’anglais, mais le disciple n’eut pas au même degré que son maître adoré le culte de l’Idéal ou de l’écriture; ce rôle étant déjà pris, lui se rabattit sur le sarcasme, le scepticisme et «l’amertume d’être amer», dont témoignent ici tant de ses lettres, où filtre le sentiment d’une tenace ou chronique dépression. Rien ne suggère mieux à quoi il s’affronta en ces années de plomb que l’évaluation, encourageante, rédigée par un pion du ministère sur celui auquel la République restaurée par de Gaulle devait faire, en 1945, des funérailles nationales: «Peut et doit devenir sous-chef»!

Valéry, un personnage public?

«Le difficile est de faire le gris», aurait dit quelque part Valéry, cité par Aragon dans sa préface à Aurélien (1966). La phrase vaut sur le registre esthétique sans doute, mais ne donne-t-elle pas aussi sa couleur à cette vie? Demandons-nous à cet égard, avec Benoît Peeters, quelle parfaite éminence grise aurait pu faire Valéry avec «sa discrétion, sa vivacité d’esprit, son goût de l’ombre et des coulisses».

Il était trop tard pour jouer ce rôle sur le scène politique quand de Gaulle le lui proposa fin 1944, mais en matière littéraire on sait qu’il veilla sur la naissance de Littérature et les débuts d’André Breton, de même qu’il inspira (de façon posthume) des mouvements comme l’Oulipo, le Nouveau Roman ou Tel Quel, qui le prirent passagèrement pour référence…

Une autre déclaration plus connue, sa réponse à l’enquête (dadaïste) de Littérature, «Pourquoi écrivez-vous? –Par faiblesse», s’éclaire rétrospectivement: après l’hyperconcentration et la solitude sociale, le démon de la dispersion s’empare de lui et l’œuvre s’émiette, Valéry prodiguant sa plume en complaisantes préfaces ou en discours de circonstances, comme il multiplie simultanément sans vergogne le trafic des éditions originales et des manuscrits –au grand scandale de Catherine Pozzi.

La déception de Breton (et d’Aragon, qui avait tracé de lui un sensible portrait sous les traits du physicien Omme dans Anicet) fut extrême, à la mesure des espérances misées sur le père de M. Teste, d’abord identifié à un nouveau Rimbaud. Lors de l’affaire Dreyfus, déjà, Valéry s’était résolument rangé du mauvais côté, témoignant d’une fâcheuse crispation dans l’erreur. Auréolé du succès de La Jeune Parque (1917), le voici à présent répandu dans tous les salons, puis entamant en 1923 une cour assidue ou une course à l’Académie, où il entre en 1927. «S’être caché si longtemps pour reparaître dans ce costume», s’indigne Breton, qui brade instantanément toutes ses lettres!

Comment concilier en effet l’ascétique chercheur des Cahiers et le caniche des mondaines qui le sortent, qui l’exhibent ou se payent littéralement ce gigolo intellectuel? On fête désormais partout celui qui incarne «le Poëte» (dont il prend la pose accoudé à la cheminée), mais est-ce à cette gloire qu’il rêvait écrivant M. Teste? Catherine Pozzi, de son côté, n’aura pas de mots assez cinglants pour ce Prince qu’elle s’était choisie, qui n’était «prince que de mots, […] Don Quichotte de l’idée, domestique du réel».

La place de l'amour dans l'oeuvre

L’énigme Valéry fascine à bon droit Benoît Peeters, qui la documente et l’interroge avidement. Un précédent essai, Paul Valéry, une vie d’écrivain? (1989), avait déplu à la famille, Peeters y touchant un peu trop à l’intime. Mais que gagnait alors Agathe à voir édulcorer son père? Sotte frilosité, abusive famille! Le personnage qui se qualifiait lui-même de «Bossuet de la Troisième République» ne nous passionne guère par son académisme, son néo-classicisme, son anti-modernisme tenace en matière d’écriture poétique; pourquoi l’homme qui côtoya Mallarmé, qui fut le contemporain d’Apollinaire, ou de l’essor de la psychanalyse (qu’il ignora superbement), le protecteur de Breton, le correspondant de Rilke et de tant d’autres, n’a pas inventé de formes?

En revanche, le Valéry plus intime progressivement révélé par les écrits et correspondances de Catherine Pozzi, d’Emilie Noulet, de Renée Vautier («Néère» qui aimait ailleurs et fut le «Waterloo de (son) cœur»), de Jean Voilier enfin (pseudonyme de Jeanne Loviton), ou par les confidences éparses des Cahiers est… stupéfiant. Et les Cahiers eux-mêmes, entreprise ou chantier pour le coup informe, chef d’œuvre constitutivement inconnu car impossible à éditer proprement (Peeters consacre à ce problème des pages stimulantes), commencent néanmoins à parler. Leur auteur l’avait prévu, l’avait voulu:

«Mon vrai œuvre est inconnu et le restera. Il est dans mes recherches, mes formules, mes matins –et– mon amour»

Le combat de Valéry avec l’amour, comme de Jacob avec l’ange, mérite vraiment dêtre conté; c’est peu de qualifier, quand il fait irruption dans cette vie un peu trop sage, éros d’énergumène!

L’intéressé compare le choc terrifiant de la rencontre amoureuse aux «invasions barbares»… Il dut attendre l’âge de 49 ans pour que cette relation, avec Catherine Pozzi d’abord, lui semble enfin pleinement partagée. Lui habituellement si solitaire, et résigné à l’être, se découvre un possible ou véritable alter ego et ce passage du un au deux le bouleverse: «Suis-je compatible avec le nombre?» Valéry connaît en 1920 un séisme comparable à la découverte de l’Amérique par la vieille Europe:

«Je m’étais fait un minimum de vie. [...] Je croyais que mon univers était l’univers.»

Il se prend maintenant à rêver d’un dialogue qui serait une quasi-communion –et il faut signaler à cet égard en Valéry un penseur aigu de la communication, interpersonnelle autant que médiatique, et aussi de la mondialisation, si l’on songe à ses pages prophétiques sur le destin de l’Europe. Sous les coups de l’amour, le monde s’ouvre, et rien n’est plus émouvant que de suivre les imbroglios où notre pur esprit s’enfonce: de l’exaltation la plus fervente à la rage noire, les pages citées par Peeters se lisent, c’est le cas de le dire, comme un roman. Il faut imaginer M. Teste pantelant, devant par exemple Néère («Je ne peux plus être sans aimer et –être aimé. Tout m’ennuie et me pèse sans cela») ou confiant à Karin (Catherine P.):

«Hélas, j’ai goûté à l’être vivant. Le fauve, élevé au maïs, un jour a goûté à la chair. […] J’ai goûté à l’être, à l’autrui, à l’âme d’autrui, et à sa tendresse et à son corps. Plus bon qu’à aimer et être aimé.»

Plus bon qu’à ça? On moque les vieillards libidineux sans comprendre que ces deux mots font pléonasme:

«L’ingénuité et le feu paraissent dans l’homme vers les cinquante ans. […] Rien de plus chaud ni de plus naïf que cet âge.»

Heureux et malheureux Valéry d’avoir si bien su, sur les planches d’anatomie mentale de ses Cahiers, fixer les énigmes en torrent de la passion! Et d’avoir accueilli celle-ci, de lui avoir beaucoup sacrifié avec l’étonnement ébloui et la gratitude d’un enfant…

J’ai quelquefois pensé à Derrida (pas seulement pour le précédent livre de Benoît Peeters) en lisant celui-ci: philosophe attentif d’ailleurs à Valéry, dont tant de pages, et de tourments, le rapprocheraient. Je me dis aussi qu’Aragon n’est pas loin, malgré ses dénégations évidentes: tous deux eurent en commun de dramatiser l’amour en y cherchant tout. Et de réputer faible une pensée qui ne serait pas passée par ce feu.

Lequel fit mieux, ou moins bien? Lequel offre aujourd’hui la plus enviable vitalité? On enferme les écrivains dans des purgatoires d’où ils ressortent parfois ruisselants d’offrandes. J’ai toujours pour ma part aimé Valéry, son mordant, l’incroyable sûreté avec laquelle ses mots embrayent.

Mais devant tant de dons, on s’interroge forcément: les a-t-il, et jusqu’à quel point, gâchés? A-t-il lui aussi, tellement vivace ou grand vivant (par l’esprit), «raté sa vie»? Une pensée parfois durement binaire ou disjonctive (le corps/l’esprit, la prose/la poésie), un goût trop prononcé du tout ou rien, l’ont peut-être écartelé ou quelque peu stérilisé: ces oppositions ne sont pas de bonne méthode, et le génial auteur de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci se corrigerait avec profit en consultant, sur ce point, La Méthode d’Edgar Morin.

C’est à Roland Barthes finalement que Valéry, aujourd’hui, conduit (pas seulement pour le Collège de France), et c’est sur l’évocation de cet autre survivant que Benoît Peeters achève son livre, hommage à son défunt maître qui est aussi notre maître à tous. Comme l’auteur du Plaisir du texte, Valéry reconnut la poussée ou pulsion du corps dans son écriture, toujours concise mais bien moins sèche ou abstraite qu’on ne croit. Mais Barthes, Morin ou Derrida auraient-ils orienté de cette manière leurs œuvres s’ils n’avaient d’abord lu –comme nous pouvons les déchiffrer encore et avec quel profit!– la Soirée, les vers si denses du Cimetière marin, ou les souvenirs égrenés de ce très vieux jeune homme aux étincelantes conversations,  «Je disais quelquefois à Stéphane Mallarmé…»,ou à André Breton, ou à soi-même, ou à Catherine…?

1 —  Paul Valéry, Fayard, 2008 Retourner à l'article

 

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