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Bachar el-Assad est-il notre meilleur ennemi, ou notre détestable allié?

La montée en puissance de l'État islamique oblige les puissances occidentales à composer en sourdine avec le président syrien.

À Damas, le 21 juin 2011. REUTERS/Khaled al-Hariri.
À Damas, le 21 juin 2011. REUTERS/Khaled al-Hariri.

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François Hollande et Barack Obama sont officiellement d’accord pour rejeter le vieil adage: les ennemis de nos ennemis sont nos amis. Le président américain l’a signifié par l’intermédiaire de son conseiller pour la sécurité nationale; le président de la République l’a dit publiquement lors de la conférence des ambassadeurs français, le 28 août: «Bachar el-Assad ne peut être un partenaire de la lutte contre le terrorisme, c’est l’allié objectif des terroristes.» Pour la France comme pour les États-Unis, donc, il n’est pas question de redorer le blason du dictateur de Damas en acceptant ses offres de services pour lutter contre l’Etat islamique (EI) qui s’est installé sur une partie de la Syrie et de l’Irak.

Voilà pour la position affichée. La réalité est cependant plus complexe. La situation en Syrie, où l’alliance «objective» de l’armée et des groupes islamistes les plus radicaux –sur ce point, François Hollande a raison–, a marginalisé l’opposition modérée, fait partie de l’équation. Le chef d’état-major de l’armée américaine, le général Martin Dempsey, l’a dit: l’EI ne peut être vaincu qu’en agissant des deux côtés de la frontière irako-syrienne. Des vols de reconnaissance par des avions américains et des drones ont déjà commencé sur le nord de la Syrie. Ils sont indispensables pour repérer les cibles d’éventuels bombardements car les Etats-Unis ne disposent pas, comme en Irak, d’éléments au sol permettant de les informer.

Un an après avoir refusé de lancer des frappes contre le régime de Bachar el-Assad après l’utilisation par ce dernier d’armes chimiques contre les populations civiles, Barack Obama est-il prêt à intervenir en Syrie pour bombarder les djihadistes?

Assad joue encore double jeu

S’il s’agit de porter des coups à l’EI pour l’empêcher de progresser en Irak, la réponse est oui. Il peut le faire sans même en avertir Damas. Il en a les moyens techniques. Les militaires américains ont préparé différents plans: des bombardements aériens sur le territoire syrien depuis l’autre côté de la frontière avec l’Irak, ou depuis l’espace aérien syrien après avoir brouillé les systèmes de défense anti-aérienne de Damas, ou encore à l’aide d’avions furtifs inaccessibles à la défense anti-aérienne.

Politiquement, l’affaire est plus délicate. Le ministre des Affaires étrangères syrien, Walid Mouallem, a averti qu’une intervention sans autorisation de son gouvernement serait considérée «comme une agression». En même temps, il s’est déclaré disponible pour une coopération, «y compris avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne», dans la lutte contre les djihadistes. Les représentants de l’opposition syrienne modérée vont plus loin. Ils soupçonnent le régime d’avoir sciemment accepté la semaine dernière la prise par les djihadistes de l’aéroport de Takka, dans le nord du pays, afin de forcer les Américains à intervenir.

Ce n’est pas la première fois que Bachar el-Assad se livre à ce double jeu. En 2003, lors de l’intervention américaine contre Saddam Hussein, il avait envoyé des djihadistes en Irak pour lutter contre les Américains puis avait offert son aide à Washington pour en venir à bout. George W. Bush avait accepté et mis en sourdine ses attaques contre le régime de Damas.

C’est aussi une nouvelle reconnaissance qu’attend Assad de ses manœuvres actuelles. Une fois encore, il a œuvré à la création des groupes extrémistes qui composent l’EI, d’abord en enfermant et en torturant les islamistes qui se sont radicalisés en prison, puis en les libérant après les premiers mouvements de contestation laïques et pacifiques de mars 2011 afin qu’ils sabotent l’opposition modérée.

Il est parvenu à ses fins, peut-être au-delà de ses attentes, puisque les djihadistes se retournent à nouveau contre lui. Mais il n’est pas le seul apprenti sorcier dans la région. Les monarchies du Golfe, qui ont soutenu financièrement les groupes radicaux, se retrouvent aujourd’hui dans leur ligne de mire.

Satisfaction russe

Pour réussir à s’imposer comme un interlocuteur fréquentable, Assad peut compter sur le soutien de la Russie. Vladimir Poutine l’a sauvé, il y a un an, en dissuadant Barack Obama de frapper la Syrie après l’emploi des armes chimiques. En échange, Bachar el-Assad a certes accepté la destruction de son stock chimique –la mission a été déclarée accomplie voilà quelques semaines et enregistrée comme un succès par les Etats-Unis– mais entretemps a conforté son pouvoir en se faisant réélire à la présidence de la Syrie.

Le ministre des affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, n’a pu cacher sa satisfaction aux dépens des dirigeants occidentaux:

«Ils vont bientôt avoir à choisir ce qui est le plus important: un changement de régime en Syrie pour satisfaire des antipathies personnelles, en prenant le risque d’une détérioration de la situation qui échapperait à tout contrôle, ou la recherche de moyens pragmatiques pour unir les efforts contre la menace commune.»

Et de poursuivre:

«Naguère, nous étions accusés de soutenir Bachar el-Assad et d’empêcher son renversement… Maintenant, plus personne n’en parle.»

Sergueï Lavrov est trop fin diplomate pour croire que les Occidentaux, et les Américains en particulier, peuvent embrasser Assad après avoir fait de sa chute, pendant des années, une condition à la fin de la guerre civile. Mais il sait aussi qu’ils ont besoin de lui, d’une coopération discrète, qui passe par… Moscou.

Elle est déjà en marche. Des contacts informels ont été pris. Si des bombardements sur les positions de l’EI en Syrie devaient avoir lieu, Damas pourrait en être informée, officieusement, par les Russes. Les protestations syriennes contre la «violation de leur souveraineté», si protestations il devait y avoir, seraient maintenues dans des limites raisonnables définies de concert.

«L'alternative est un pouvoir djihadiste»

Aux Etats-Unis, les avis des experts sont partagés. Certains pensent qu’il faut se garder de toute impression de coopération avec le régime syrien, «ce tas de salauds brutaux», selon l’expression de Ryan Crocker, ancien ambassadeur à Damas, tout en reconnaissant que «l’alternative à Assad est un pouvoir dhjihadiste». D’autres sont d’avis qu’il faut se résigner, au moins pour un temps. La solution de ce dilemme se trouve à Moscou, qui jouera les intermédiaires. A quel prix? Jusqu’à maintenant, tout le monde a pris soin de bine séparer les dossiers et d’éviter les interférences entre l’Ukraine et le Moyen-Orient. Pour combien de temps?

Le même dilemme se pose dans le cas de l’Iran. Téhéran soutient le gouvernement de Bagdad, livre des armes aux Kurdes irakiens, partage avec les Etats-Unis des intérêts «objectifs». Il est difficile d’imaginer que les Iraniens et les Américains pourraient s’afficher contre le «califat» dans cette coalition que Barack Obama appelle de ses vœux. Mais ils pourraient faire un petit bout de chemin ensemble, ce qui ouvrirait peut-être la voie à un accord plus large, incluant le programme nucléaire iranien. Bon gré, mal gré, l’Etat islamique redistribue les alliances.

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