Sciences

Comment j'ai failli mourir dans un accident d'avion (et ce que j'en ai appris sur le cerveau humain)

Ce n’est pas ce que vous avez vécu, mais la façon dont votre mémoire fonctionne qui peut déclencher un syndrome de stress post-traumatique.

<a href="https://www.flickr.com/photos/allenthepostman/6742470529">Air Transat A330</a>par allen watkin / FlickR CC License By
Air Transat A330par allen watkin / FlickR CC License By

Temps de lecture: 5 minutes

Le 24 août 2001, le vol 236 d’Air Transat tombait en panne de carburant entre Toronto et Lisbonne avec 306 passagers à bord. Le moteur droit fuyait et l’équipage avait (mal) réalisé, de mémoire, une délicate manœuvre d’équilibrage des réservoirs.

Sous l’avion, l’océan Atlantique se déroulait sur des centaines de kilomètres. Les lumières de la cabine se sont mises à clignoter et les masques à oxygène pendaient au-dessus des sièges lorsque des hôtesses en larmes ont demandé aux passagers de se préparer à un amerrissage forcé. C’est alors que le pilote a repéré une petite base militaire dans les Açores, et après 25 minutes d’enfer, a fait atterrir l’avion —violemment, mais sans faire de blessé grave— au milieu des larmes et des applaudissements (et dans les flammes: les roues avaient pris feu).

Margaret McKinnon, psychologue et chercheuse en neurosciences comportementales à l'université McMaster à Hamilton, dans l’Ontario (Canada), était l’une des passagères du vol 236:

«Au début, je n’étais pas sûre qu’il était en train de se passer quelque chose de très grave. Mais quand les lumières se sont éteintes et que l’avion s’est mis à perdre brutalement de l’altitude, je me suis dit que nous allions probablement mourir.»

Elle raconte ce qui s'est passé lorsque l’avion a commencé à planer au-dessus du minuscule îlot:

«Je me rappelle avoir été étonnée que nous ayons réussi à atteindre la terre, en voyant des maisons sous nos pieds, et avoir eu peur de nous écraser dessus. Et puis nous avons viré de bord et sommes repartis vers l’océan. Là, j’ai perdu tout espoir de survie.»

De retour sur la terre ferme, ce qui pour la plupart de ses compagnons de voyage avait été un cauchemar se transforma aux yeux de Margaret McKinnon en une opportunité.

Les chercheurs voulaient en savoir davantage sur les empreintes que laisse la terreur sur le cerveau

Deux ans plus tard, elle et ses collègues demandèrent à quinze passagers et passagères de ce vol de raconter comment ils avaient vécu ces 25 minutes atroces. Les chercheurs les interrogèrent aussi sur leurs souvenirs du 11-Septembre 2001 et sur ceux d’un autre jour, neutre, de la même période. Quinze sujets-témoins durent ainsi se remémorer une mauvaise expérience récente de leur vie personnelle, des attaques terroristes et un événement sans connotation émotionnelle. Les chercheurs se posaient beaucoup de questions: ils voulaient en savoir davantage sur les empreintes que laisse la terreur sur le cerveau, sur la relation entre les habitudes mnémoniques et le syndrome de stress post-traumatique (SSPT) et sur le rôle que jouent la lucidité et la netteté d’un souvenir dans son potentiel à hanter quelqu’un.

Richesse de détails peu commune

La découverte la moins surprenante fut que les rescapés de ce vol se souvenaient avec une richesse de détails peu commune de l’atterrissage d'urgence. Leur souvenir était plus vif et plus insistant que celui qu’ils avaient gardé du 11-Septembre ou que les souvenirs d’événements personnels à la charge émotionnelle négative du groupe témoin. Les chercheurs évoquent «les effets de l’éveil sur les systèmes mnémoniques»: les choses qui nous terrifient viennent se loger dans nos mémoires. C’est un exemple classique de psychologie évolutionniste –nos ancêtres devaient juger utile, bien que désagréable, d’être constamment conscients des menaces auxquelles ils avaient déjà été confrontés dans le passé.

Cela ne constitue pas franchement une découverte dans le domaine de la recherche sur la mémoire, et si l’étude n’avait rien apporté de plus, on aurait légitimement pu estimer que tout le monde avait souffert (et raconté ses souffrances) pour rien. Or, il s’est avéré que la moitié des passagers du vol 236 interrogés avaient contracté un SSPT.

Si la plupart des recherches sur ce trouble sont limitées par la diversité des expériences vécues d’ordinaire par les sujets d’étude, celle-ci était unique en son genre car elle portait sur «un groupe menacé collectivement de mort imminente» (youpi?). En outre, le fait que Margaret McKinnon ait été impliquée personnellement, ainsi que l’existence de documents officiels sur l’incident, signifiaient que «la séquence d’événements était connue minute par minute», observent les chercheurs. De la projection du film à bord (Le Chocolat) jusqu’à l’intervention des pompiers qui aidèrent les passagers à débarquer dans un champ de hautes herbes.

SSPT et «super-souvenirs»

Cette étude, qui doit paraître dans le journal Clinical Psychological Science, met en relief une étrange similarité entre les récits des passagers atteints de SSPT et les autres. On pourrait s’attendre à ce que les hommes et les femmes pour lesquels il a été posé un diagnostic clinique fournissent des réminiscences plus saisissantes et détaillées du vol –à ce que chaque souvenir devienne un «super-souvenir» obsédant, à nul autre pareil. Ou bien que les souvenirs liés au SSPT seraient fragmentés, moins précis, plus flous.

En réalité, tous les passagers ont raconté l’incident de manière aussi vivante et précise. Un rescapé atteint de SSPT n’était pas plus enclin qu’un autre à évoquer l’hôtesse de l’air «à la voix chevrotante», le pilote criant «Position de sécurité! Position de sécurité!» ni le silence ponctué par de sourdes prières.

Les passagers atteints de SSPT fournissaient plus de détails extérieurs que les autres.

En revanche, ce qui différait vraiment d’un récit à l’autre, c’était le nombre de détails qui n’avaient rien à voir du tout avec le vol 236 d’Air Transat. Après avoir transcrit les souvenirs, les chercheurs codèrent les déclarations pour les classer dans différentes catégories: «internes» («directement liées à l’événement principal, […] spécifiques au lieu et au moment, […] donnant l’impression de revivre l’expérience épisodiquement») et «externes» («informations factuelles ou longs événements ne nécessitant pas de se souvenir d’un endroit ou d’un lieu en particulier», «détails autobiographiques […] sans rapport avec le sujet», le fait de donner son avis, les répétitions, les déclarations métacognitives du genre «je ne m’en souviens plus»).

Ils découvrirent que les passagers atteints de SSPT fournissaient bel et bien davantage de détails extérieurs que les autres. Ce qui était également valable pour les souvenirs non liés au vol: un rescapé atteint de SSPT était davantage susceptible d’entourer ses souvenirs non-émotionnels de données sémantiques, de répétitions et de bruit sans aucun rapport. Alors que la devise mnémonique des participants en bonne santé, même de ceux exposés à un traumatisme inimaginable, ressemblait davantage à «les faits, rien que les faits».

De l'intérêt de contrôler sa machinerie mnémonique

Comment expliquer cela? Margaret McKinnon et son équipe ne sont pas certains de la réponse, bien qu’ils soulignent que les personnes dont les tests de personnalité révèlent un plus haut degré de troubles névrotiques ont également tendance à tisser leurs souvenirs d’une foison de détails extérieurs. L’incapacité à mettre de côté les informations moins pertinentes lorsqu’on fait appel à des souvenirs personnels peut être lié au «contrôle […] exécutif de la récupération mnémonique», écrivent-ils. Interrogée par téléphone, Margaret McKinnon explicite cette idée:

«Quand quelqu’un vous demande de vous rappeler votre premier baiser, vous devez fouiller pour trouver le souvenir qui correspond. Vous vous rappelez l’éclairage, ce que vous portiez. En fonction de votre niveau de contrôle cognitif, vous vous souviendrez peut-être aussi d’une foule de détails sans rapport avec le sujet.»

Les personnes qui contrôlent moins leur machinerie mnémonique sont peut-être davantage que les autres exposées au SSPT, caractérisé par la résurgence anarchique de troubles passés. «Ce que montrent nos découvertes, c’est que ce n’est pas ce qui s’est produit mais qui l’a vécu, qui peut déterminer le déclenchement futur d’un SSPT», conclut Brian Levine, co-auteur de l’étude et enseignant à l’université de Toronto, auprès de l'Association for Psychological Science.

Les recherches menées sur des personnes ayant vécu des événements épouvantables ont déjà servi à éclairer certains ressorts psychologiques par le passé. Des études explorent les réactions émotionnelles des New-Yorkais après le 11-Septembre (angoissées et lugubres, comme on pouvait s’y attendre) et se demandent ce que les schémas d'évacuation d'urgence révèlent des rôles de chaque sexe dans une société donnée (que les femmes et les enfants ne sortent pas forcément d’abord). Le traumatisme collectif que fut la guerre de libération du Bangladesh a influencé les réponses aux études sur la mémoire de toute une génération de Pakistanais et de Pakistanaises, ce qui aida les chercheurs à affiner leur vision du pic de réminiscence, qui serait modelé par des «épisodes auto-déterminants».

Il est hélas nécessaire d’avoir recours à des gens qui ont souffert pour faire des recherches sur la souffrance humaine —on ne peut qu’espérer que le fruit des découvertes de Margaret McKinnon auront une vie plus longue que les pénibles souvenirs qu’elle partage avec les autres passagers du vol 236.

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