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Le sexe, un tabou qui fait mal aux Egyptien-ne-s

En Egypte, le sexe reste un sujet tabou synonyme de «péché». Une définition conservatrice qui engendre beaucoup d’incompréhensions et de violences entre les hommes et les femmes.

<a href="https://www.flickr.com/photos/gigiibrahim/8455992076">Anti Sexual Harassment March to Tahrir</a> par Gigi Ibrahim / FlickR CC License by
Anti Sexual Harassment March to Tahrir par Gigi Ibrahim / FlickR CC License by

Temps de lecture: 5 minutes

Le film a fait scandale pour avoir «suggéré» des scènes de sexe. Une femme sensuelle au mari absent, interprétée par la sulfureuse chanteuse libanaise Haifa Wehbe, attise toutes les convoitises de ses poses lascives, qui enflamment tout un quartier.

En Egypte, il n’en faut pas plus pour s’attirer les foudres de la censure. Halawet Ruh («La Beauté de l’esprit»), une version égyptienne de Malèna de l’Italien Giuseppe Tornatore, a été retiré des salles quelques jours après sa sortie, en avril 2014. Selon le Conseil national égyptien pour l’enfance et la maternité, ce film pouvait en effet influencer «négativement la morale publique».


«Tout ce qui est lié à la sexualité est étiqueté "haram" [illicite], "irrespectueux", "péché", explique Ahmed Abdelmoneim, gynécologue dans un hôpital public du Caire. Les femmes qui osent en parler en public sont vues comme des femmes légères, voire des prostituées.» Pour le jeune trentenaire, la société est la première responsable de ce tabou. Ses patients, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, se réfugient derrière des arguments religieux. Mais lui y voit surtout la marque d’une hypocrisie.

Si les hommes et les femmes doivent rester vierges jusqu’à la nuit de noces, une pression plus grande s’exerce sur les femmes. C’est par exemple au nom de cette sacro-sainte virginité que les mutilations génitales se perpétuent en Egypte. Shereen El Feki, journaliste britannique et auteure de La Révolution du plaisir (Autrement, 2014) a recueilli le témoignage de Magda, une exciseuse:

 «Magda considère le clitoris "du bas" (…) comme un protopénis qui doit être coupé pour diminuer le désir sexuel féminin. L'excision, selon sa logique, rend les filles froides, apaisant les feux du désir féminin. Si le clitoris reste en l'état, les filles comme les garçons chercheraient à avoir des relations sexuelles avant le mariage. Pis, les épouses auraient des exigences sexuelles vis-à-vis de leur mari.»

Illégale depuis 2008, l’excision reste encore une pratique très répandue en Egypte, causant parfois la mort des jeunes patientes après la mutilation. Ce fut le cas, en juin 2013, de Sohair al-Bata'a, une fillette de 13 ans décédée à la suite de l’intervention chirurgicale. Son médecin, le docteur Raslan Fadl, est aujourd’hui poursuivi par la justice, devenant ainsi le premier médecin mis en cause dans une affaire de mutilation génitale. Avec 27 millions de fillettes excisées, l’Egypte dépasse tous ses voisins de la corne de l’Afrique, comme l’Erythrée et la Somalie.


Le sexe relève ainsi davantage des normes sociales que des libertés individuelles. Les désirs doivent être étouffés au profit d’un discours moralisateur et culpabilisant. Début juillet, dans l’émission al-Qahira wa al-Nass («Le Caire et les gens»), trois figures religieuses et intellectuelles étaient invitées à donner leur avis sur la sexualité –licite ou illicite. Durant toute l’émission, ils se référaient aux Saintes Ecritures, chrétiennes ou musulmanes, pour répondre aux interrogations du présentateur Tony Khalifa.

Briser le tabou par l’éducation

Dans une société profondément croyante comme l’Egypte, le programme n’a pas suscité de polémique: que la religion interfère dans les relations sociales n’est pas une nouveauté. Mais pour les ONG égyptiennes, il faut que la société se saisisse du sujet plutôt que de le laisser aux gardiens de la morale.

«La nécessité d’éduquer la jeunesse [à la sexualité] ne peut plus être ignorée», alertait l’Initiative égyptienne des droits personnels (EIPR, partenaire de la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme en Egypte) dans un rapport publié en 2013. Pour l’organisation, cette mission urgente relève de l’Etat et non des chaînes de télévisions privées. Dalia Abdelhameed, responsable du programme «Genre et droits des femmes» à l’EIPR, souligne que l’absence d’éducation sexuelle a des conséquences tragiques, perpétuant une inégalité entre les sexes et alimente un climat de violences contre les femmes. Selon une étude publiée par l'Onu en avril 2013, 99,3% des Egyptiennes interrogées disent avoir été victimes de harcèlement sexuel.

«Les stéréotypes sur l'infériorité des femmes contribuent à la culture de la violence sexuelle et justifient l’impunité contre les auteurs des crimes », poursuit-elle. Fin avril, un jeune homme a été condamné à un an de prison pour violences verbales. Une première depuis la révision de la loi sur le harcèlement sexuel.  

Depuis quelques années, la sexualité s’impose dans les débats publics, la législation égyptienne, les articles de presse, mais l’ignorance reste la norme. «La majorité des hommes ne savent pas où s’informer, observe Ahmed Abdelmoneim. Ils se gavent de films pornographiques facilement accessibles et croient ainsi détenir la vérité.»

Ce gynécologue tire la sonnette d’alarme: en l’absence d’éducation sexuelle, les films X ont des conséquences néfastes sur la société égyptienne. «Quand il vit sa première relation sexuelle, le jeune marié déchante. Nourri d’images délirantes, il imaginait faire l’amour pendant des heures dans des positions audacieuses. Ce qui n’arrive presque jamais!» Ce désir de performance les amène souvent à prendre des stimulants sexuels, tel que le viagra ou le tramadol, originellement un antidouleur:

 «Je remarque une augmentation de la consommation de ces médicaments, qui se trouvent dans n’importe quelle pharmacieIl n’est pas rare que l’époux se voie offrir des pilules de viagra pour son mariage. Certains en deviennent même dépendants.»

«Les Arabes sont en demande d'information»

Dans son hôpital, le gynécologue observe que la sexualité engendre beaucoup de problèmes au sein des couples. Elle serait même, selon lui, la principale cause de tensions. A la désillusion des premières fois s’ajoute souvent une incompréhension mutuelle, un malaise renforcé par l’absence de dialogue. «Le fossé entre les films pornographiques et la vraie vie est d’une violence insoupçonnée», soulève Alyaa Gad, une gynécologue égyptienne installée en Suisse, loin du climat traditionnel égyptien.

Cette quadragénaire fait de l’éducation sexuelle sa priorité. Au début des années 2000, elle sollicite vainement des chaînes de télévisions égyptiennes pour leur proposer un programme de sensibilisation. Début 2010, elle décide finalement de créer sa propre chaîne sur YouTube. Le succès est immédiat.

«Les Arabes sont en demande d’information, qu’ils soient originaires d’Egypte, d’Arabie saoudite ou du Maroc. Au début, je recevais des centaines de messages sur ma boîte email, ce qui m’a encouragé à poursuivre dans cette voie.»


A chaque émission, un thème est abordé: le plaisir des femmes, l’éjaculation précoce, la masturbation… Derrière son bureau, vêtue d’une blouse blanche, Alyaa veille à donner une image sérieuse et scientifique de son programme. Bien que vivant en Suisse, cette gynécologue a l’intime conviction d’œuvrer au bonheur de ses compatriotes égyptiens:

«Pour le bien de tous, il faut que les gens arrêtent de croire que le sexe n’est pas moral. Cette façon de penser est le terreau de frustrations dangereuses, d'une culpabilité maladive et, finalement, d’une hypocrisie à peine voilée.»

Sur les petits écrans égyptiens, c’est une autre présentatrice qui rassemble des millions de téléspectateurs: Heba Qutb, la première femme à avoir imposé le thème de la sexualité dans une émission télévisée. Si Alyaa Gad utilise un vocabulaire scientifique, Heba, elle, demeure évasive, parfois gênée. Dans l’extrait ci-dessous, elle porte un tailleur rose fluo assorti à la partie inférieure de son voile. Une téléspectatrice lui raconte que ses relations sexuelles manquent de dynamisme, qu'une certaine routine s’est installée au sein de son couple. Dans sa réponse, Heba Qutb n’utilise à aucun moment le mot «sexe»: «Parle-lui gentiment pour que les choses s’arrangent entre vous. […] Pourquoi ne pas apporter des fleurs, allumer des bougies ou mettre un peu de musique…»


Dans ses émissions diffusées sur la chaîne al-Tahrir, Heba Qutb concilie discours religieux conservateur, en phase avec la société égyptienne, et sexualité. Il n’est pas rare qu’elle cite un verset du Coran pour illustrer son propos. Son programme tranche avec celui d’Alyaa Gad, mais il représente déjà une petite révolution à l’échelle de l’Egypte.

«Sex and the Citadel»

Peut-on pour autant parler de «révolution sexuelle» dans le monde arabe? Pour Shereen El Feki, les soulèvements populaires de janvier 2011 ont remis les libertés –sexuelles, notamment– au centre du débat. Plus de trois ans après le «printemps arabe», elle croit à un changement lent et progressif des mentalités:

«Les pratiques sexuelles […] sont étroitement liées, comme partout dans le monde, à une myriade de considérations passées et actuelles. Pour construire une image différente, il faut un nouveau modèle et cela prendra des décennies à se concrétiser.»

Comme le suggère le titre originel de son essai, Sex and the Citadel (nominé pour le prix Orwell), le sexe a l’air d’une citadelle imprenable en Egypte. Mais la réalité est plus complexe: aux portes de la forteresse, des batailles éclatent régulièrement.

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