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Dans son discours de remise du prix Nobel, William Faulkner déclara que le seul sujet d’écriture valable était «le conflit du cœur humain avec lui-même». La grande littérature exige des vérités universelles: «l’amour et l’honneur, la pitié, l’orgueil et la compassion», énuméra Faulkner; tout écrit dépourvu de pitié ou de compassion est «éphémère et condamné». Comme l’écrivit Kafka dans une lettre à son ami Oskar Pollack en 1904, «un livre doit servir de hache pour briser la mer gelée qui nous habite». Et c’est la compassion qui fait voler la glace en éclats.
Il semble pourtant que la compassion ne soit plus un élément nécessaire de la littérature que nous admirons. Nous prisons des écrivains qui glorifient l’ironie, le dédain, le mépris, qui privilégient la distance émotionnelle plutôt que l’intimité. Nous en sommes venus à confondre compassion et sentimentalisme, deux sentiments qui provoquent chez nous une certaine gêne.
Quelque chose de fondamental aurait-il changé en nous? Le cœur humain n’est-il plus en conflit avec lui-même? Ce profond conflit intérieur n’a-t-il plus d’importance?
James Salter est catalogué dans l’élogieuse catégorie des écrivains pour écrivains, et ce à juste titre: son œuvre est d’une poignante beauté. Chacun de ses mots paraît aussi parfait qu’incontournable, ses phrases gravées dans le marbre. Sa voix crée une forêt enchantée et nous fait évoluer, captivés, dans des clairières profondes et ombragées. L’enchantement est tel qu’il arrive que nous n’en remarquions pas le contenu. Car, si c’était le cas, nous serions forcés de nous arrêter, consternés et confus.
Un sexisme grossier
Le dernier livre de Salter, Et rien d'autre (Éd. de L'Olivier) est écrit par épisodes, à la manière d’une biographie.
Il vagabonde dans la vie de Philip Bowman, enfant qui grandit sans père dans une modeste famille du New Jersey et devient marine pendant la Seconde Guerre mondiale, où il prend part à des combats dans le Pacifique. Il rentre au pays et part étudier à Harvard, où il ne se sent pas à sa place. Il trouve ensuite un travail dans l’édition, où il fera carrière. Il se marie, divorce. Il a des liaisons, il déménage. Et finit par rencontrer une autre femme.
Bowman, comme la plupart des jeunes gens, pense constamment au sexe et envisage les femmes presque uniquement sous l’angle physique. Les plaisanteries et commentaires auxquels se livrent lui et ses amis sont d’un sexisme grossier. Peut-être sommes-nous censés passer outre puisqu’à l’époque, le sexisme était monnaie courante.
Mais il ne s’agit pas là de Faulkner en train de parler de nègres à une époque où le mot relevait encore de la vie quotidienne. Il s’agit de Salter, en 2013, qui décrit des fantasmes racistes et sexistes –comme celui où une domestique noire est allongée nue sur le ventre pour que son patron blanc puisse lui poser des dollars en argent sur le dos avant de la sauter. Salter écrit ce passage avec un soin amoureux, lui insufflant une chaleur intimiste et secrète. Il la compare aux «visions enfiévrées qu’ont parfois les saints». Apparemment, nous sommes supposés envisager la scène comme une sorte d’extase religieuse –mais n’a-t-elle pas quelque chose de détestable?
A peu près au milieu du récit, Bowman (Beau-Man, ou l’Archer [traduction de bowman en anglais, ndt] –il est prodigieusement beau, et prodigieusement bon au lit) tombe amoureux de Christine, avec qui il vit de merveilleuses expériences sexuelles. Elle lui trouve une somptueuse maison dans les Hamptons. Il ne veut pas l’épouser, mais il achète la maison et la met à leurs deux noms.
Elle s’y installe avec Anet, sa fille adolescente, tandis que Bowman vient le week-end. Christine le trahit, lui fait un procès pour garder la maison, et gagne. Furieux, Bowman quitte les Hamptons. Plusieurs années plus tard, alors qu’il a dépassé les cinquante ans, il tombe par hasard sur Anet, qui a maintenant une vingtaine d’années. Il saisit l’opportunité et fomente un coup minutieusement calculé. Il séduit la jeune femme, l’initie au haschisch et l’emmène faire un voyage romantique à Paris. Elle s’abandonne amoureusement lors de leurs merveilleux ébats, montrant «très clairement qu’elle était toute à lui».
C’est précisément ce qu’il cherche, et il profite de son sommeil pour s’éclipser, la laissant sans le moindre sou ni billet de retour. Cette vengeance exercée sur une innocente, non motivée par une grande émotion comme l’amour, la souffrance ou même la rage mais par de petits sentiments déshonorants –l’esprit de revanche, la rancune accumulée, la pure méchanceté, est un acte de cruauté assez remarquable.
Une remarquable inhumanité
Ce n’est pas la première fois que Salter fait montre d’un cœur de glace. Son roman Un sport et un passe-temps est également frappé du sceau du détachement émotionnel et dans Bangkok, son dernier recueil de nouvelles, il raconte une histoire d’une remarquable inhumanité.
Une femme qui se meurt d’un cancer passe sa dernière soirée avec son mari et une amie. Leur ultime dîner, accompagné par un vin somptueux, est empreint de mélancolie. A l’heure du coucher, mari et femme se retirent à l’étage. Là, il lui injecte une dose mortelle de morphine avant de redescendre rejoindre sa maîtresse –l’amie proche qui avait assisté au dîner. Ils passent une folle nuit. Mais la morphine ne fonctionne pas, et à la consternation générale, la femme survit. Hélas, la découverte par l’épouse de cette liaison érotique est la cause de leur rupture, même si le mari fait tout ce qu’il peut pour prolonger la relation.
Bowman a l’impression que son esprit de revanche est légitime: il n’éprouve ni scrupule ni remords, et rien dans la prose de Salter ne laisse penser qu’il devrait en être autrement. Ce cœur humain n’est agité par aucun conflit, et c’est là le grand défaut du livre.
Salter présente Bowman comme une sorte de prince, un homme censé susciter de l’admiration chez le lecteur. C’est un personnage sensible et raffiné, amateur de bons livres, de belles chemises, de bon vin et de femmes, même si son amour pour elles est presque entièrement sexuel et que ses plus profonds engagements ont toujours lieu au lit. Il fait parfois preuve de lucidité quant à son incapacité à ressentir de l’empathie, mais Salter ne le présente pas tant comme un défaut que comme un droit masculin naturel. Lorsque l’épouse de Bowman se refuse à lui au lit: «Il savait qu’il aurait dû se montrer compréhensif, il ne ressentait cependant que de la colère. C'était peu aimant de sa part, mais il ne pouvait s’en empêcher.»
Salter révèle sa propre inaptitude
Dans un article écrit pour Slate, Katie Roiphe qualifie le livre de géniale mise en accusation de l’amour –mais l’amour est une émotion abstraite, on ne peut l’accuser de quoi que ce soit. En réalité, Salter ne fait que révéler sa propre inaptitude à vivre cette passion immense et dévorante. Comme le décrit Katie Roiphe, il écrit «comme s’il regardait la vie sur Terre depuis une très lointaine planète. […] Les affections de Bowman adoptent un dérangeant anonymat. […] Salter semble exprimer assez clairement dans ce roman que l’objet de ces affections si uniques et ardentes pourrait tout aussi bien être une autre femme, rencontrée un autre jour.»
Bowman est un solitaire social et narcissique. Alors qu’il réfléchit sur la fin d’une liaison, il se penche sur son propre sort avec un sentimentalisme certain:
«Les choses qu’ils avaient faites ensemble la pousseraient un jour à regarder en arrière et à comprendre qu’il était le seul qui comptait vraiment.»
Le personnage de Bowman, froid et en retrait, renie les aspects les plus profonds et les plus fondamentaux de la compassion. Un protagoniste à la vision étroite et figée est synonyme d’absence de lutte et de complexité; la vision d’auteur de Salter est restrictive et étriquée.
Les actes de Bowman révèlent qu’il n’a rien du noble prince. Il est Iago, impitoyable, cruel et avide de vengeance. Bien sûr, Shakespeare savait qu’on ne peut faire d’Iago un héros—il n’a pas assez de carrure. Il n’a qu’un seul point de vue: le sien. Un coquin –dépourvu de morale ou de compassion– n’a pas suffisamment d’étoffe ou de complexité pour faire un grand personnage, tout comme son exact opposé d’ailleurs –un Bisounours qui n’aurait aucune aptitude à la haine, à la colère ou à la jalousie.
Certes, il existe des œuvres de fiction au succès incontesté dont les héros sont de détestables créatures –Humbert Humbert en est un parfait exemple. Mais, à mon avis, c’est justement pour cela que Lolita passe à côté de l’excellence –ce cœur humain n’est ravagé par aucun conflit. La froideur glacée de Humbert, son dédain monumental pour chaque personnage qu’il rencontre, le transforment en une parodie d’être humain et le livre lui-même est une parodie d’histoire d’amour. Son écriture géniale et son contenu choquant ont captivé et émoustillé ses lecteurs, mais le livre ne fera pas long feu comparé au Roi Lear. Faute de compassion, de conflit intérieur et de conséquences, la vision de Nabokov dévalue l’expérience humaine au lieu de la glorifier.
Pourquoi lisons-nous de la bonne fiction? Pour plusieurs raisons, et notamment pour la beauté de l’écriture. C’est pour cela que nous lisons Salter: ses descriptions graves et sonores du temps qu’il fait comme des scènes de sexe sont quasiment sans équivalent. Mais si nous lisons c’est aussi pour développer notre compréhension du cœur humain, et pour cela il nous faut quelqu’un qui en offre une vision élargie, qui le comprenne dans toute son ampleur et dans toute sa portée.
Salter ne semble pas être ce genre d’écrivain, il n’a pas l’air de comprendre l’étendue et la chaleur des profonds espaces intérieurs. Il ne fait que se déplacer dans ses froides périphéries et si ce territoire est magnifiquement dépeint, il n’en est pas moins bien glauque et ce qu’on y lit n’est qu’une demi-vérité.