Culture

James Salter est mort: le grand romancier américain que vous n’aviez pas lu

L'auteur de «Et rien d'autre» était au moins aussi bon que Roth, Updike ou Ford. Pourquoi n’était-il pas aussi populaire?

James Salter. Photo: Patrice Normand.
James Salter. Photo: Patrice Normand.

Temps de lecture: 5 minutes

James Salter est mort, ce vendredi 19 juin, peut-on lire dans le New York Times. Ce romancier, qui n'avait jamais beaucoup vendu par rapport à son talent, mais était acclamé par la critique depuis des décennies, avait vu plusieurs de ses livres publiés en France ces derniers années, aux Editions de l'Olivier. Au lendemain de son décès, nous republions cet article originellement paru en août 2014.

Le monde de l’édition américain est à ce point excentrique qu’il n’a pas encore reconnu James Salter comme faisant partie de ses grands auteurs. Si même les critiques s’accordent à dire que ses livres sont au moins aussi bons que ceux de romanciers de l'après-guerre comme John Updike, Philip Roth et Richard Ford, il est pourtant loin d’être aussi apprécié ou autant lu que ses confrères.

Détestable expression s’il en est, il est souvent taxé «d’écrivain pour écrivains», comme s’il créait des phrases décadentes et sans oxygène, comme si ses romans et ses histoires étaient d’obscurs exercices poétiques... Or, il n’en est rien. 

Et rien d'autre

de James Salter. Traduction: Marc Amfreville.

Editions de l'Olivier. 368 pages, 22 euros.

Sortie le 21 août

Son écriture est aussi dynamique, claire, accessible et vivante que celle de ces autres auteurs, et pourtant, allez savoir pourquoi, il reste relégué à ce détestable rayon réservé aux «écrivains pour écrivains». Et même les auteurs ne se donnent souvent pas la peine de le lire.

Et rien d'autre, son fantastique nouveau roman publié à 88 ans, alors qu'il est de toute évidence au meilleur de sa forme, pourrait bien tout changer. Ce qui ne nous dispense pas de nous demander pourquoi ses livres n’ont jamais vraiment décollé.

Une des raisons est peut-être qu’il entretient une vision de l’amour trop crue, trop inconfortable, trop dérangeante pour le grand public américain. Dans l’œuvre d’autres grands romanciers masculins plus médiatisés, l’amour disparaît, se perd, les personnages se trompent et se quittent, mais les auteurs ne le remettent pas en question ni ne soulignent de façon aussi implacable ses tragédies, les accidents qui émaillent son parcours ni son côté intrinsèquement aléatoire.

Et rien d’autre contient une géniale mise en accusation de l’amour en même temps qu’il se délecte de ses transports sensuels. Son héros, Philip Bowman, vétéran de guerre puis éditeur à succès, vit un mariage et de nombreuses liaisons (Salter écrit de l’une d’entre elles: «Ils firent l’amour comme s’il s'agissait d'un crime de sang»).

L'auteur apporte une perspective à la fois riche et étrange, comme s’il regardait la vie sur Terre depuis une très lointaine planète. Il met le doigt sur le côté illusoire des passions humaines («Tout ce qu’il avait toujours voulu être, elle le lui offrait») et dissèque le caractère pressant, si visiblement singulier et si fugace à la fois, de ces affections.

Ce n’est peut-être pas un hasard si Salter publie ce très beau livre à l’âge de 88 ans. Il perçoit la fin dans les commencements, applique la sagesse des années, la terrifiante perspective de l’expérience accumulée, aux errements ordinaires du cœur. Il écrit:

«Il y avait un moment, en général vers la fin août, où l'été enveloppait d'une lumière éblouissante les arbres encore couverts de feuilles, puis soudain, un beau jour, tous immobilisés, comme aux aguets, conscients qu'un événement allait se produire. Ils le savaient. Tous le savaient: les cafards, les grenouilles, les corneilles qui traversaient majestueusement la pelouse. Le soleil était à son zénith et embrassait le monde, mais c'était la fin, tout ce qu'on aimait était soudain en danger.»

C’est dans cet état d’esprit d’intense exaltation et de catastrophe annoncée que Salter scrute avec élégance les liaisons amoureuses de son héros. Il écrit de la jolie blonde qu’épouse Bowman:

«Il ne l’aimait pas seulement pour ce qu’elle était, mais pour ce qu’elle deviendrait, l’idée qu’elle pourrait être différente ne lui venait même pas à l’esprit ou n'avait aucune importance. Pourquoi y aurait-il seulement songé? Quand on aime, on voit l'avenir suivant ses propres rêves.»

Sur le jour de leur mariage, Salter écrit avec sa précision coutumière:

«Bowman était heureux ou croyait l'être, cette belle femme, cette fille superbe, était désormais à lui.»

L’écriture est si simple, et pourtant il y a une ombre, la perte avant le fait accompli, le caractère précaire et fragile de l’identité. C’est «Bowman était heureux ou croyait l'être» qui nous hante. Ici, comme ailleurs, Salter interroge notre perception de l’amour: étiez-vous heureux, ou aviez-vous seulement l’impression de l’être?

Etiez-vous heureux, ou aviez-vous seulement l’impression de l’être?

 

Les affections de Bowman adoptent un dérangeant anonymat; elles naissent dans la passion, puis se dissolvent. Il tombe amoureux de nombreuses femmes différentes au cours du roman. De l’un de ses amours, Salter nous dit: «Personne n’avait jamais été autant désiré» —alors que bien sûr, quelques pages avant, il décrivait une autre femme convoitée avec la même intensité, à un autre moment.

De l’une des ruptures, Salter écrit:

«Il n’avait aucun lien avec eux. Sa vie était exceptionnelle: il avait su l'inventer. Il avait rêvé de s'élever jusqu'aux cimes, se précipitant sans peur à l'assaut de la vague au milieu de la nuit, comme un poète ou un surfeur de Californie, comme un fou, mais il y avait aussi la réalité tangible du matin, le monde encore endormi, et Christine qui dormait à ses côtés. Il pouvait lui caresser le bras, la réveiller s'il le voulait. Il en était malade rien que d'y penser. Malade de tous ces souvenirs. Ils avaient fait des choses ensemble qui l'amèneraient un jour à regarder en arrière et à comprendre qu’il était l'amour de sa vie. C'était une idée un peu sentimentale, la trame d'un roman à l'eau de rose. Elle ne regarderait jamais en arrière. Il le savait. Leur histoire ne représentait que quelques pages succinctes. Même pas ça.»

Ce n’est pas que Bowman n’aime pas chacune de ces femmes, mais plutôt que l’amour lui-même n’est pas traité avec le respect ou la vénération coutumiers à la littérature américaine. Salter semble exprimer assez clairement dans ce roman que l’objet de ces affections si uniques et ardentes pourrait tout aussi bien être une autre femme, rencontrée un autre jour (et il ne parle pas de coups d’un soir ici: il écrit sur l’amour).

Dans un certain sens, c’est la même philosophie romantique dérangeante du Songe d'une nuit d'été, où les amants passent tout leur temps à poursuivre ardemment des enchantements aléatoires et changeants (le vers de la pièce «C’est ainsi que tout ce qui brille est prompt à disparaître»[1] pourrait servir d’épigraphe à ce livre).

Un jour, Salter évoqua son roman sur le mariage, Un bonheur parfait, dans une interview parue dans la Paris Review, dans des termes qui pourraient résumer sa vision sombre et pénétrante des pérégrinations amoureuses:

«Ce livre est la roche érodée de la vie conjugale. Tout ce qui est beau, tout ce qui est banal, tout ce qui nourrit ou ratatine. Cela dure des années, des décennies, et au final, cela semble avoir passé comme ces paysages entraperçus depuis la fenêtre du train —ici un pré, un bosquet d’arbres, des maisons aux fenêtres éclairées au crépuscule, des villes obscures, des gares qui s’évanouissent en un éclair— tout ce qui n’est pas écrit disparaît, excepté certains moments, certaines personnes et certaines scènes, impérissables. Les animaux meurent, on vend la maison, les enfants sont grands, le couple lui-même a disparu, et pourtant il reste ce poème.»

C’est cette sensation d’être à l’extérieur de sa propre vie, de ses propres amours, de vivre ou de se souvenir de toute une vie à deux comme de «paysages entraperçus depuis la fenêtre d’un train» qui donne à l’œuvre de Salter à la fois sa profondeur et sa difficulté, son effrayante lucidité et sa grâce. C’est cela qui doit enfin faire de lui ce qu’il est réellement: un écrivain pour lecteurs.

1 — Traduction M. Guizot Retourner à l'article

 

 

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