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Il n'y a pas de réponse unique et simple au «fascisme islamique»

Il faut s’attendre à continuer à vivre dans un monde sans principe d’organisation, où les ripostes se font au coup par coup, variables selon les pays et les époques avec des alliances contradictoires.

Des membres de la minorité Yézidis fuient l'avancée des soldats de l'Etat islamique en Irak. 10 août 2014. REUTERS
Des membres de la minorité Yézidis fuient l'avancée des soldats de l'Etat islamique en Irak. 10 août 2014. REUTERS

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Les Américains lâchent quelques bombes sur les positions de l’Etat islamique pour l’empêcher de gagner du terrain en Irak. Ils envoient aussi une aide humanitaire de concert avec les Européens qui se demandent encore s’ils doivent livrer des armes et à qui pour contrer les djihadistes. 

François Hollande a tranché: les premières livraisons d’armes françaises sont parties mercredi 13 août. Mais tout le monde s’accorde pour dire qu’il n’y a pas de solution militaire à l’instauration d’un «califat» à cheval sur la Syrie et l’Irak, qui va bouleverser les frontières du Moyen-Orient. Seulement une solution politique, dont personne ne connaît ni les contours ni les protagonistes.

Un véritable Etat islamique sur un territoire donné

Voici cet Etat islamique, non pas surgi de nulle part, puisque ses militants s’étaient manifestés en Irak en 2007 contre le «surge» décidé par George W. Bush dans le vain espoir de stabiliser la situation, mais inattendu, mal connu, qui a repris une nouvelle vigueur à l’occasion de la guerre civile en Syrie. Ce n’est plus l’al-Qaida qu’on connaissait et auquel, d’une certaine façon, on s’était habitué. C’est un mouvement plus radical, avec des ambitions à la fois plus limitées – il ne veut pas, au moins dans un premier temps, faire la guerre aux Occidentaux dans l’ensemble du monde --, et plus élevées – il cherche à établir un véritable Etat sur un territoire déterminé, ce à quoi n’aspirait pas Ben Laden.

La riposte serait plus facile s’il était possible de le placer dans une case connue: islamiste, salafiste, sunnite… qu’importe pourvu qu’on puisse le qualifier faute de le comprendre. Les Occidentaux sont à la recherche d’un principe explicatif général. 

Depuis la fin de la guerre froide ils sont orphelins d’un paradigme unique permettant de structurer leur stratégie. Quand il s’agissait de lutter contre le communisme, les choses étaient relativement simples. 

Pendant plus de quarante ans (1947-1989), le monde a été divisé en deux blocs idéologico-militaires. La politique étrangère des Etats était déterminée par l’appartenance à l’un ou à l’autre. 

Il y avait bien les «non-alignés», ou le «tiers-monde», qui, comme leur nom l’indiquait, n’étaient ni à l’Est ni à l’Ouest. Mais ils se définissaient finalement par rapport aux deux grands blocs, ne fut-ce que pour les rejeter.

Dans chaque camp, il y avait aussi des marginaux, comme la France gaulliste, qui essayaient de renforcer leur rôle en jouant sur les rivalités entre les deux Grands. Toutefois quand les tensions devenaient sérieuses, crise de Cuba en 1962, ou crises à répétition autour de Berlin divisée, le général ne se trompait pas de camp et était même parfois plus dur vis-à-vis des Soviétiques que les Américains eux-mêmes.

Pas le même aveuglement qu'avec le fascisme et le communisme

Après la chute du mur de Berlin et la dissolution de l’URSS, le monde bipolaire a disparu. Au cours des premières années qui ont suivi, certains ont cru à l’avènement d’un monde unipolaire, avec les Etats-Unis comme seule grande puissance capable de dicter la loi internationale. 

Cette impression simpliste n’a pas duré. Les Américains, et les Occidentaux en général, n’étaient pas en mesure d’imposer partout les principes qui leur avaient permis de gagner la guerre froide. L’aspiration à la démocratie libérale gagnait peut-être du terrain mais, contrairement au titre du livre de Francis Fukuyama, «l’Histoire n’était pas finie».

Un politologue russe, qui avait été le conseiller de Leonid Brejnev avant d’être aussi celui de Mikhaïl Gorbatchev, était devenu célèbre à la fin des années 1980, en apostrophant ainsi les Occidentaux : «Nous allons vous faire le plus mauvais coup imaginable, avait dit Gueorgui Arbatov. Nous allons vous priver d’ennemi.» Sans ennemi, la mobilisation était plus difficile et la quiétude des «dividendes de la paix» risquait de l’emporter sur la vigilance.

Le communisme évanoui, il fallait donc se trouver un autre ennemi. Certains ont pensé le voir dans le «choc des civilisations» (Samuel Huntington) qui aurait remplacé les conflits idéologiques. Plus précisément, après les attentats du 11 septembre 2001, l’islamisme allait faire l’affaire, sous diverses appellations: le «terrorisme», qui a donné chez George W. Bush «la guerre à la terreur», le «fascisme à visage islamique» (le journaliste anglo-américain Christopher Hitchens) ou le «fascisme vert» aux couleurs de l’islam, ou encore l’islamisme radical comme «nouveau totalitarisme» (l’essayiste américain de gauche Paul Berman).

Toute une frange de la gauche libérale américaine a été tentée au début des années 2000 de soutenir la croisade des néoconservateurs en faveur de la promotion musclée de la démocratie dans ce que Bush appelait «le Grand Moyen-Orient», en commençant par le renversement de Saddam Hussein et la guerre en Irak de 2003. Collaborateur du magazine de gauche Dissent et de The New Republic, Paul Berman a théorisé la montée de ce nouveau «totalitarisme». 

Dans son livre Terror and Liberalism (traduit en français sous le titre Les Habits neufs de la terreur, avec une préface de Pascal Bruckner – Hachette, 2004), il explique que dans la guerre contre le terrorisme, l’ennemi n’est pas le monde arabe, mais le totalitarisme: le même qui ensanglanta l'Europe du XXème siècle et qui  revient repeint aux couleurs du nationalisme arabe ou de l'islamisme. Il poursuit la comparaison avec les totalitarismes du siècle passé en mettant en garde les intellectuels contre le même aveuglement qui les a fait sous-estimer les dangers du communisme et du fascisme. Ils ne doivent pas recommencer la même erreur.

Quelle stratégie occidentale?

Le signal d’alarme était peut-être nécessaire, même s’il parait un peu excessif de prendre la guerre d’Irak pour «notre guerre d’Espagne». Lors de la sortie du livre en français, le politologue Pierre Hassner a souligné le caractère indifférencié de l’analyse de Berman. 

Il a critiqué «des rapprochements suggestifs isolés de leur contexte» et la tendance à transformer en un mouvement unique des manifestations multiformes. Et il mettait en garde à son tour contre «les prophètes du conflit des civilisations», «terribles simplificateurs qui contribuent au développement des phénomènes qu’ils dénoncent avec beaucoup d’éloquence».

Face au communisme, la stratégie avait été mise en place dès 1947: l’endiguement. Empêcher l’expansion du bloc soviétique en attendant son (inévitable) effondrement. 

Face aux nouvelles menaces représentées par le radicalisme islamique, il n’y a pas de réponse simple ou univoque. Les spécialistes de l’islam ont averti depuis longtemps qu’il n’existait pas d’explication simpliste, de dénominateur commun qui permettrait de ramener les diverses manifestations de cette résurgence de l’islam à une racine unique. Mise à part une référence générale au Coran qui souffre des interprétations diverses, il y a plus de divergences que de points communs entre al Qaïda, les Frères musulmans, les salafistes, les chiites et les sunnites, etc.

Les conflits au Moyen-Orient ne peuvent être ramenés à une racine unique. Il s’y mêle les luttes interreligieuses, les affrontements claniques, les rivalités entre Etats, les ambitions personnelles. 

Depuis longtemps le spécialiste du monde musulman Olivier Roy a annoncé «l’échec de l’islam politique» en tant qu’idéologie supranationale, avec parfois sa composante révolutionnaire comme en Iran. A la place s’est installé un «jeu d’alliances fluides» qui rend la riposte d’autant plus difficile. 

On ne saurait bien sûr sous-estimer la haine qu’éprouvent les uns à l’égard des autres les sunnites et les chiites. Mais cette haine n’est pas l’explication dernière. 

L’Arabie saoudite, qui se veut le rempart des sunnites contre le chiisme iranien, est hostile aux Frères musulmans, tandis que l’Etat islamique qui veut venger les sunnites d’Irak contre les chiites rêve d’en finir avec le clan des Saoud.

Les Etats-Unis et l’Iran qui n’ont pas de frelations diplomatiques depuis 1979 ont des intérêts communs en Irak face au «califat». L’Arabie saoudite, qui est un des pays les plus proches des Américains dans la région, participe au fractionnement du camp sunnite et entretient des groupes radicaux qui s’en prennent à «l’impérialisme yankee». Israël et certains pays arabes sont également hostiles au Hamas, qui ne peut plus guère compter sur l’aide du Hezbollah occupé en Syrie à soutenir Bachar el-Assad contre les djihadistes, ni sur celle de l’Iran car tous les modérés iraniens cherchent avant tout à trouver un accord avec la communauté internationale sur leur programme nucléaire.

Olivier Roy ajoute à ce tableau composite l’effet du pluralisme religieux au sein de l’islam. Il prend l’exemple de l’Egypte où coexistent – et s’affrontent – les Frères musulmans, les salafistes, l’iman de la mosquée Al-Azhar qui fait autorité, à quoi il faut ajouter la tentative du régime militaire de susciter un islam d’Etat pour cimenter son pouvoir.

Il n’y a donc pas une seule réponse à un «fascisme islamique» qui serait lui-même une idéologie globalisante. D’où la difficulté de définir une stratégie, pour les Etats occidentaux, mais aussi pour les Russes (et pour les Chinois dans le Xinjiang). 

Russes et Occidentaux se font face en Ukraine, mais les uns et les autres partagent un objectif commun dans la lutte contre le terrorisme islamiste. En représailles aux sanctions décidées à la suite de l’annexion de la Crimée, Vladimir Poutine a menacé les Etats-Unis et l’Europe de mettre fin à la coopération dans la lutte contre le terrorisme. 

Il est cependant peu probable qu’il passe à l’acte. Car il est tout aussi dépendant des informations occidentales que les Occidentaux le sont du renseignement russe.

Il faut donc s’attendre à continuer à vivre dans un monde sans principe d’organisation, où les ripostes se font au coup par coup, variables selon les pays et les époques, avec des participants à géométrie variable et des alliances contradictoires, tiendront lieu de politique. Deux pays arabes théâtres d’interventions extérieures au cours des dernières années sont en train de s’effondrer avec des conséquences humanitaires dramatiques: l’Irak et la Libye. Tous les regards sont tournés vers le premier qui a une importance stratégique. Qui se soucie du second ?

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