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Et si l’innovation technologique nuisait à la société humaine?

C’est une question que se posent économistes et travailleurs au moins depuis la Révolution industrielle. Et dans le passé, la réponse était généralement un «non» franc et direct...

Un centre de distribution textile à Barcelone (Espagne) géré uniquement par des robots. REUTERS
Un centre de distribution textile à Barcelone (Espagne) géré uniquement par des robots. REUTERS

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L’innovation est censée être le remède au marasme économique. Et si au contraire elle en était la cause? Plus précisément: serait-il possible que l’incessante automatisation touchant tous les secteurs, des usines au commerce de détail en passant par le journalisme, ne détruise davantage d’emplois qu’elle n’en crée?

C’est une question que se posent économistes et travailleurs au moins depuis la Révolution industrielle. Et dans le passé, la réponse était généralement un «non» franc et direct. 

Certes, l’automatisation rend obsolètes certains emplois humains peu qualifiés, mais elle introduit aussi de nouvelles catégories d’emplois qui le sont à l’extrême, des ingénieurs aux gestionnaires d’équipement en passant par le secteur de la banque et du blogging. Son principal effet est d’augmenter la productivité, ce qui est supposé relever le niveau des revenus et stimuler la demande de nouveaux produits et services.

Le progrès technique a-t-il changé de nature?

Pourtant, la reprise économique sans emplois que nous connaissons en ce moment ainsi qu’une tendance à plus long terme vers les inégalités de revenus et de richesses poussent certains intellectuels à se demander si la dernière vague d’automatisation n’est pas différente de celles qui l’ont précédée.

Andrew McAfee et Erik Brynjolfsson, chercheurs au Massachusetts Institute of Technology (MIT), ne sont pas les seuls à voir un «grand découplage» entre la productivité et les salaires, et ce depuis 2000 environ, à mesure que la technologie distance la formation et les aptitudes humaines. En d’autres termes, les salariés sont en train de perdre la course entre éducation et technologie. Ce qui pourrait être en train d’exacerber une tendance plus ancienne, où depuis les années 1970, le capital a pris le dessus sur le travail.

Remplacer les travaux manuels par des machines dans les exploitations agricoles et les usines était différent, s’inquiètent certains. Ces machines, stupides et extrêmement spécialisées, nécessitaient d’être supervisées par des humains à toutes les étapes de leur fonctionnement. Mais le XXIe siècle est témoin de l’avènement d’appareils bien plus intelligents, capables d’accomplir des tâches dont on pensait autrefois qu’elles ne pourraient jamais être automatisées.

«Chômage technologique»

Les logiciels d’aujourd’hui peuvent répondre à vos appels, organiser votre agenda, vous vendre des chaussures, vous conseiller un film et vous adresser des publicités ciblées. Les logiciels de demain diagnostiqueront vos maladiesécriront les articles de vos journaux et iront jusqu’à conduire votre voiture

Lorsque même les professions intellectuelles hautement qualifiées risquent de se voir remplacer par des machines, quels emplois humains peut-il encore rester? Ceux du domaine de la politique peut-être—et, naturellement, de l’entrepreneuriat et du management. En d’autres termes les riches vont devenir plus riches, et le reste d’entre nous sera laissé pour compte.

Tout cela a ramené le concept de «chômage technologique» dans le discours universitaire, et ce quelque 80 années après que John Maynard Keynes en a inventé l’expression. Le 6 août dernier, Pew Research et Elon University ont publié un rapport intitulé «AI, Robotics, and the Future of Jobs» [Intelligence artificielle, robotique et avenir des métiers]. 

Ce rapport rassemble et fait la synthèse des résultats d’une sorte d’enquête d’opinion réalisée auprès d’experts, composés de 1 900 économistes, spécialistes de la recherche opérationnelle, analystes et autres théoriciens qui se sont vus poser une grande question: «Les applications d’intelligence artificielle automatisées et interconnectées et les appareils robotiques auront-ils fait disparaître davantage d’emplois qu’ils n’en auront créé d’ici 2015

Les résultats de cette enquête sont fascinants. Presque exactement la moitié des personnes interrogées (48%) estime que les logiciels intelligents détruiront davantage d’emplois qu’ils n’en pourront créer. L’autre moitié prédit exactement le contraire.

Les classes moyennes en danger

Cette absence de consensus chez les experts sur une question si cruciale et apparemment si simple est dérangeante. D’autant plus que l’histoire et les modèles économiques dominants mettent très nettement en lumière un aspect de la question: celui qui estime que la société va s’adapter, que de nouveaux emplois émergeront et que la technologie finira par rendre l’économie plus forte. 

Même Keynes assurait ses lecteurs en 1930 que le chômage technologique ne serait qu’une «phase temporaire d'inadaptation.» Cette vision des choses est acceptée depuis si longtemps que ses détracteurs, affublés d’une étiquette aux connotations péjoratives, sont qualifiés de Luddites

Les Luddites étaient des tisseurs anglais qui détruisaient et brûlaient les métiers mécaniques et les filatures en partant du principe que la technologie représentait une menace fondamentale pour le bien-être du genre humain. Qui aurait pensé qu’en 2014, la moitié des grands experts américains partagerait la vision primaire des Luddites sur les effets de l’automatisation sur le marché du travail?

«L’automatisation est comme Voldemort: la force terrifiante que personne ne veut nommer» déclare l’une des personnes interrogées, citée dans le rapport Pew. «Les emplois bien payés vont se faire de plus en plus rares» assène Mark Nall, gestionnaire de programme de la NASA. «Je ne suis pas certain que les emplois vont disparaître complètement» concède Justin Reich, du Berkman Center for Internet and Society de Harvard, «mais les postes qui resteront seront moins bien rémunérés et plus précaires que ceux qui existent aujourd’hui

Cette sombre perspective est-elle justifiée? J’ai posé la question à Andrew McAfee, qui a contribué à lancer le débat actuel sur les effets de l’automatisation avec la parution en 2011 de l’e-book Race Against the Machine et sa suite parue en 2014, The Second Machine Age, ouvrages coécrits avec son collègue chercheur du MIT Erik Brynjolfsson.

McAfee, spécialiste des effets des technologies de l’information sur les entreprises, fait part d’un optimisme sans réserve quant aux conséquences de la technologie sur la croissance économique. «Je suis super-optimiste sur la taille du gâteau» m’a-t-il confié. Cependant ses effets sur l’emploi, et sur celui des classes moyennes en particulier, créent tout de même chez lui une certaine inquiétude.

«Il est assez clair à ce niveau que la classe moyenne s’est fait évincer» constate McAfee. «L’équilibre entre capital et travail est en train de se modifier, et les meilleurs travaux analysant ce changement identifient clairement comme causes les technologies de l’information

McAfee estime que le système éducatif doit évoluer pour préparer les jeunes à un monde dans lequel la plupart des emplois sont automatisés. Il n’est simplement pas très sûr qu’il puisse changer assez vite. 

«Plus on y regarde de près, plus il semble que certaines de ces transitions n’ont pas seulement duré quelque chose comme deux ou trois années au bout desquelles tout le monde finissait par s’en sortir» expose McAfee. «Elles ont été longues, elles ont été difficiles sous certains aspects, et elles ont nécessité des réactions politiques plutôt conséquentes. (L’économiste de la Columbia University) Joe Stiglitz explique que si la Grande Dépression a été si longue, c’est peut-être à cause de la mécanisation de l’agriculture

Il est fort possible que les angoisses actuelles ne soient que le fruit d’une sous-estimation de l’aptitude des économies capitalistes à s’adapter et à prospérer. Nul ne peut nier qu’elles y soient parvenu par le passé. Et souvenez-vous que la moitié des personnes interrogées par Pew pense encore que tout ira bien.

Pourtant, nous n’avons aucune garantie que l’avenir ressemblera au passé. Le fait qu’un grand nombre de personnes intelligentes étudiant ces problèmes estime que cette fois, les choses pourraient se passer autrement doit être profondément troublant pour ceux qui sont aux manettes de la vie publique.

Une dernière chose: même si Keynes a raison, que les souffrances provoquées par l’automatisation sont temporaires et que l’économie finit par s’adapter, il vaut la peine de garder à l’esprit une autre célèbre citation du même grand économiste: «A long terme, nous serons tous morts

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