Culture

«En Chine, le sentiment d’être surveillé est omniprésent, sans qu’on sache forcément où sont les limites» (Vivian Qu, réalisatrice de «Trap Street»)

Entretien avec la productrice de «Black Coal» qui livre avec son premier film comme réalisatrice une peinture à la fois subtile et très transgressive sur les formes modernes du contrôle dans la Chine actuelle.

Lu Yulai dans «Trap Street» / ASC Distribution
Lu Yulai dans «Trap Street» / ASC Distribution

Temps de lecture: 10 minutes

Trap Street

Réalisé par Vivian Qu

Avec Lu Yulai, Wenchao He, Yong Hou

Durée: 1h33

Sortie: 13 août 2014

Séances

Productrice de Black Coal, Ours d’or au Festival de Berlin 2014 et rare succès du cinéma d’auteur chinois dans son pays, réalisatrice d’un premier film à la fois subtil et très transgressif sur les formes modernes du contrôle dans la Chine actuelle, Vivian Qu est une figure centrale du jeune cinéma indépendant chinois.

Le récit de son parcours semé d’embuches policières et financières est aussi exemplaire de la manière dont les plus talentueux réussissent à s’appuyer sur les festivals internationaux, les aides étrangères et la reconnaissance critique pour se frayer un accès à leur public national.

Pouvez-vous résumer votre parcours?

Je n’ai pas étudié le cinéma mais les arts visuels, j’ai fait beaucoup de peinture et de photo à Pékin, où j’ai grandi. J’ai eu la possibilité d’aller à New York à la fin des années 1990 poursuivre dans cette voie, et j’y ai découvert le cinéma, dans les salles «art et essai» de la ville, au Moma, au Lincoln Center.

C’est là que j’ai compris que tout ce qui m’intéressait dans les autres arts, y compris également la littérature, était concentré dans les grands films. Cela a été une sorte de coup de foudre.

J’ai décidé de travailler dans le cinéma, ce qui à ce moment ne signifiait pas nécessairement faire des films. A l’époque, tourner un long métrage était cher, je ne savais pas si j’aurais un jour les moyens de la faire. Cela a bien changé depuis.

Le romancier, scénariste et réalisateur Wang Shuo, qui a notamment écrit In the Heat of the Sun de Jiang Wen, était alors aussi aux Etats-Unis, il m’a convaincue de rentrer en Chine. A Pékin, des amis m’ont présentée à des réalisateurs, j’ai commencé en occupant de nombreux postes, j’ai écrit des scénarios, j’ai fait du montage, j’ai été assistante de production. Le fait que je parle anglais et que j’ai vécu à l’étranger m’a permis d’aider des cinéastes à nouer des contacts hors de Chine et à faire circuler leurs films.

Ensuite vous êtes devenue productrice.

En 2005, j’ai rencontré Diao Yinan[1], qui cherchait à financer son deuxième film, Night Train. Il galérait depuis assez longtemps. J’ai décidé de créer ma société de production pour accompagner ce projet.

Comment avez-vous trouvé l’argent?

Vivian Qu

J’ai compris que le film ne passerait jamais la censure, et que donc aucune société chinoise n’y investirait. Je me suis adressée à ces sociétés étrangères, notamment françaises, de ventes de droits de films. Aucune ne voulait investir directement dans la production, ils attendaient de voir le résultat.

Avec Sean Chen (partenaire de Vivian Qu pour toutes ses productions), nous avons créé une société, Hohai Pictures, et constitué un pool de gens qui aimaient le cinéma et avaient des moyens. Ils nous ont permis de mobiliser les premières sommes à partir desquelles il a été possible de commencer. 

Ensuite, nous avons pu accéder à des soutiens publics étrangers, notamment le Fonds Sud[2] en France, Visions Sud-est en Suisse, et un complément de financement aux Etats-Unis. En fait, on s’est retrouvés avec un budget plus confortable que la plupart des films chinois indépendants à l’époque.

Vous ne vous êtes occupée que du financement?

Non, j’ai été très présente durant toute la préparation et le tournage, qui était beaucoup plus complexes que celui de son premier film. J’ai appris sur le tas tous les aspects du travail de producteur. Je suis également intervenue au montage.

Night Train a été sélectionné à Cannes, dans la section Un certain regard. Que s’est-il passé ensuite?

Bande-annonce de Night Train

Il a été pris par MK2 pour les ventes internationales, et Ad Vitam l’a sorti en France. Il a eu une carrière internationale, nous avons pu rembourser ceux qui nous avaient fait confiance. Ce qui m’a aussi aidé à faire comprendre à des investisseurs chinois que, s’ils mettent de l’argent dans un film commercial et qu’il est un échec, ils perdent tout, et beaucoup, alors que s’ils mettent de l’argent dans un film d’auteur, non seulement ce sont des  sommes moindres, mais il y a de plus grandes perspectives, sur la durée, de finir par récupérer au moins une partie de sa mise, grâce à la multitude des marchés de niche. Evidemment, il faut être patient, et ne pas chercher à toucher le gros lot. C’est une autre logique.

Que s’est-il passé ensuite?

J’ai été très sollicitée. J’ai produit un autre film, Knitting de Yin Li-chuan, qui a été sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 2009, et qui a ensuite pas mal circulé, avec à nouveau une sortie commerciale en France, sous le titre Portrait de femmes chinoises. Puis Longing for the Rain de Yang Lina, qui a été sélectionné à Rotterdam en 2013.

A ce moment, j’ai pris conscience que si je continuais à m’occuper des projets des autres, je ne pourrais jamais réaliser mes propres films, et j’ai commencé à écrire pour moi. Mais il y avait le scénario de Black Coal de Diao Yinan, j’y avais travaillé à ses côtés depuis 2005 et je ne voulais pas abandonner ça.

Quelle a été la genèse de Black Coal?

Quand j’ai commencé à travailler avec Diao, l’idée de départ de Black Coal existait déjà, à côté de celui de Night Train.

Bande-annonce de Black Coal

Nous avons compris qu’un scénario comme Night Train, qui était très bon, aurait toujours du mal à trouver un financement, et pour l’autre projet nous avons cherché comment ajouter un côté plus attirant sur le plan commercial, sans renier les recherches artistiques qui sont celles du cinéaste.

Au début, nous n’avons emprunté que quelques éléments au cinéma de genre, au thriller, peu à peu nous avons trouvé ce qui nous a semblé le bon équilibre. Les investisseurs, mais aussi la censure, réclamaient qu’on aille davantage du côté du film de genre et des sentiments, et finalement, d’une certaine manière, cela a sans doute servi le film, dans la mesure où, contrairement à beaucoup de réalisateurs chinois, Diao n’a pas renoncé à son  identité, à sa personnalité d’auteur sous cette pression, il a trouvé des solutions originales.

Mais cela a pris sept ans d’intenses négociations et de réécriture avant qu’on puisse entrer en production.

L’idée du corps dont les éléments sont dispersés dans différentes régions du pays était présente depuis le début?

Oui, cela faisait partie du projet initial, en fait c’est une idée empruntée à un roman de Marguerite Duras, L’Amant de la Chine du Nord... Aujourd’hui, beaucoup de gens y voient une métaphore appropriée sur la réalité chinoise, c’est un peu ironique. Mais le scénario s’est aussi inspiré de plusieurs faits divers effectivement arrivés en Chine. Ce que nous avons ajouté ensuite concerne surtout la relation amoureuse entre les personnages, qui n’existait pas au début.

Au milieu de tout cela, vous avez donc élaboré votre propre projet. D’où vient l’idée de Trap Street?

Elle est suscité par ce paradoxe: depuis quinze ans la Chine se transforme et se modernise très rapidement, on a cru que cela s’accompagnerait nécessairement d’une évolution vers une société plus ouverte, plus libre.

Si vous écrivez quelque chose de stupide sur Internet, même pour faire une blague, un quart d’heure plus tard quelqu’un peut frapper à votre porte

 

Mais si on fait un peu attention, on s’aperçoit qu’en réalité se mettent en place des méthodes de contrôle plus sophistiquées, plus complètes peut-être qu’avant.

Des artistes, des intellectuels, des activistes sont interrogés, parfois enlevés, ils disparaissent pour des durées variables, personne ne sait où ils sont. On les «emmène en vacances», souvent au début de l’été, sous bonne escorte, et souvent sans raison claire, ou pour des faits anodins.

Si vous écrivez quelque chose de stupide sur Internet, même pour faire une blague, un quart d’heure plus tard quelqu’un peut frapper à votre porte. Les messages aussi disparaissent, les images, les textes…

Quand Liu Xiao-bo a eu le Prix Nobel en 2010, un ami m’a envoyé un SMS pour me prévenir, je ne l’ai jamais reçu, j’ai à mon tour essayé d’envoyer un SMS à ce propos à mon père, il n’est jamais arrivé. Et bien sûr, Facebook et Twitter sont interdits.

Puis les journaux annoncent que tel quartier de Pékin vient de se doter de 3.000 caméras de surveillance. D’abord on pense que c’est une mesure qui peut aider la sécurité, et aussi qu’il est bien que les journaux en fassent état. Mais ensuite, en voyant partout ces caméras, on se met à se demander quel est l’effet recherché, quel sentiment de telles mesures cherchent à diffuser.

Le sentiment d’être surveillé est omniprésent, sans qu’on sache forcément où sont les limites, ce qui est autorisé ou pas. On peut très bien se trouver mis en cause sans avoir conscience d’avoir franchi une limite, les lignes jaunes ne sont pas visibles.

C’est une réalité qui fait penser à une situation d’histoire fantastique: la visibilité de tous augmente, mais par des moyens et au service de règles qui sont, eux, invisibles. 

C’est le paradoxe sur lequel est construit le film, à propos d’une situation différente de celle des années 1960-1970, où tout était contrôlé mais de manière évidente, explicite.

Un autre effet important de cette méthode est que bien sûr les gens trouvent des moyens de contourner les blocages, ils envoient des messages codés, à double sens sur Weibo, le Twitter chinois. Mais ensuite, ils retournent à leur vie quotidienne. Ça ne sert à rien, c’est une soupape de sécurité pour l’ordre social.

Ce que vous décrivez aurait pu être raconté par le film sans montrer les membres de la police ou des services de surveillance en action, comme une force obscure, presqu’abstraite, «kafkaïenne». Les rendre visibles, leur donner un visage, c'est franchir un pas supplémentaire, qui n’avait jamais été accompli en Chine auparavant.

Ce qui est le plus choquant, c'est que cela se passe dans la société actuelle, où les gens jouent sur des iPhones, mangent des McDo et écoutent Justin Bieber. Nous avons grandi dans l’idée que ces signes seraient nécessairement associés à la liberté, et nous découvrons que ce n’est pas le cas. Sans doute est-il nécessaire de redéfinir ce que signifie le mot «liberté».

Mais si cela a à voir avec des signes, alors il faut rendre visibles les signes véritablement porteurs de sens, il faut montrer les hommes et les actes qui matérialisent le fait qu’il n’y a pas de liberté. J’étais obligée de passer derrière le rideau.

Cet enjeu central du film est inclus dans une histoire d’amour. Celle-ci sert-elle uniquement de camouflage?

Non, il était important pour moi que ce qui déclenche l’intrigue soit un acte totalement innocent, qu’il n’y ait pas d’autre motivation à la mise en branle de tout ce système que le fait qu’un jeune homme a été attiré par une jeune femme.

Aucune loi n'interdit de tourner un film. Le blocage intervient au moment de le montrer

 

Et j’ai vite pensé à ce métier de géomètre qu’exerce le personnage principal, parce qu’à la vitesse à laquelle les villes chinoises changent, on en voit partout dans les rues, ils passent leur temps à mesurer les espaces urbains, le tracé des avenues, l’emplacement des maisons pour les reporter sur les cartes et les GPS, ça bouge tout le temps. Leur présence visible est un signe très clair des mutations actuelles de la Chine.

Que signifie exactement Trap Street?

C’est un terme qu’utilisent les topographes pour désigner des fausses rues qu’ils ajoutent volontairement sur les cartes pour piéger ceux qui les copient pour les commercialiser de manière illégale, sans payer les droits.

Cela fait partie des différences entre la carte et le territoire, qui vaut aussi dans l’autre sens: là où il y a une base militaire, elle n’apparaîtra pas sur Google Maps. Le mot renvoyait donc à une métaphore générale sur la distorsion des perceptions et des représentations.

A l’évidence, un tel film n’a aucune chance d’être autorisé par les autorités chinoises…

Aussi je n’ai même pas pris la peine de déposer une demande d’autorisation. Nous l’avons juste tourné, de manière sauvage. On n’a pas enfreint la loi: aucune loi n’interdit de filmer, le blocage intervient au moment de montrer.

Ce que je fais n’est pas important à leurs yeux, aujourd’hui les gens qui s’occupent de cinéma pensent surtout aux résultats commerciaux. En outre, le fait de tourner à Nankin plutôt qu’à Pékin fait qu’on est moins surveillé.

Donc finalement, on a pu faire ce qu’on voulait, à partir du moment où je savais qu’il n’y avait aucune chance d’obtenir le droit de distribuer le film en Chine.

Comment avez-vous conçu le style visuel du film?

Bande-annonce de Trap Street

Mon idée générale était liée à la caméra de vidéosurveillance, je voulais qu’on ait un sentiment comparable, mais qui introduise une distance permettant à la fois d’avoir ce point de vue intrusif et de pouvoir y réfléchir, s’en distancier.

Durant les deux années d’écriture et de réalisation, je n’ai regardé aucun film qui puisse faire figure de référence, même si bien sûr je connais le cinéma de De Palma, Blow-up d’Antonioni ou Conversation secrète de Coppola. Le seul réalisateur dont j’ai revu les films est Robert Bresson, les histoires sont tellement différentes qu’il ne risquait pas de m’influencer ou de me limiter, mais l’économie du récit, le sens de l’essentiel est vraiment une inspiration.

Le film concerne une situation complexe qui devait être racontée de manière très simple. J’ai refusé tout effet, je tenais à ce qu’on comprenne que cela se passe dans le monde quotidien, banal.

Black Coal a gagné l’Ours d’or à Berlin et du coup eu du succès en Chine, Trap Street est très bien accueilli dans les grands festivals internationaux. Comment voyez-vous le proche avenir du cinéma indépendant en Chine?

Je crains qu’il demeure très sombre, malgré le succès de Black Coal.

Il y a convergence entre la défiance du gouvernement envers les films indépendants sur le plan esthétique et de contenu, et l’hostilité du marché, qui ne veut pas entendre parler de tout ce qui sort des formules à succès.

C’est un double blocage très puissant, auquel je ne vois aucune issue dans un avenir proche. Et bien sûr cela pèse sur les réalisateurs, très rares sont ceux qui rencontrent à l’étranger une reconnaissance qui peut permettre de poursuivre sans se compromettre, les autres ne peuvent pas continuer, ils sont amenés à ce soumettre, artistiquement, politiquement et économiquement.

Le succès de Black Coal, qui était, lui, autorisé, risque de demeurer isolé, il faudrait 10 Ours d’or pour faire vraiment bouger les choses. Et surtout qu’il y ait des salles pour le cinéma alternatif: en Chine, il y a 20.000 cinémas, mais il n’existe pour l’instant qu’une seule salle et essai.    

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Sur Projection Publique, le blog de Jean-Michel Frodon

Majuscule et minuscules du pouvoir: une histoire d’amour

La critique

 

1 — Réalisateur indépendant remarqué dès son premier film, Uniform, produit par Jia Zhang-ke en 2003. Retourner à l'article

2 — Ce dispositif de soutien aux cinémas «du Sud» sur des projets ayant un coproducteur français a été remplacé en 2012 par l’Aide aux Cinémas du monde. Retourner à l'article

 

 

 

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